/I ^t^y/^^C.ir/:iS D E L'ESPRIT. ..... Undt animi conjlct natura videnJum , Qudjiant rations & qua vi quaque gcrantur In terris. LucRiiT. De Rerum Naturli, Ub,I%j, TOME PREMIER, i A AMSTERDAM ar A LEiJZiC, Chez JRKSTEE^ MERKUS. IVI D C C L 1 X. PREFACE. \ 'o B J E T que je me propofe d'exami- -■— ^ner dans cet ouvrage eft inteiedant; il eft meme neuf. L'on n'a jufqu'a pre- fent confidere Tefprit que fous queiques- unes de fes faces. Les grands ecrivains n'onc jecte qu'un coup d'oeil rapide fur cette matiere, & c'eft ce qui m'enhardic a la trailer. La connoifTance de Tefprit, lorfqu'on prend ce mot dans toute fon etendue, eft fi etroitement liee a la connoillance du coeur & des paffions de]'homme,qu'il ^toit impolllble d ecrire fur cefujeCjfans avoir du moins a parler de cette partie de la morale commune aiix hommes de routes les nations, & qui ne peut avoir, dans tous les gouvernements, quelebien public pour objet. Les principes que j'etablis fur cette matiere font, je penfe, conformes a I'jn- teret general & a I'experienoe. Cell par Jes faits que j'ai reraonte aux caufes. J'oi cru qii'on devoit traiter la morale com me toutes les auTes fciences, & fai- re une morale comme une phyfique ex- perimentale. Je ne me fuis livre a cette idee que par la perfuaOon oiije fuis , que toute morale dont les principes fort uti- Jcs^au public, eft neceOairement confor- . Tome I. ^ me ij T R E F A C E. me a la morale de la religion, qui n'efl que la perfe6lion de la morale humaine. . i\u refte , ^i je m'ecois trompe , & fi, contre mon attente , quelques-uns de mes principes n'etoient pas conRrmes a I'in- lereL general, ceferoituneerreurde mon efprit , & non pas de mon cocur , & je declare d'avance que je Its defavoue. Je ne demande qu'une grace a mon le61eur,c'eft de m'entendre avantquede me condamner; c'eft de fuivre Fenchai- nement qui lie enfemble toutes mes idees ; d'etre mon juge, & non ma partie. Cet- te demande n'eft pas I'efFet d'une fotte confiance; j'ai trop fouvenc trouve mau- vais le foir , ce que j'avois cru bon le matin , pour avoir une haute opinion de mes lumieres. Pcut-etre ai-je traite un fujet au des- fus de mes forces : mais quel homme fe connoit aflez lui-m.eme pour n'en pas trop prefumer? Je n'aurai pas du moins a me reprocher de n'avoir pas fait tous mes efforts pour meriter I'approbation du public. Si je ne fobtiens pas, je ferai plus afHige que furpris: il ne fuffit point, en ce genre, de defirer, pour obienir. Dans tout ce quej'ai dit,je n aicher- che que le vrai , non pas uniquementpour Thonaeur de le dire , mais parce que le vrai PREFACE. iij vrai eft utile aux hommes. Si je m'en fuis ecarteje troLiveraidans mes erreurs meriie des motifs de confolation. Si les hommes, comme le dit Mr. de Fontenel- le, ne peuvent , en quclque genre que ce foit , arriver a quelque cbofe de raijonnable , qua* pres avoir , en ce meme genre , epiiije toutes les fottifes hnag'mabks ; mes erreurs pour- ronc done etre utiles a mes concitojens; j'aurai marque I'ecueil par mon naufra- ge. Que de fottifes i ajoute Mr. de Fon- tenelle , ne dirions-nous pas maintenant ^ Ji les anciens ne les amient pas deja dites a^ vant nous , ^ ne nous les wcoient , pour ainfi dire ^ enlevees ! Je le repete done: je ne garantis de mon ouvrage que ia purete & ]adroiture des intentions. Cependant, quelque afTure qu'on foit de fes intentions, les cris de I'envie font fi favorablement e'coutes, & fes frequentes declamations font i\ pro- pres a feduire des ames plus honnetes qu'eclairees, qu'on n'ecrit, pour ainfi di- re, qu'en tremblant. Le decouragemenc djns lequel dts imputations, fouvent ca- iomnieufes, ont jette les hommes de ge- nie, femble deja prefager le retour des fiecles d'ignorance. Ce n'eft , en tout genre , que dans la mediocrite de fes ta- lents qu'on trouve un azyle centre les * 2 pour- iv PREFACE. pourfuites des envieux. La me'diocriti devienc maintenant une prote6lion ; & cette proceftion , je me la fuis vraifem- blablement menagee malgre moi. D'ailleurs , je crois que I'envie pour- roic difiiciiemenc m'imputer ]e delir de bleiler aucun de mes concitoyens. Le genre de cet ouvrage , ou je ne confide- re aucun homme en particulier, mais les hommes & les nations en general , doit me mertre a I'abri de tout foupjon de malignity. J'ajouterai meme qu'en lifant ces difcours, on s'appercevra que j'aime les hommes, que je dtfire leur bonheur, fans hair ni meprifer aucun d'eux en particulier. Quelques unes de mes idees paroitront peut-etre hazardees. Si le lefteur les ju- ge fauffes , je le prie de fe rappeller, en lescondamnant,que ce n'eftqua la har- diefle des tentatives qu'on doit fouvent ]a decouverte des plus grandes veritesj & que la crainte d'avancer une erreur ne doic point nous detournerde la recherche de la verite. En vain des liommesvils& laches voudroient la profcrire , & lui don- ner quelquefois le nom odieux de licen- ce; en vain repeteit-ils que les veritc's font Touvent dangereufes. En fuppo^ant (^ 'tll.s L" fuiTtnt quclqutfoiSjaquelplus. grand PREFACE. V grind danger encore ne feroit pas expo- lee la nation qui confenciroic a croupir dans I'ignorance"? Toute nation fans lu- mieres , lorfqu'elle ceffe d'etre fauvage 6l feroce , elt une nation avilie, & toe ou tard fubJLiguee. Ce fut moins la valeur que la fcience militaire des Remains qui triompha des Gaules. Si la connoiflance d'une telle verire peut avoir quelques inconvenients dans un Eel indanc ; cet infhant paO'e , cette n'leme v^rite redcvient utile a tous ies fiecles & a toutes Ies nations. Tel eft enfin Is fort des chofes humai- nes: il n'en eftaucune qui ne puiiTe de- venir dangereufe dans de certains mo- ments jmais ce n'ed qu'a cette condition qu'on en jouit. Malheur a qui voudroit, par ce motif, en priver Thumanitd. Au moment meme qu'on interdiroit la connoilTance de certaines veri^es , il ne feroit plus permis d'en direaucune. Mil- le gens puiiTants & fouvent meme mal intentionneSjfous pretexte qu'il eft quel- quefois fage de taire la verite, la banni- roient entierement de I'univers. Audi le public eclaire , qui feul en connoktoiit le prix , la demande fans cefle ; il ne craint point de s'expofer a des maux incer- lains , pour jouir des avantages reelj * 3 quel- vj PREFACE. qu'elle procure. Entre les qualit^s des hommes , celle qu'il eflime le plus eft cette elevation d'ame qui fe refufe au menfonge. II fait combien il efl utile de tout penfer & de tout dire ; & que les erreurs meme cefTent d'etre dangereufes, lorfqu'il eft permis de les contredire. A- lors elles font bientot reconnues pour er- reurs ; elles fe depofent bientot d'elles- inemes dans les abymes de I'oubli , & les verites feules furnageat fur la valle eten- due dcs fiecles. LET- LETTRE A U R. P***- JOURNALISTE DE TREVOUX- U. R. R GpE lis fort ajfidumcnt ms Memoir es. J'y [j remarque avec plaijir voire zcle infati- gable a pourfidvre totite opinion dangereU' Je, ^ fen partage la reconnoijfance avec tons les honrietes-gens ;mais le zeie, rejpec- table dans fes motifs , ne pent etre utile dans fes effets , qu ant ant quit eji ton jours con- duit par i'equite. Trop de cbakur egarc, £jf la precipitation de jugement en des ma- tieres aiifjl graves , pourroit faire naitre dans heaucoup de tons efprits , des Jonpfons d'infidelitG desavantageufc pour voiis t^poiir •uotre ohjct ; je crains , M. li. P. qucvous ne vous y foyez cxpofc dans Fefqiiijje que voiis avez tracee du livre intitule de rKfprit; £5* dans les articles ou mus ejfayez den indi- quer les principaux caradleres. Perfinne tie refpe^e plus que moi les viies fagcs du gouvernement qui a fupprime cet ouvrage, Mais fi le gouvernement a le droit incontcs- * 4 tabls viij L E T T R E table de condamner ^ de fupprimer ce qui nejl pits convenable a fes vacs , je doute que des particuJiers aien: celui de donner dcs notices indigejlcs S pen exactes , qui font rejaillir fur un homme eftiine fodieux foup- fon d'lncrMnUts. Permettez-mci, M>R.P. que f examine un vwirient ^ avec voiis, arti* cle par article , ks reprocbes que vcus faitcs a fauteitr de 1 Efprit. Fous dites d'abord que fon livre paroit porter fur ce principe general , qu'il ne faut aux homiues qu'une bonne legifl.i' tion. AJais vous ijoudricz quil nous eiit inS' truit des devoirs qu'impofe la loi na:ii* relle & de la diftindion primitive & ef- fenu'elle du bien & du mal , du julle & de i'injufle : je nentrerai pas a ce fujtt ^ M. R. P. dans une difcuffion trop delicate ^ di votrc incittention vous conduiroit. Dans quel embarras ne jctter ions-nous pas lesccn- fcierces timorees , fi nous compromcttions le legitime avec Fidee metaphyfiquc de la loi jiaturelie, qui pent s' interpreter fi diverfe- merit par les hommes , qiiil a fallu pour fixer leur ccnduite, des kix pofitives aux- quelles ils doivent oleir avmg!ement , quand elks font et ah lies par une autorite legitime'? Comment pretendriez-^ous quon put accor- der une partie de ces loix , tant camniques que civilesyavcc I'id^e vague de la loi nuturelie? Ne A U R. P**^ ix Neferoit-il pas extremement dangcreux (feii" tier dans cet examen ? Dans tons ks gou' verneinents , ruSoie dans le gouverncment tbeocratiques , ks loix nc fe font- elles pas f relies a la foiblejje hiimalne ? ny troiivc' t on pas des vertus interdhcs , & des "oi- cc'S per mis ad duritiam cordis ? La "uir' tu ejl , dans fordre par/ait , cc que font ks elemens dans tit at de far.ti , ^ ks vi* ces legitimes^ (je ne d'ls pas ks crhnes) ce que font ks rcmedes dans Tit at de via^ ladie. Ceft pourquoi , dans tons ks diffc' rents gnuvcrnenients, il y a des 'vices eta- blis, ^ des urtus pr'fcritcs par ks kix, Cependant ks fujets doivent obiir , c'eft ce que vous ne pouvez mc n'ur. Vous cro)cz pcut ■ etrc que VGus pourrkz y apporter quel* ques exceptions ; i^ous ks trowoericz dans k Decalogue , dans ks i:eritis divines revi- iees ; mais ce font aiiffi des commands* vunts oil des kix cxprejjcs dent on recon- noit Faiitorite. Si y tn font enant Taut orlts de la ligiflation , il vous puroit quon cm- blie la loi naturelk , c'eft que vous wvez ouhlie vous -me me Pautorite des loix pofiti- ves a laquelk ks homines font indifpenfa^ hkment ^ fouverainement ajfujettis. Us nont certainement pas droit d^y contrcvcnir par Tintervention de leurs idies ahflraitcs (lu jufie ou de Tinjuflc abfolu : car une ioie * 5 ^^- X L E T T R E ahjlra'ne , quelque chire quelle foit , neft po'vut liee a lordre des caujes qui determinent retabiijjement des loix civiles ^ canonif ques. Quand voiis ferez attention aux droits de Dieu fur les creatures ^ aux dro'ts d'un pcre fur fes enfans f aux droits de Ja fociet6 fur la chofe publique , aux droits du fouve- rain fur fes fijets , aux droits des fujets fut leurs proprietes , aux droits reciproques des genSy aux degres de fuperiorite Cff de fihor- dinatkn de ces droits , a\x circonfi nces ^ ^ aux forces naturcUes ou pbyfiques qui en de- tangent Fordre , vous appercevrez une telle complication dldecs B' d'objets reels , que vous conviendrcz que I'application de Tides tnetaphyfiquc de la loi naturelle , ne doit pas etre ahandonnee a la deciiwn abfiraite des particuJiers qui compofent les foci-tes. D'ailleurs , M. R. P. il ne tenoit qiict vous de voir , dans Toworage , que ,fi une bmi" ne legijlation mene plus furement a la vcrtu que les preceptes des fauffes religions , ;:«/- Ic legifiation nefi auffi propre , dans tout pnys S' dans tout gowuernement , a rendre les vices rares & les v^ertus communes, que la religion chretienne: ce font les pro- pres termes de Fauteur. Je ne fgais pas fi c'ejl-la une precaution famlliere aux incre- dulcs , je connois pcu leurs ouvrages ; mais jeffais certainemcnt , M, R. P. quefuppo- fer A U R. P***. xj fer a qui que ce foit^ de mauvaifes inten- tions , contre fcs cxprejftons formelles , ^ fupprimer fes exprejjtons pour rendre fes in- tentions odiciifes , cela ejl egakment con. traire a la loi naturelle , aiix loix pojitives ^ a la loi chreticnne qui fe reunijfent ton- tes lu-dejjus. ^pres le debut general ^ vpiis indiquez Ji' parement , M. R. P, plufieurs ohjets de cri- tique fort importans , ^ certainenient pre- jentes de maninre a donner mawoaije opinion de laitteur ^ de fon ouvrage. I. Dites-vons , ,, la fpiritualite de Va- „ me y eft mife au nombre des hypothefes , „ ^ le matcrialifme y eft clairement infi- „ nue'\ Votre prudence ^ votre equite devoient 'tnoderer le grief d'une imputation aujji on- trageante par I'expofition exacte des fenti- mens de I'auteur. En part ant des hypothefes des philofophes fur la materialite ou llni' materialite de Fame , il s'expliqiw ajfez clai- rement pour ne laijfer aucun foupfon fur fa croyance. >> T^bferverai feulement a ce fiijet,dit' „ il , que , fi legUfe neut pas fixe notre 5, croyance /j^r ce point , £? quon dut par „ les feules lumieres de la raifon , s'elever „ jujqua la connoiffance du principe pen- „ fant, on ne pourroit s'empecher de conve- ii mr xij L E T T R E ,, nir que milk opinion en ce genre ^ nejl ,5 ftifceptibk de demonflration", Pretendez - "dous , M. R. P. Joutenir que T evidence de rimmatirialit? de lamefoit tin article do foi'l mais ceuxqui r e gar dent riui' viortalite de I'ame comme tm article de foi , pe>-fent au contrairc que cette connoijjhice n'ejl pas evidente , puifquelle ejl revelee par la foi. Or , fans ia revelation y que pour' roknt etre Ics idees des hommes fur ce point , fiiion dcs hypothefes ? Oiio peuvent etre p-ncore aujoia\{hui celles dcs infidcles , fnon des hypochefes ? Mais c'eji contre v»ire confcience que "cous avez infinue que c'eji iiujji me hypothefe dans lefprit de rauteur que "COUS tdchez de fetiir. „ 2. On y reduit toutcs les facultes de ,, Yame h fcntir , ce qui ejl dctruire toute ,, ridee claire ^ toute evidence : car le fen- „ tivient eft toujours obfcur". S'agit-il ici ^ M. R. P. dun article de foi , ou de votre opinion V vous deviez vous expUquer pour echapper au reproche qucn pourroit vous faire de manquer un pen de droiture dans les moyens que vous employ ez pour diffamer I'autcur que vous attaquezfou-s pretexte de Religion. L'opinion dont il eft ici qaefiion , eft celle des auteurs ks plus Ccde'jres ^ les moins fufpe&s dlrreligion. Du moins cela ejt - il vrai a fegard du P. A U R. P***. Xiij; Biifficr Jefiiite (*). Votrc fociiti n'a ja- viais (iefaprouve Jes idee s fur Ics fenfations ,. vi Ics louangcs quil prodigtic a Locke en toppofant avcc tant de faeces an P. Alallc tranche. 11 n'en cfi pas de meme de vntrff opinion. Elle detruiroit toute evidence des Jens qui , felon i^oiis , ne prodiiifcnt quunfen- timent toujours obfciir. Dans quel abime de doiite votre doctrine ne nous jettenit* elk pas par rapport a la religion ? tides ex aiiditu. Qiie dtvroit-on penfcr de toutes les iiiflrud;ions revues par la parole , par Fieri* tare , par le temoignage des fens ? On voit que votre ardeur a pourfiiivre Faiitcur du li- vre de I'Efprit, vous a porte a des exces heaucoup plus reprochables ^ plus dange- reux , que ceux que mus pretcndez com- hattre. „ 3. La tolerance univerfelle quon y „ prs- (*) II dtablit ce fydcme enpliificursendroitsde fa nit^taphyfique ; a ia fin de fa logique , il fait expres line aigrefHon fur I'origine de nos iides. 11 s'cxprime ainfi , en rdpondant a Mr. de Crouzas : ,, cominent penfcrois-je , fi je n'avois point de ,, corps? c'eft ce qu'il faudroicm'apprcndre avant „ que de me r^foudre a penfer , corame s'il n'y ,, avoit point de corps: mais c'ed ce que Ton ne ,, m'apprendn pas , parce cue nous n'aA-ons de „ pfi:/ce> & de connoilfances que par I'ufage des „ fens qui font une partie du corps , 6.C ". xlv L E T T R E 5, prkonife, nejl au finds que la Ini ^ Je „ voeu dune indifference totale en inutiere ,5 de religion''. Vousn appercevez pas , M. R, P. qucuous confindez ici t indifference en matiere de religion^ avec la paix de religion pour la- quelle Yauteur fe declare en desapprowoant les perfecutions. Cette dijlinction etoit pour' tant bien niceffaire. Peat - on etre regarde comma indifferent fur la religion ^ lorfquon s'eleve contre les perfecutions ? neji - ce pas avouer plutCt que la religion neji indiffe- rente ni en elle-meme ^ ni dans la confcience de ceux qui la profcffent ? Ceux , au con- traire , qui perfecutent un homme qui ne profeffe par la merne religion queux , qui "oeulent lui arracher une confeffion par jure ^ qui le for cent a des (suvres facri leges ; ceux- la , M. R. P. ne fewhlent-ils pas ctablir cette conduite fur des idees pen confequentes aiix objets que fe doit propofcr un zele cha^ ritahle ^ eclair e ? L indifference pent- elk etre reprochee a ceux qui foutienncnt quon ne peut eviter a la religion les outrages , ^ confener a Tetat des honimes qui font dans ferreur , que par la tolerance civile , qui profcrit Vinjure , & contient 1 crreur dans le filcnce. J, 4. La male notion de la liberte , di- „ tes-vous , M. R' P. telle quon doit I'ad- ,, met' A U R. P***. XV „ j/iettre pour les moralites des anions f>u- ,j 7)iameSy y eft confidcraikment alteric", Mon dejj'ein nejl pas d'entrer avec vous , dans les combats tteologiques fur la nature ^ let endue du powcoir de la liberte. Ces combats font trop periUeux. Je me bornerai a fidee metaphyfiquc de la liberte ; ^ pour eviter toute difcuffion , je me fixerai a la definition vulgaire enfeignee dans les ecoles ^ i^ dans les limes memes d' inflitutions phi- lofopbiques dejiines a leur ufage. Libertas elt potentia rationalis ad oppofita. Ce qui me parott fignifier que la liberte efl le pouvoir qu'a Tame de deliberer pour fe determiner avec raifon, a agir, oil a ne pas agir. II y. a done dans la Jiberte pou- voir 6f intelligence. Mais de quelle na- ture pent etre le powcoir ? Efl - ce ime force motrice ou phyfique ? // inc fernble que ce genre de pouvoir ne peut pas etre attrihd a Vaine. Du moins tin t el pouvoir na au- cun rapport avec la liberte dans laquelle on ne pent reconnoitre quune force d'intentioti tendant a iin cboix , par ni if on de preference. Ceft done la force dlntention , (^ la raifon de preference (jui conftituent le pouvoir effec- tif de la liberte d'un etre intelligent, lorf- quil deUbere pour fe detmiiiner avec raifon. Ainfi le pouvoir effeftif {car je ne park pas ici de la fimpk aptitude, ou de lafim- pie xvj L E T T R E pJc cap Kite de ce pouvoir) pane qiiil s'nglt dc la Hherte meme: ce pouvoir effc6lif, dis' je , renferme done la force dint ent ion ^ le motif qui intereffe tame , ^ qui la porte a delibercr. yJinfi F ex ere ice reguUcr de la li- lerte a pour objet linteret hien entendu: dcu il refuhe que Tcxercice regulicr de h Uberte , rieft ejjentiellement quiin acte de l intelligence eclairee. -^ufji les ^J^jrfiSf les imbecilles , les fius ne font-ihyS^ recon- nun pour dt:s hommes libres. Or wila pre- cifement les idecs de lauteur , a qui mus repret^jez d'avoir^^x'tkcre la vraie notion de la libeite , quoiquafes idees il ajoute d'a- .pes. St. Paul^ quant au furnaturel. Vex- p}-{(Jion d'un refpcct religieux pour la py(h foude^de cette matiere. ,, 5. La probite ^ la jujlice , njouteZ' „ I'ous ^AI.R. F. font re gar dees dans ce li- ,., !y;'^, comme de purs effets de la fenfibitite ,, pjjyfqne ^ de rintcret ". Ceite imputation neft pas enoncee de ma- r/tcre a prefnter des idces afj}z nettcs. Par- lez - -jous ici des idees ou des aclcs de probite ^ dc jufticc ? Les idees de la jujlice ^ de la probite duivcnt fe rapporter a I' evidence y & les a6ies dcivent fc rapporter a la Uber- te. p^aiisSun ^ t autre cas , que trowoez- zofH^^ims'le livre de rEf^^^rit, qui foi: con- traire a la "oirite . ^ a la morale ^ ^eroit- cs A U R. P***. xvij ce Jon opinion fur la nature de r evidence ? Mais avant que nous puijjions adopter la notre , il fciut que ijous ayez la bonte de nous FcxpHquer , B' que "cons difiez fincere- ment fi vous lafoutenez comnw defoi : car il eft important de ne pas confondre dans vos imputations , les verites de religion avec les opinions pbilofophiques. „ 6. Les pfjfions y font tellement exal- „ tees , quon traite de ftupidc quiconque ,, cejje d'etre pafjionnf. Vous ne pouvez pas vous diffimuler que , dans le langage phil^j'-phique , ^ notam- ment dans le Uvre dont il eji quejiion, le mot de p'iffions ne fgnifie pas les affections dereglees , mais funplement les affections 'Dives de Fame , qui peuvent devenir crimi- nelks ou vertueufes felon leur objet. Or fqus ce point de vue , pouvez • vous douter que faclivite morale ne Joit le principe des qualites 6f des vertus morales , couime la ferveur eji la four ce des vertus chretiennes; ferveur 6? a^ivite , paffions precieufes qui font les faints ^ les grands hommes. La tiedeur ejl abhorree dans la piete. Linertie doit etre profcrite par la morale hwnainc , t? par la politique. Ferez-vous des guer- ricrs redoutables fans un amour vif de la gloire? des commerfans induftrieux fans iin Tome I. ** der xviij L E T T R E dejh v^f des richeffcs 8V. ? Vous ne powuez pas vous cacker , M. R. F. que cejl dans ce fens que Vaiitcur dit que les pa[fwns font le contre-poids qui mewjent Je mo'iide ftwral. Le rcfte de 1:0s imputations eft fi vague , qiion ne pent pas y repondre d'lme maniere precife. Vous dites qii'on trouvc dans ce lime des pmcipes dont on pourroit tirer de mau- vaifes conjequences. Mais quels font les prlncipes dont on ne tire pas de maircaifes- confeqiiences , quand on i:eut en ahufer? Vous dites qucn pari ant contre les detraC' lews de kfcicnce, tauteur ne difiingue pas la faufle curiofiLe d'avec les etudes loua- bles. Je ncntcnds pas trop ce que I'fus 'Doukz dire par faulTe curiolite , mais que mimportcl Farmi les ffavnns ^ que cos de- tract eurs ont perfecutes , je vois quil cite Socrate , Galilee , Defcartcs. Ces gens - !a 7i'ai-oicnt-ils quune faulje curiofite ? Vous condamncz la logique de Touteurfur les con- ciufions du particulier au general. Je 'vo'is confeille cependant ^ M. R. P. de vous de- terminer a ne jamais conclurre autremcnt quand vous raifannerez d'apres des faits. Comme il nefi pas aife (V avoir tous les faits particuliers poffibks qui concourent a for- mer un rcfultat general ^il f ant hien fe con- tenter d'cn avoir iir.c qu ant it e fuffif ante pour A U R. P***. xix ■ctablir line prohahiUtu. yllors , qiioi qiien dije la logiqiic, on fait Men de conclurre ,t^ Ion a trds-bien raifonne. ylii refte , M. R. P. je tie me mekrai pas' de defendre k I'rjrc de I'iifprit fur les critiques philofophiqiies on Utteraires : c'eji a fouwage a fe defendre hii - meme de cs cote -la. Mais qui poiirroii ne pas juftifier a'occ zele un citoyen ejlimable, lorfque fon honneur ^ fa religion font attaqiies par dcs imputations injuftes ! J'ai rhonneur d'etre, &c. * it TA- xsij T A B L E C n A p. VIII. Dc la difference, cUs jugements du public , & de ceux des fociites particU' lie res. 103 Chap. IX. Du- hon ton S du hd ufage. Ill Chap. X. Pourquol Phomme admiri du pu- blic ft'ejl pas toujours eftimi des gens du iiionde. 122 Chap. XL De la prohiU par rapport an public, 1 32. Chap. XII. De fefprit par rapport au pU' blic. ^ 134 C HAP. XIII. De la proh'itt par rapport aux fieclcs & aux peupks divers. 1 40 Chap. XIV. Des vert us de prcjugi, & dds vraies vertus. 15 1] C n A p. XV. De quelle utilite peut etre a la morale la connoijjance des principes etablis dans Ics chapitres precedents. 176 Chap. XVI. Des inoralijles hypocrites. il)3 Chap. X Vll. Des av ant ages que pourroient procurer aux hommes les principes ci-deffus expofcs. i83 C h a p. XVIII. De Tefprit , confuUri par rapport aux ficcks & aux pays divers. 198 Chap. XIX. Qi/e re/lime pour les differ ents genres d'efprit efl , dans chaque fiecle , pro- portionnee a Vintiret qii'on a de les ejli- iner. 199 Chap. XX. De Tefprit , confideri par rap- port aux differ ents pays. 2.24, Chap. XXI. Oi/e le impris refpectif des na- tions tient a rintefet de hur vaniti. 236 Chap. XXII. Powquoi les nations mettent au rang des dons de la Nature des qualites qu'^el- DE'6 C H A P I T R E S. xsiij quclles }ie doivunt q^'a la forme d& kur gouvernement. 246 Chap. XXllI. Des caufes qui jufqua pri- fent ont rttardi ks progrb de la morale. Chap. XXIV. Des moycns de perfcciionner la morale. 259 Chap. XXV. D^ la prohiU par rapport a Viinivcrs. 273 Chap. XXVI. Ds. Fefprit par rapport a Punivers. 27^ La conclufion gen^rale de ce difcours,' c'ell que Vmiret , ainfi qu'on s'etoit pro- pofe de le prouver, eft Tunique dKpenfa- teur de Vefiime & du mepris attaches aus actmii & aux idles des honimes. D I S C O U R S III. SI LESPRIT DOIT EIRE CON-, SIDE'RE- COMME UN DON DE LA NATURE^ OU COM- ME UN EFFET DE VE- DUCATION, PouPv refoudre ce probleme , on recher- che, dans ce dilcours, fi la Nature a doue les homines d'une ^gale aptitude a Xefprit , OU fi elle a plus favorile les uns que les autres ; & Ton examine fi tons ks hommes ^ communeinent bien organilcs, r'auroient pas en eux la puijjance phyfujue. de s'eiever aux plus kautes ideesj lorlqu'ils ont xxiv TABLE DE3 CHAPITRESi ont des motifs fuffifants pour furmon|i la peine de Vapplication. Chapitre Premier." Chap. II. De la jinejfe des fern. 2) Chap. III. Z)is ritendue de la mimoire. a<' Chap. IV. De rimgak capaciU d'atfei\ tion. 3^1 ChatP. V. Des forces qui agl(fent fur mti\ ame. 33l Chap. VI. De la puijfance des pajftons. 33;! Chap. VII. De la fupcriorite d tfprit dt\ gens poffionnis fur Its gens fenfes 3 4^1 Chap. VIII. Qite Von devient Jlupide ^ dh\ \ guon cefe d'etre pafjionne, 357 Fin de la Table du Tome premier. ^^^ w DE DEL'EvSPRIT. D I S C O U R S L DE VESPRITEN LUI-MEME. CHAPITRE PRE M I E R. ExpOjition des principes, ON difpute tous les jours fur ce Ciu'on doit appeller Efprit : cliacun die Ion mot \ perfonne n'attache les niemes idees i ce mot ^ & tout le monde paiie fans s'entendre. Pour pouvoir donner une idee jufte & precife de ce mot Efprit ^ des differentcs acceptions dans lefquelles on le prend , il faut d'abord confid^rer I'efprit en lui-meme. Ou Ton regarde Tefprit comme Teifet de la faculte de penfer (& Tefprit n'eil en ce lens que raOTemblage des penlees d'tm homme;)ou Ton le confidere comme la fa^ cuke m^me de penfer. Pour favoir ce que c'efl: que I'efprit , pris dans cette derniere fignification , il faut con- noitre quelles font les caufes produclirices de nos iddes. Nous avons en nous deux facultes, ou, fi je I'ofe dire, deux puilTances pallives, Toiw I. A dont a DEL' ESPRIT. dont I'exinence efl generalement & diftinc- teiuent reconnue. *L'une ell h facultederecevoir lesimpref- f>ons differeiites que font fur nous lesobjets exterieurs ^ on la viommt fenfibilite phyjique, L'autre eft la faculty de conferver I'im- prelllon que ces objets ont faite fur nous; on I'appelle mhnoire : & la memoire n'eft autre chofe qu'une fenfation continuee , jnais aftbiblie. Ces facultes, que je regarde comme les caufes produdrices de nos penf^es, & qui nous font communes avec les animaux , ne (.7) On a beaucoup eerie fur Tame des betes: on leur a , tour-a-cour, 6c;t & rendu la faculte de penferj & peut-ecre n'a-t-onpas affez fcrupuleufemenc cherche, dans Ja diffe- rence du phyfique de I'homme & de I'animal, la caufe de 1' inferior! re de ce qu'on appelle Tame des animaux. 1. Toutes les pattes des animanx font terminecs ou par de la corne, comme dans le boeuf & le cerfj ou par dea ongles, comme dans !e lion & le loup; ou par des grifFes, comme dans le lion 6c le chat. Or, cette difference d'or- ganifarion , entre nos mains & les pattes des animaux, lea prive non feulement, comme le die Mr.de Buffcm, prefque en entier du fens du ta&, rnais encore de I'adreffe ne'cellai- re pour manier aucun outil , & pour faire aucune des d^cou- vertes qui fuppofentdes mains. 2. La vie des animaux en ge'ne'ral plus coiirte que la no- tre, ne leur permet ni de faire autant d'obfervations, ni, par confequent, d'avoir autant d'ldees que I'homme. 5. Les animaux, mieux armes, mieux vetus que nous par la nature, ont moins de befoins, & doivent par confe- quent avoir moins d'inventlon: ii les animaux voraces one en gene'ral plus d'efprit que les autres animaux, c'ell que la faini , toujcurs inventive, a du leur faire imaginer des ru- les pour furprendre leur proie. 5, Les animaux ne forment qu'une fbcii^t^ fugitive devanc I'homme, qui, par le ftcours des armes qu'il s'efl forgees, s'eft rerjdu redout.ible au plus fort d'entreux- L'homme eft d'ailleurs I'animal le plus mukiplie fur la tfrre: il najt , il vit dans tous les climacs, lorfqu'une par- tie (les aatres animaux, ids que 1?5 lioas, kj elephants &: Ui DISCOURSt. 3 ne nous occafionneroient cependant qu'tm tr^s-petit nombre d'idees, fi eilcs n'etoienc jointes en nous ii une certaine organilation exterieure. Si la nature, au lieu de mains &de doigts flexibles, eCit termine nos poignets par uri pied de cheval ; qui doute que les homines fans art, fans habitations, fans defente con- tre les aniraaux , tout occupes du Coin de pourvoir h. leur nourriture &d'eviter les be- tes fdroces , ne fulfent encore errants dans les forets comme des troupeaux fagitifs (<7)'? Or , dans cette iuppoiition , ii ell evi- dent: les rhinoceros, ne fe trouvent que fous certaine latitude. Or plus Tefpece d'un animal, fufcepcible d'oblervacion , eft mulcipliee, plus cerce efpece J'animal a d'iie'es &:. d'efpnc. Mais, dira-r-on, pourquoi les finges, dont les patresfonc, k peu pres,auffi adroices que nos mains, ne f)nt-ils pas des progres egaux aux progres de rhomme ? C'efl qu'ils lui refterc infe'rieurs a beaucoup d'e'gards ; c'eft que ks hom- mes font plus multiplie's Tur la cerre; c'cii que, parmi les difFe'rentes efpeces de finges , il en eft peu dune la force foit comparable a celle de rhomme ; c'ell que les finges font frugivores, qu'iis ont moins de befjins, & par confe'- quent moins d'invention, que les hommes; c'ell que d'ail- leurs leur vie eft plus cource, qu'ils ne formenc qu'une fo- ciete fugitive devant les hommes & les anirn.inx tels que les tigres, les lions, Ikc; c'eft qu'enfin la difpofuion orga- nique de leur corps les tenant , comme les enfints , dans un mouvemenc perpe'tuel , meme apres que leurs befoins Ibnt fatisfaits, les fmges ne font pas fufcepcibles de I'ennnl^ qu'on doit regarder, ainfi que je le prouver^i nans le croi- fieme Difcours , comme un des principcs de la perfeclibi- lice de I'efprit humain. C'eft en combinant tcutes ces differences , dans !e phyfi- que de I'homme 6c de la bece , qu'on pcuc expliquer pour- quoi la feiifibili:^ & \a memoire, faculce's communes aux hommes & aux animaux , ne font, pour ainfi dire, dans ces derniers , que des facuite's fteriles. Peut-ecre m'objeftera-t^on que Dieu , fans injuftice, ne peuc avoir foumis a la douleur 8c a la mort des cre'atures icnoceacc-5, Sc qu'aiafi les betes ne font que de pure; ma* A 2 clisnel 4 DEL' ESPRIT. flent que la police n'eut, dans aucune focii* t^ , ii€ portee au degre de perfection o\i raciintenant elle elt parvenue. Iln'elt aucu- ne nation qui en fait d'efprit , ne fut reiiee fort inferieure h. certaines nations fauvages qui n'ont pas deux cents id^es (b] , deux cents mots pour exprimer leurs id6es,& dont la langue , par confequent, ne fut reduite, comme ctlle des anin]aux,acinqoufix Ions ou cris (c) , li Ton retranchoit de cette me- me langue les mots d'^/rj, de J^eches, 6:c. qui fuppolent Fulage de nos mains. D'oii je conclus que, lans une certaine organ!- fation exterieure , la fenlibilitd ^ la m6- moire ne ieroient en nous que des facul- tes Aeriles. Maintenant il faut examiner fi , par le fe- cours de cette organifation , ces deux facult^s ont reellement produit touies nos penlees. Avant chines: je repondrai a certe obje£bion que I'e'criture & I'e- g!ife n'ayanc die r.ulle part que les animaux tullenc de pure* machines, nous pouvons fort bien ij^norer les motifs de la conduice de Dieu envers ies animaux , &C fuppofer cts mo- tits juftes. n n'eft pns nc'celTaire d'avoir recours r.u bon mot du P. Malebranche, qui, lorfqu'on lui f<)Utenoit que les aiiimaux e'coient renliblesi la dou!eur, repondoit, enplaifan- tanc, i.\\Ji' 'I'fp.ircmmci.t ils azoieyit y^'anrg dit fihi d-'fendri. [h) Les ide'es des nombres, li fimples, fi faciles a acqu^- rir 6c vers iefquelles 1^ befi'in nous porte fans cefle, font 11 prodigieufement bornces dans certaines nations . qu'oii en trouve qui ne peuvcnc compter que jufqu'a trois , & qui n'expriment les nombres qui vont au-dela de trois , que par le mot de beaiuov.f. {i) Teis font les peoples que Dampierre trouva dans une lOe qui ne pri;j::ifoit ni arbre ni arbufte, & qui, vivanc du poifibn que les flots de la mer jettolent dans les petites baies de I'lile , n'avoient d'autre langue qu'un glouUcmeat fcmblable a celui du coq-d'lnde. {d) Qt:elque Stoicien decide' que fut Seneque, il n'etoit pit trop afiiiie de la fj'iricualite de I'amc, „ Vocre lettre i „ ^crit- DISCOURS I. 5 Aviint d'entrer k ce fujet dans aucun exa- nien , peut-etre me demandera-t-oii fi ces deux faculr^s font des moditications d"une labllance Ipirituelle ou miteriellc C^hq queftion , autrefois agitee par lesphilofophes (^), & renouvellee de nos jours, n'enire pas necellairement dans le plan de mon ou. vrage. Ce que j'ai h. dire de I'efprit , s'accor- de egalement bien avec Tune & Tauirc de ces hypothefes. J'obierverai ("eulemeni; r*. ce fujet, que li I'^glile n'eut pas lixtS notre cro- yance fur ce point, &, qu'on dut, par les leules lumieres de la railbn , s'd'lever jui- qu'a la connoillance du principe penfanc, on ne pourroit s'empecher de convenir que nulle opinion en ce genre n'eifc fufceptible de demonftration ; qu'on doit pefer les rai- fons pour &contre, balancer les difficultes, fe determiner en faveur du plus grand nom- bre „ ecrit-il a un de fes amis , eft arriv^e mal - a - propos : f9 lorfque je I'ai regue , je me piomeno'is d^iicieufement ,1 dans le palais dc I'efperance; je m'y affurois de I'lm- ,, mortilite' de mon aine i mon imagination, doiitemenC „ (?chauffee par les difcours de q-.ielques gra'.ids hommes , ,, ne doutoit deja plus de cecte immortality qu'ils promec- ,, tent plus qu'iis ne la prouvent; deja je commen^ois i „ me dcplaire i moi-meme, je m^prifois les relies d'one ,, vie malheureufe, je m'ouvrois avec deliccs les porces de „ Tecemite. Votre letcre arrive; je me reVeiiie ; Si d'ua „ fonge fi amufdnt il me refte le regret de le reconnoi.re „ pour un fonge ". Une preuve, di: Mr. Dcflandes dans fon hifio're critione de la phUoltphtf , qu'autrefois on ne croyoit ni a I'immor- talire , ni a rimmaterialite de Tame, c'eft que, du tems de Neron , Ton fe plaignoit a Rome que la doctrine de I'autre monde , nouveilement introduite , enervoh le cou- rage des foldats, les rendoic plus timides , otoit h princi- pr.le confolatioD des malheureux,& doubloit enfin la mort en menaganc Je nouvdles Ibuffrances apres ceite vie, A 3 6 D E L' E S P R I T. bre de vraifembknces; & par confdquent Tie porter_ que des jugements proviioires. II en feroit, de ce probl^mejcomme d'une ill' {e) II feroit impoflible de s'en renir a raxiome de Des- cartes, & de n'acquiefcer qu'a I'e'vidence. Si Ton repere rous les jours cet axiome dans les e'coles, c'eft qu'il n'y eft pas pleinemenc enttndu ; c'efl que Defcartes n'ayant point jnis, fi je peux m'exprimer ainfi , d'enfcigne a I'boiellerie *ie r^vidence, chacun fe croit en droit d'y loger fon opi- nion. Qiiiconque ne fe rendroit r^ellemcnt qu'a I'e'vidence, lie feroit giiere afl'ure que de fa propre exigence. Comment Je feroit- il , par exemple , de celle des corps? Dieu, par /a touce - puiflance , ne peut-il pas faire fur nos frns les jnemes impreffions qu'y exciteroic ia pre'fence des objets? Or, fi Dieu le peut, comment afTurer qu'il r.e fafie pas a cet egard ufige de fon pouvoir, & que tout I'univers ne folt un pur phe'nomene? D'ailleurs, fi dans les reves nous ibmmes affetl^s des memes fenfations que nous ^prouve- rions a la prefence des objets, comment prouver que uotre vie n'tft pas un long reve? Non que je pr^tende nier I'exlflence des corps , mais feu- lemenr montrer que nous en fommes moins alTur^s que dft notre propre exiftence. or , comme la verlt^ eft un point jnuivifible , qu'on ne pent pas dire d'une ve'rite ou'elle cfl fins on moins vraie , il eft Evident que nous fommes plus certains de notre propre exiftence que de celle des corps, I'cxillence des corps n'elt, par confequent , qu'iine proba- bllite'- probabiljte qui fans doute eft tres -grand e, &: qui , clans la conduite, equlvaut a I'e'vidence ; mais qui n'eft ce« pendant qu'une probabilitd. Or, fi prefque routes nos v^- Tire's fe re'duifent a des probabllltes, quelle reccnnoiflance re devioi:-an pas a I'homme de genie qui fe chsrgercit de conduire des tables phyfiques , m^taphyfiques , mor.'.les & poiitiques, ou feroient marque's avec pri^cifion eous les divers degrees de probabilitc, & par confe'quent de croyaU' ce qu'on doit aftigner a cliaque opinion ? L'exiftence di.'s corps, par exemple , feroit placee dans Jes tables phyliqiies cornme le premier degr^ de certitude; on y determineroit enfuite ce qu'il y a a parler que le fo- ]eil fe l^vera demain, qu'il le levera dans Uix, dans vingt ans, &c. D^ns les tables morales ou poiitiques, on y pla- ceroit pareillement , comme premier degte de certitude, l'exiftence de Rome ou de Londres, puis celle des iie'ros lels que CL^far ou Guillaume )e conque'rant ; Ton defcen- droit aiafi , par I'cchelle des probabilit^s , jufqu'aux fasts D I S C 0 U R S I. 7 infinite cVautres qu'on ne pent refoudre qu'i FaiJe du calcul des probabilites (e). Je ne m'arrete done pas davantage h. cette quel- lion, les moins certiins ; & enfin jiifqu'aux prerendus miracli's de Mihomec, jufqu'a ces proJiges atrelles par cant d'Ara- bes, & dont la fauflete cependanc e'l encore tres-probabie ici-bas , ou les menteurs font fi communs &c les prodig-.s fi nrcs. Alors les hommes , qui le plus fouvenc ne diffi-renc de fentiment que par rimpolTibilite' ou i!s ion: de trouver iks %nes propres a exprimer les divers degres de croyaiice qu'iis actachen: a leur opinion , fe communiqueroien: plus fjcilement leurs ide'es; puifqu'ils pourroltnr, pour m'expn- mer ainf: , toujours rapporter leurs opinions a quelque:-.in» dcs nume'ros de cei tables de probabilites. Comme la marche de Tefprit ell toujours lente , & le* decouvertes dans les fciences prefque toujours cluignecs ies unes des autri;s , on fenc que les tables de probabiiites une fois conftruites , on n'y feroit que des changemen:s le'gers & fucce'fifs, qui confilleroient , confequemmeiin a ces dc' cou7ertes,a augmenter ou a dimlnuer la probabilitd de cer- taines propoficions que nous appellons verite's , & qui ne font que des probabilites plus ou moins accumul^es. Par ce moyen, i'etac de doute, toujours infupportable a Tor- guell de la plupan des hommes , feroit plus facile a foute- tenir: aiors les doutes celTeroient d'etre vignes ; fbumis au calcul,6c par confequeat appreciables , ils fe conver:iroi^-nt en propofitions aSirmitives : alors la fecie de Carneade , i^'garde'e aucrefois comme la philofjphie par ex;elie;"ice , puiTqu'on lui donnoit k nom d'riec/ive, feroit purge'e de cjs lexers d:;fauts que h querelleufe ignorance a reprocbes a/ec crop d'aigreur a ce:te philofophiej dont les dugmes ecoient egalement propres a eclairer les efprits , & a adou- cir les moeurs. Si cette fecle, conf>rme'me'nt a fes principes, n'admet- toit point de Veritas, elie admettoit du-moins des apparen- cts, vouloit qi'on reglit fa vie fur ces apparv;nces, q-i'oa agu lorfqu'il paroifioit plus cunvenable d'agir que d'esarii- ner, qu'on delibe'rat murem.'nt lorfqu'on avoir le terns de delib^rer; qu'on fe dccida: par confequenc plus fure.nenc, & que dins fon ame on lalflac toujours aux ve'rites nou- velles une entree que leur ferment les dogmatiques. E,!e vouloi: de plus qu'on fut moins perfua-.ie de fes opinions, plus lent a condamner re'les d'autrui , par confc^qucnt plus iocuble; eafia c^us rh«b..udc du dou:c, en nous rendant A 4. CioiilS " DEL' ESPRIT. lion , je viens k mon fujet: & je dis que la fenfibilite phyfique & la memoire, ou,p(mr parler plus exaCtement, que la fenfibilit^ i'eule produit toutes nos idees. En effet, la memoire ne pent etre qu'un des organes de la fenfibilite phyfique: le principe qui ient en nous, doit etre n^ceffairement le principe qui le reflbuvient; puilque fe ref- fouvenir^ com me je vais le prouver, n'tfl; propremenc que ftntir. Lori'que, par une fuite de mes idees, ou par r^branlement que certains fons caufent dans Porgane de mon oreille , je me rap- pelle I'image d'un chSne , alors mes orga- nes interieurs doivcnt neceflairement le trouver ^ peu pr^s dans la memc fituation ou ils dtoient a la vue de ce chene. Or cette fituation des organes doit incontefta- blement produire une feniation : il ed: done Evident que fe relfouvenir, c'eft fentir. Ce principe pofe, je dis encore que c'efl: dans la capacite que nous avons d'apperce* voir les refiemblances ou les differences , ies convenances ou les difconvenances qu'ont entr'eux les objets divers, que con- fjftent toutes les operations de I'efprit. Or cette capacite n'eft que la fenfibilite phyli- que mcme : tout fe reduit done a fentir. Pour nous allurer de cette v^rite, con- fiderons la nature. EUe nous prelente des objets, ces objets ont des rapports avec nous & des rapports entr'eux j la connoif- fance mo'ins fer-Cbles \ \x contradi£ti.'in , ^couffat un des plus fe- -cunis ge'mcs ds haine encre les hommes. II ne s'agic point ici D I SCOURS I. 9 fance de ces rapports forme ce qu'on ap- peUe VEfprit: il ell plus oli nioins grand, felon que nos connoiifances en ce gcnrt; font plus ou moins (§tendues, L'elpiit lui- niain s'^leve jufqu'a la connoiilance de cts rapports f, mais ce font des bornes qu'il ne franchit jamais. Audi tousles mots qui cora- pofent les diverfes hngues, & qu'on pent regarder comme la collection des li^nes de toutes les penf^es des hommes , nous rap- pellent ou des images, tels font les mots, chene , ocian ^fokil; ou defignent dcs idecs , c'eft-a-dire, les divers rapports que les ob- jets ont entr'eux , &: qui font ou fimples, comme les mots, grandeur^ pctitelj^e; ou compof^s, comme, vice ^ verfu; ou ils ex- priment entin les rapports divers que les objets ont avec nous, c'eft-ii-dire , notre acT:ion fur eux, comme dans ces mots , ye brifej je creufe ^ jefoiiltve; ou leur impres- f]on lur nous, comm.e dans ceux-ci , /e y2//i' hkjje , ebloui , tpouvarJe. Si j'ai relVerre ci-deflus la figniiication de ce mot , Idee , qu'on prend dans des ac- ceptions tr^s-differentes, puifqu'on dit ^- galemcnt Vidie d'un arbre ^ Yideede vertu^ c'eft que la fignification inddterminee de cette expreffion pent faire quelquefois tom- ber dans les erreurs qu'occafionne toujours Tabus des mots. La conclufion de ce que je viens de di- re, c'ell que, fi tous Its mots des diver- fes ici des Veritas r^vtlees , qui foot des veiitts c'un autre ordre, A 5 10 D E L' E S P R I T. fes kngues ne d^fignent jamais que def objets ou les rapports de ces objets avec nous &£ntr'eux, tout Teiprit par conf6- quent confute h comparer & nos ienlations &; nos idees, c'efl-ii-dire , k voir les res- femblances & les differences, les convenan* ces & les difconvcnances qu'elles out en- tr'elles. Or, comme le jugement n'ell que cette apperccvance elle-raemejou du moins que le prononce de cette appercevance, il s'enfuit que toutes les operations de I'es- prit fe rcduifent a juger. La queftion renfevmee dans ces bornes, j'examinerai iiiaintenant fi juger n'elt pas fcntir. Quand jc juge la grandeur ou la couleur des objets qu'on me pr^l'ente, il ed: Evident qu'fc le jugement port^ fur les diflerentes impreffions que ces objets out faites fur mes fens, n'eil: proprement qu'u- ne fenfation^ que je puis dire ^galenient, je juge ou je fens que , de deux objets , Tun, que j'appelle ioife , fait fur moi une impreflion diffcrente de celui que j'appelle pied; que la couleur que je nomme iouge , agit fur mes yeux dift'eremment de celle que je nomine jai/fie ; & j'en conclus qu'en pareil cas juger n'eil jamais que fentir, IMais, dira-t-on , fiippofons qu'on veuille favoir fi la force eft prd'^rable a la gran- deur du corps , peut-on alTurer qu'alors juger foit fentir'? Oui, r^pondrai-je: car, pour porter un jugement fur ce fujet , ma memoire doit me tracer fucceffivement les tableaux des fituationsdifF^rentes ou jepuis me trouver le plus eommundment dans le cdurs D IS C 0 UR S. I. n cours de ma vie. Or juger, c'eft voir dans ces divers tableaux , que la force me fera plus ibuvent utile que la grandeur di\ corps. Mais, repliquera-t-on , lorsqu'il s'agit de' juger li , dans un roi, la jullice ell prefe- rable ^ la bonte, peut-on imagiiier qu'un jugement ne ibit alors qu'une fenlation? Cette opinion , fans doute , a d'abord Pair d\in paradoxe : cependant, pour en prouver la verite, fuppolons dans un hom« me la connoillance de ce qu'on appelle le bien & le mal;& que cet homme iachc: en- core qu'une action eft plus ou moins mau- vaife , felon qu'elle nuit plus ou moins an bonheur de la focietd. Dans cette fuppoli- tion, quel art doit employer le poece on Torateur , pour faire plus vivement apper- cevoir que la juflice, preferable, dans un roi, k la bonte, conferve a r(^tat plus de citoyens? L'orateur prefentera trois tableaux k Ti- magination de ce meme homme : dans Tun il lui peindra le roi jufte qui condamne & fait executer un criminel ^ dans le I'econd, le roi bon qui fait ouvrir le cachot de ce meme criminel & lui d^tache fesfers^dans le troifieme, il repr^fentera ce meme cri- minel qui, s'armant de fon poignard au fortir de fon cachot, court malfacrer cin- quante citoyens: or, quel homme, a la vue de ces trois tableaux , ne ientira pas que la juftice, qui, par la mort d'un feul, previent la mort de cinquante hommes, eft, dans un roi, preferable a la bonte? Ce- pendant ce jugement n'elt reellemenr qu'u- A 6 ne 12 D E L' E S P R I T. ne fenfation. En effet , (i par I'babitude d'unir certaines idees a certains mots , on pent, comme Texperience le prouve, en frappant Foreille de certains Tons , exciter en nous k peu pres les memes fenfations qu'on eprouveroit a la prefence meme des objetsj il eft evident qu'a Texpofe de ces trois tableaux, juger que, dans un roi, la juftice eft preferable k la bontd , c'eft fentir & voir que, dans le premier tableau, on n'immole qu'un citoyen ; & que, dans ie troilieme, on en mall'acre cinquante : d'oii je conclus que tout jugement n'eil qu'u- ne fenfation. Mais, dira-t-on , faudra-t-il mettre en- core au rang des fenfations les jugemens port^s, par exemple, fur Texcellcnce plus ou moins grande de certaines mt^thodes , tel'es que la m^thode propre a placer beau- coup dobjets dans notre meraoire , ou la me- ihode dcs abrtracT:ions,oa cellede Tanalyfe. Pour repondre h cette objeclion , il faut d'abord determiner la fignification de ce mot methode: une methode n'eft autre chofe que le moyen dont on fe fert pour parvenir au but qu'on fe propofe. Suppofons qu'un homme ait delTein de placer certains objets ou certaines idees dans fa memoire,& que le hazard les y ait ranges de maniere que le relTouvenir d"un fait ou d'uuc idee lui ait rappelle le fouvenir d'une infinite d'au- tres faits oud'autres idees, & qu'il ait ainfl grave plus facilement & plus profondement certains objets dans fa memcire : alors , juger que cet ordre efl le meilleur & lui donner le D I S C 0 U R S I. i^ le nom de mitbode^ c'efl dire qu'on a fait moins d'efforts d'attention , qu'on a ^prou- v6 line fenfation moins penible , en dtu- diant dans cet ordre que dans tout autre : or, fe reflbuvenir d'une fenfotion penible, c'eft fentir; il ell: done evident que, dans ce cas , juger elt fentir. Suppofons encore que, pour prouver la v^rit6 de certaines propofitions de geome- trie & pour les faire plus facilement con- cevoir k les dilciples , un geometre fe foit avifd de leur faire confid^rer les lignes in- d(^pendamment de leur largeur & de leur cpailieur: alors , juger que ce nioyen ou cette niethode d'abltradlion til la plus pro- pre k faciliter k les Aleves I'intelligence de certaines proportions de g^omdtrie , c'eft dire qu'ils font moins d'efforts d'atten- tion , & qu'ils eprouvent une fenfatiori moins penible , en fe fervant de cette me- thode que d'une autre. Suppofons, pour dernier exemple, que, par un examen fdpare de chacune des v6- ritds que renferme une proportion compli- qu^e, on foit plus facilement parvenu k rintelligence de cette proportion : juger a- lors que le moyen ou la methode de I'ana- Jyfe eft la meilleure, c'eft pareilleraent dire qu'on a fait moins d'efforts d'attention, & qu'on a par confcquent ^prouve une fenfa- tion moins penible , loifqu'on a conlidere en particulier chacune des verites renfermees dans cette propofition compliqu^e , que lorfqu'on les a voulu faifir toutes a la fois. li refulte de ce que j'ai dit , que les A 7 j"ge- U D E L* E S P R I T: jugements port^s fur les moyens ou les ine- thodes que le hazard nous pi^fente pour parveiiir a un certain but, ne font propre* ment que des fenfations ; & que , dans riiorame, tout fe rdduit a fentir. Mais, dira-t-on, comment jufqu'^ ce jour a-t-on fuppofe en nous une taculte de juger diftinde de la faculty de fentir ? L'on ne doit cette fuppofuion, r^pondrai- je,qu'a Timpofllbilite ou Ton s'elt era juf- qfk prefent d'expliquer d'aucune autre manlere certaines erreurs de Telprit. Pour lever cette difficulte, je vais, dans les chapitres luivants, montrer que tons nos faux jugeraents & nos erreurs fe rap- portent k deux caures,qui ne fuppofent en nous que la faculty de fentir^ qu'il feroit , ■ par conf^quent, inutile & meme abfurde d'admettre en nous une facuke de juger <3ui n'expliqueroit rien qu'on ne puiiTe ex* pliquer fans elle. j'entre done en matiere ; <5c je dis qu'il n'eft point dc faux jagement qui ne foit un elTet ou de nos pallions oa ^e notre ignorance. C H A P I T R E II. Des erreurs occafionnies par nos ■pajjloml LES paffions nousinduifent en erreur, par- ce qu'elles fixent toute notre attention fur un cote de Tobjet qu'elles nous prefen- tent , & qu'elles ne nous permettent point de le confiderer fous toutes fes faces. Un roi €11: jaloux du titre de conquerant : la vicT:oi« re. n I s c 0 tj R s I. i^ re , dit-il, m'appelle au bout de la terre , je combattrai, je vaincrai, ie briferai I'or- gueil de mes enneniis , je chargerai leurs mains de fers; & la terreur de mon nom, conime un rempart impenetrable , defendra I'enir^e de mon empire. Enivre de cet ef- poir, il oublie que la fortune eft inconftan- te, que le fardeau de la milere eft pres- que egalement ("upporti^ par le vainqueur & par le vaincu f, il ne fent point que le bien de fes fujets ne fert que de pietexte k la fureur guerriere, & que c'eft I'orgueil qui forge fes armes & deploie fes etendards : toute fon attention eft fix6e fur le char 6c la pompe du triomnhe. Non moins puiilante que I'orgueil, la crainte produira les niemes cffets ; on la verra creer des fpectres , les r^pundre au- tour des tombeaux , & dans robfcurite des bois les ofFrir aux regards du voyageur eF« fraye , s'emparer de toutes les facultes de fon ame , & n'en laifier aucune de libre pour conliderer Tabfurdite des motifs d'une terreur ii vaine. Non feulement les paflions ne nous lais- fent confiderer que certaines faces des ob* jets qu'ellcs nous prefentent , niais elles nous trompent encore, en nous montrant fou- vent ces memes objets ou ils n'exiftent pas. On fait le conte d'un cure & d'une dame galante : ils avoient oui dire que la lune dtoit habitue, ils le croyoient, &, le t^lefcope en main , tous deux tachoient d'en reconnoitre les habitants. Si je ne me tromj[>e , dit d'abord la dame ^fappergou deux cm- ^6 D E L' E S P R I T; ombres ; elks s''inclme}it Tune vers P autre ; Je n'tn doute point , ce font deux amants heu- reux..,. Eh! -fi donc^ viadame ^ reprend le cure , CCS deux ombres que vous voyezfont deux clochers d'une cathedrak. Ce conte ell not re hiftoire ; nous n'appercevons le plus fou- vent dans les chofes que ce que nous defi- rons y trouver : fur la terre, comme dans ]a lune , des paflions differentes nous y feront toujours voir ou des amants ou des clochers. L'illufion eft uii effet neceflaire des paflions, dont la force fe mefure pres- que toujours par le degre d'aveuglement oil elles nous plongent. C'efl ce qu'avoit trt;s-bien fenti je ne fais quelle femme, qui, furprife par fon amant entre les bras de fon rival, ofa lui nier le fait dont il ^- toit temoin: Qiwi! lui dli-il, vous pouj/ez a ce point T impudence u^h , perfide ! s'd- cria-t- elle , y^ le vois, tu ne ir^ aimes plus ; tu crois plus ce que tu vois , que ce que je tc dis, Ce mot n'ell pas feulement applica- ble a la palfion de I'amour, mais a toutes les paflions. Toutes nous frappent du plus profond aveuglement. Lorfque I'ambition , par exemple,metles armes ^la main ^deux nations puiffantes, & que les cicoyens in- quiets fe demandent les uns aux autres des nouvelles : d'une part , quelle facilite a croi- re les bonnes! de f autre , quelle incredu- liie fur les mauvaifes ! Combien de fois une trop fotte confianceen desmoines ignorants n'a-t-ellc pas fait nier a des Chretiens la pornbilite des antipodes ? II n'e!l: point de liecle qui 5 par quelque affirmation ou quel- que DISCOURSI. 17 que negation ridicule , n'apprete k rire au llecle luivant. IJne folie paflee t;claire ra- rement les homnies far leur folie pr^fente. Au refte , ces memes paflions , qu'on doit regarder comme le germe d'une infi- nite d'erreurs , font aulB la iburce de nos lumieres. Si elles nous dgarent , elles feu- ks nous donnent la force necelfaire pour marcher f, elles feules peuvent nous arracher h cette inertie & a cette parelle toujours pre- te b. faifir toutes les faculi^s de notre ame. Mais ce n'efl pas ici le lieu d'txaminer la verite de cette propofuion. Je palle main- tenant k la feconde caufe de nos erreurs. C H A P I T R E III. De Tignorance. Of? prouve , daf7s ce chapitre , que la fecondt fource de nos erreurs cnnfifte dans rignoranct des faits de la comparaifon di-fqueb depend^ en cbaque genre , la juflejfe. de nos dicifions. Nous nous trompons, lorfqu'entrain^s par une paffion , & fixant toute notre attention fur un des cotes d'un objet,nous voulons , par ce feul cote , juger de I'ob- jet entier. Nous nous trompons encore , lorfque, nous etablillant juges fur une ma- tiere, notre menioire n'eft point chargee de tous les faits de la comparaifon defquels depend en ce genre la jufleUe de nos de- cifions. Ce n'eft pas que chacun n'ait Tef- prit juile ^ chacun voit bien ce qu'il voit: niais, ptsrlonne ne fe deiiant ail'ez de foa igno: 18 D E L' E S P R I T. ignorance , on croit trop facilement que ce que Ton voit dans un objet eft tout ce que Ton y peut voir. Dans les queftions un pen difficiles , Pi* gnorance doit etre regardee comme la principale caufe de nos'erreurs, Pour fa* voir combien , en ce cas , il eft facile de fe faire illullon k foi-meme j & comment , en tirant des confequences toujours juftes de leurs principes, les hommes arrivent k des r^fultats enti6*ement contradidloires, je choifirai pour exemple une quellion un peu compliquee: telle eft celle di\ luxe, iur laquelle on a port^ des jugements tres- diffcrents , felon qu'on Fa confiderde fous- telle ou telle face. Comme le mot de h/xe eft vague, n'a aucun fens bien determine , & n'eft ordi- naire ment qu'une exprelTion relative , il faut d'abord attacher une id^e nette a ce mot de /uxe pris dans une figiiification rigoureufe , 6: donner enfuite une defini- tion du luxe confidere par rapport b. une ration & par rapport a im particulier. Dans une fignification rigoureufe , on doit entendre, par h/xe , toute efpecc de fuperfluitds , c'eft-a-dire, tout ce qui n'eft pas abfolument ndcefl'aire a la conlervation de Thomme. Lorfqu'il s'agit d'un peuple police & des particuliers qui le compofent, ce mot de luxe a une tout autre iignifica- tion; il devient abfolument relaiif. Le luxe d'une nation polic^e eft Temploi de fes ri- chelfes k ce que nomme fuperfluites le peu- ple avec lequel on compare cette nation. C'eft DISCOURSI. 19 C'efl le cas 011 fe trouve TAngleterre par rapport a la Suifle, Le luxe, dans un particulier , efl: pareil- lement I'emploi de fes richeffes ^. ce que Ton doit appeller fupertiuites , eu egard au polle que cet homme occupe dans un ^tat , & au pays dans lequel il vit : tel ^toit le luxe de Bourvalais. Cette definition donn^e , voyons fous quels afpedls difterens on a confidere le luxe des nations , lorfque les uns I'ont regard^ comme utile, & ies autres conime nuifi- ble k I'etat. Les premiers ont port^ leurs regards fur ces manufactures que le luxe conflruit, oi^i I'etranger s'empreffe d'echanger fes trefors centre rinduftrie d'une nation, lis voient I'augmentation des richeffes amener i fa fuite I'augmentation du luxe & la perfec- tion des arts propres a le fatisfaire. Le fiecle du luxe leurparoitl'epoquede la gran- deur & de la puilfance d'un etat. L'abon- dance d'argent qu'il fuppofe & qu'il attire, rend, difent-ils, la nation heureufe au de- dans , & redoutable au dehors. C'eft par I'argent qu'on foudoie un grand nombre de troupes, qu'on batit des magafms, qu'on fournit des arcenaux , qu'on contracle , qu'on entretient alliance avec de grands princes, & qu'une nation enfin peut non feulement •refiller, mais encore commander h des peu- ples plusnombreux, & par confdquent plus ri^ellement puilfans qu'elie. Si le luxe rend un etat redoutable au dehors, quelle feli- QiU ne lui procure -t-il pas an -dedans? l\ 20 D E L' E S P R I T. II adoucit les raceurs; il cree de nouveaiix plaiiirs, fournic par ce moyen k la fublis- tance d'une infinite d'ouvriers. II excite une cupidity falutaire qui arrache Thomme k cette inertie, a cet ennui qu"'on doit re- garder comaie une des maladies les plus communes & les plus cruelles de I'huma- Eite. 11 r^pand par-tout une chaleur vivi- fiante , fait circuler la vie dans tous les membres d'un etat , y reveille I'induftrie , fait ouvrir des ports, y conftruit des vais- feauxjles guide h travers Tocean , & rend enfin communes h tous les hommes les pro- dudlions & les richeifes que la nature ava- re enferme dans les gouffres des mers,dans les abymes de la terre , ou qu'elle tient eparfes dans mille climats divers. Voil^ , je penfe, a peu pres le point de vue fous le- quel le luxe fe prefente k ceux qui le con* fiderent comme utile aux etats. Examinonsmaintenant I'afpedl: fouslequel il s'ofFre aux philofophes qui le regardent comme funeite aux nations. Le (a) Le luxe fait circuler I'argent ; il le retire des- cofFres ou i'avarico pourroi: I'entaller: c'eft done le luxe, difenc quelques gens, qui reme: I'equilibre entre les fortunes dis citoyens. Ma reponfe a ce raidmnemenc, c'eft qu'ils ne produit point cct efFet. Le luxe fuppofe toujours une cau- fe o'inegilit^ de richefl'es entre les citoyens. Or cette cau- fe, qui fait les pretniers riches, doit, lorfque le luxe les a ruines , en reproduire toujours de nouveaux : fi Ton de'trui- foit cette caufe d'inegalite de richefle";, le luxe difparoitroit avcc elle. II n'y a pas de ce qu'nn appelle luxe dans les pays ou les fortunes des citoyens font a peu pres e'gales, J'ajouterai a ce que je viens de dire, que , cette inegalite de richefl'es aae fois e'tablie, le luxe lul-meme eft en par- tie caufe de la reproduction perp^tuelle du luxe. En eff;t, t-ouc hcmaie qui fe raine par ion laxsj traufporce li plus grande D I S C O U R S I. ftt . Le bonheur des peuples depend , & de la felicit^ dont ils jouiirent au-dedans, iSc dii refpect qu'ils infpirent au-dehors. A I'egard du premier objet, nous pen- fons, diront ces philofophes , que le luxe &. les richedes qu'il attire dans un etatn'en rendroient les fujets que plus heureux, fi ces ricbelTes etoient moinsinegalementpar- tag^es, ik. que chacun put fe p;ocurcr les coramodites dont I'lndigenc^ le force i le priver. Le luxe n'eft done pas nnifible comma luxe , mais limplement comme I'effet d'une grande dilproporcion entre les richedes des citoyens ( Amerique; qu'on y ajoutc ceiui des ne;.res qui, arrives a leur de/linacioa , de- VienneiK h vittime dos caprices, de !a capiiite' & du pou- voir arl'itr.ure d'un niaJtre; & qu'on joip,ne a ce nombre celui des cuoyms qui peaiien: par le tea , »e niairrage ou le D I S C 0 U R S T. 29 terrein , la Suiffe peut compter plus d'hti- biians que rElpagne, la Fiance , & mcme TAngleterre. La confommation d'hommes , qu'occa- fionne n^cfcirairement un grand commerce (e), n'eft pas en ces pays I'unique cauTc de la depopulation: le luxe en cree mille autres , puifqu'il attire les richeiles dairs les capitales, laiflfe les campagnes dans fa difette, favorife le pouvoir arbitraire & par conrdquent I'auguientation des I'ublidcs , & qu'il donne entin aux nations opulcntcs la facilite de contraiter dcs dettes (/) done elles ne peuvent enfuite s'acquiuer fans furcharger les peuples d'impots on^reux. Or ces Viifferentes caufes de dt^population , en plongeant tout un pays dans la mifere, y doivent neceflairement alfoiblir la conlli- tution des corps. Le peuple adonne an luxe n'efl: jamais un peuple robulle : de Ces citoyens, les uns font enerv^s par la mol- leiTe , les autres ext^nu6s par le befoin. Si les peuples fauvages ou pauvi"es,com- me le fcorbut ; qu'enfin 6n y ajoure cflui des matelots qui meurent pendant leur fejour a Sc. Domingui.-, ou par les maladies afFeft^es a la temperature particuliere de ce cli- mat, ou par les fukes d'un libercinoge touiours ii dange- reux en ce pays : 011 conviendra qu'il n'arnve point de barrique de fucre en Europe qui ne foit teinre ^e fang hu- main. Or quel homme, a la vi\e de» malheurs qu'occ.fiou- nent la culture & I'exportation de cette denrce, refufeioic de s'en priver, & ne renonceroit pas a un plaiQr acfccie par les Lrmes Si la mort de tant de ma'.heureux? Detour- no.ns nos regards d'un TpeiSacle fi funeflc, & qui fait tant de honce & d'horreur a Thumanit^. (/) La Hoi! and e, I'^ngleterre, Ij France font f bargees de dectes^ & la SuiSe ne doit rlen. B3 so D E L' E S P R I T. me le remarque le chevalier Fohrd, ont i cet cgard one grande fuperiorite fur les peuples livr^s au luxe ; c'eft que le labou- reur eft, chez les nations paiivres , Ibu,- vcnt plus riche que chez les nations opu- lentes^ c'elc qu'un paylan Suiffe eft plus a fon aire qu'un payfan Francois (gy Four former des corps robuftes , il faut line nourriture fimple , mais faine & affez abondante; un exereice qui, fans etre ex- ceflif 5 foil fort ; une grande habitude k fup- porrer les intemperies des faifons, habitu- de que contractent les payians, qui, par cette railon , font infiniment plus propres h. foutenir les fatigues de la guerre que des manufaduriers, la plupart habitues a une vie fedentaire. C'eft auffi chez les nations pauvres que fe forment ces armees infati- gables qui changent le deftin des empires. Quels remparts oppofercit k ces nations un pays livre au luxe & a la molleiTeV li- ne peut leur en impofer ni par le nombre, iji par la force de fes habitants. L'attache- ment pour la patrie, dira-t-on , peut fup- pleer au nombre »5c a la force des citoyens. Mais qui produiroit en ces pays cet amour vertueux de la patrie ? L'ord're des pay- fans , 0) II ne fuffir pzs, dit Grotius, que le peuple fbit pour- vu des chofes abfoh.'men: necefiiires a fa confervation & a fa vie; il faut encore qu'il ait i'agreable. {h) En confequerce, i'on a toujours regarde Tefprit mi- liraire comma incompatible avec I'efprit de commerce: ce n'eft pa; qu'on ne j uifle du mains les concilier juilqu'a un certain point; mais c'eft <^u*en poiicique ce probleme e!l un des plus ditSciles a reloudre. Ceux qui , jufju'a prc- ftDc , one eciit fur ie commerce, Tont traii^ comme une queflion D I S C 0 U R S I. 31 fans, qui compofe a liii feul les deux tiers de chaque nation, y elt malheureux : celui des artifans n'y pollede rien ; tranfi^laRte de fou village dans une manufaclure ou une boutique, & de cette boutique dans une autre, I'artifan ell familiarile avec ri- dee du displacement ^ il ne peut contracter d'attachement pour aucun lieu, aflure prcf- que par-tout de fa fubfiilance , il doit fe^ regarder non comme le citoyen d\in pays ,' mais comme ua habitant du monde. Un pareil peuple ne peut done fe d'din- guer long-temps par fon courage ^ paice que, dans un peuple, le courage eft or- dinairement , ou I'eflet de la vigueur du corps , de cette coniiance aveugle ea fes forces qui cache aux bommes la moitie du peril auquel i!s s'expofent, ou rclfct d'nn violent amour pour la patrie qui leur fait d^daigner les dangers: or ie luxe tavit , a la longue , ces deux fources de courage (K). Peut-etre la cupidite en ouvriroit-elle une troifieme, fi nous vivions encore dans ces iiecles barbares ou Ton reduifoit les peuples en fervitude, SiouTon abandonnoit les villes au pillage. Le foldat n'etant plus niaintenant excite par ce motif, ii ne pent I'etre O'leflion ifole'ei ils n'onr pas aflez fortement Tcnri que tout a Ics reflets ; qu'en faic dt gouvernemenc , il n'eft point propremeiic de queftion ifoiee; qu'en ce genre, le mcrite d'un auteur confifte a lier enfemble toures les parties de radminiftration; & qu'ennn un etat eft une machine mue par difFerf.ns refTorts , dont il faut augmenter ou diminuer la force proporcionne'ment au jeu de ces reflorcs entr'eux, & k j'eflfec qu'on veut produire. B4 32 D E L' E S P R I T. I'^tre que par ce qu'on appelle rbonnetiT| or le dcfir de I'honneur s'atti^dit chez urv peuple, lorlque rainour des richefles s'y ailurae (/). En vain diroit-on que les na- tions riches gagnent du nioins en bonheur & en plailirs ce qu'elles perdent en vertu & en courage: un Spartiate (/^) n'^toit pas n-.oins heureux qu'un Perfe ; les premiers Remains, dont le courage ctoit recompenfe par le don de quelques denrdes, n'auroient point envie le fort de CraiTus. Ca'ius Duillius, qui,pf.r ordre du f^nat, ctoit tous les foirs reconduit k fa maifon •k la clarte des flambeaux & au Ton des flu- tes, n'dtoit pas moins fenfib-e h ce con- cert groflier que nous le fomm.es k la plus briilante fonaie. Mais , en accordant que les nations opulentes fe procure nt quel- ques commodit^s inconnues aux peuples pauvres, qui jouira de ces commodii^sV un petit norabre d'hommes privilegi<^s & ri- ches, qui,fe prenant pour la nation entie- re, concluent de leur aifance particuliere que le payfan eft heureux. Mais quandme- Bie ces commodites feroient reparties en- tre un plus grand nombre de citoyens , de quel prix eft cet avantage compart h ccux que procurent ^ des peuples pauvres une ame forte , courageufe , & ennemie de I'efcla- vage "? (!) J\ eft imuila tl'avertir que le luxe eft , a cet ^gard , p]iis dargcrfux pour une nation fituee en terre ferme que pour des inlilaires; leurs remparts font leurs vaifleaox, & Jeurs foldats les matelots. (t) Un jour qu'on faifoic devant Alcibiade t'eloge de la valeur des Spartiates : de qttoi i'eton>,c-t.i,n , difoir-il? .i la vie malkeHrfufe qnits mcnent , ih ne doi'ver.t avulr rien de DISCOURSI. 33 vage? Les nations chez qui le luxe s'intro- duic font tot ou tard vidimes du defpotis- me^ elles prefentent des mains foibles & d^biles aux fers dont la tyrannie veut les charger. Comment s'y Ibuftraire ? Dans ces nations , les uns vivent dans la mol- lelfe, & la mollelTe ne penfe ni ne pv^- voit: les autres languilfent dans la mifere; & le befoin prellant, entierement occupc k fe fatisfaire , n'eleve point fes regards jufqu\\ la liberty. Dans la forme dei'poti- que , les richelTes de ces nations font A leurs maitres^ dans la forme r^publicaine, elles appartienntnt aux gens puillanrs , comma aux peuples courageux qui les a- voilinent. 5, Apportez-nous vos tr^fors, auroient 5, pu dire les Remains aux Carthaginoisi 5, ils nous appartiennent. Rome ik Carttia- 5, ge ont toutes deux voulu s'enrichir,mais ,, elles ont pris des routes ditFerentes pour ,, arriver a ce but. Tandis que vous en- 5, couragiez Tinduftrie de vos ciioyens , 5, que vous etablifliez des manufactures, ,, que vous couvriez la mer de vos vais- ,, feaux, que vous alliez reconnoitre des „ cotes inhabit^es, & que vous attiriez ,, chez vous tout Tor des Efpagnes <5c ,, de I'Afrique j nous, plus prudents , „ nous Je Ji p^t'Jfe ijne de mo»r:r. Cette pb'ifiDrerje ^toit celle d'un jeune homnie nouiri dans le luxe : Alcib'ude i'e trompoit , & Lacede'mone n'envioit pas !e bonbeur d'Achenes C'sH ce qui faifbit dire a un ancien, 4a' il etoit plus doux d« vivre, comnie les Spartiates, a I'ombre des bonnes toix, (pi I'otnbre ies bi>cages, comme hs Sybarite*. B5 34 D E L' E S P R I T. 5, nous endiirclffions nos foldats aiix fa- ,, tigues de la guerre, nous elevions leur 5 5 courage, nous favions que Findultrleux 5, ne travailloit que pour le brave. Le 55 temps de jouir eft arrive^ rendez-nous 5, des bieus que vous etes dans Timpuis- „ fance de defendre ".Si lesRomains n'ont pas tenu ce langage, ,du moins leur con- duite prouve-t -elle qu'ils etoient affecles des fentiments que ce difcours fuppofe. Comment la pauvrete de Rome n'eut-elle pas commande a la richeffe de Carthage, ^y?«i, renfermee encore dans Fidee de Vefpace^ je dis que nous ne devons cette idee de I'infini qu'a la puiflance qu'un hopime place dans une plaine a d'en reculer toujours les limites , fans qu'on puiffe, a cet egard , fixer le ter- me ou fon imagination doive s'arreter : IV^- fence de homes eft done , en quelque genre que ce foit,la feule idee que nous puiffions avoir de I'infini. Si les philofophes, avant que d'etablir aucune opinion fur ce fujet, avoient determine la iignification de ce mot diwfini^ je crois que, forces d'adopter la definition ci-delTus , ils n'auroient pas per- du leur terns a des difputes frivoles. Cell a la faufie philofophie des fiecles pr^c^dents qu'on doit principalement attribuer Tigno- rance groffiere ou nous fommes de la vraie fignification des mots : cette philofophie con* filloit prefque entierement dans Tart d'en abufer. Cet art, qui faifoit toute la fcience des fcholaftiques , confondoit toutes les iddes; & Tobfcurit^ qu'il jettoit fur toutes les expreffions , fe r^pandoit gdn^ralemenc fur toutes les fciences , & principalement fur la morale. Lorfque le c^lebre Mr. de la Rochefou- cault dit que Tamour-propre eft le princi- pe de toutes nos anions, combien I'igno- lance de la vraie fignification de ce mot amour-propre ne fouleva-t-elle pas de gens toutre cet illuftre auteur?On prit Famour- propre 40 D E L' E S P R I T: propre pour orgueil & vanit^ ; & Ton s'i- magina, en confequence, que Mr. de la Rochefoucault placojt dans le vice la four- ce de toutes les vertus. II 6tok cependant faciJe d'appercevoir que i'amour- propre, ou Tamour de foi,n'^toit autre cholequ'un fentiment grave en nous par la nature ^ que ce fentiment fe transformoit dans chaque homme en vice ou en vertu , felon les gouts &i les palTions qui Tanimoient^ & que I'a- niour- propre, diffdremment modifi^, pro- duifait egalement I'orgueil & la modellie. La connoiffance de ces idees auroit pre- ferve Mr. de la Rochefoucault du reproche tant repete, qu'il voyoit riiumanit^ trop en roir^il I'a connue telle qu'elle eil, Je con* viens que la vue nette de I'indifftrrence de prefque tousles hommesanotre ^gard,e{l nn fpeclacle affligeant pour notre vanity ; mais enfin il faut prendre les hommes com- nie ils font: s'irriter contre les eSets de leur amour-propre, c'eft fe plaindre des giboulees du printems, des ardeurs de I'e- t^, des pluies de Tautomne, & des glaces de I'hyver. Pour aimer les hommes, il faut en at- tendre peu : pour voir leurs d^fauts fans 2igreur,il faut s'aecoutumer h les leur par- donner, fentirque I'indulgence e(i une jus- tice que la foible humanite efb en droit d'exiger de la fagcffe. On rien de plus pro- pre a nous porter i Tindulgence , a fermer nos coeurs a la haine,-\ les ouvrirauxprin- cipes d'une morale humaine & douce, que la connoiffance profonde du cceur humain, telle D I S C 0 U R S I. 4^ telle que Tavoit Mr. de la Rochefoncault: aulTi les hommes les plus ^claires ont-ils prefque toujours ^te les plus indulgens. Que de maximesd'humanit^ r^panduesdans Iturs ouvrages ! Fivez , difoit Platon , aveo- vos in- firieurs & vos domeftiques comtne. avsc dcs a- mis malheurettx. „ Entendrai-je toujours, di- ,, foit un philofophe Indien, les riches s'e- ,, crier. Seigneur , frappe qniconque naus ,, dtJrobe la moindre parcelle de nos biens ; 5, tandis que, d'une voix plaintive & les 5, mains 6tenduc-s vers le ciel, le pauvr^ „ dit, Seigneur 5 fais-moi part des biens qua ,, tu prodigues au riche; & fi de plus ia- ,, fortunes m'en enlevent une partie , je ,, n'implorerai point ta vengeance, & je ,, conlidererai ces larcins de Tail dont on 5, voit , au terns des femailles, les colom- 5, bes fe riipandre dans les champs pour y 5, chercher leur nourriture". Au refte, fi le mot d'amour-propre , mal entendu, a fouleve tant de petits elpnts contre Mr. de la Rochefoncault , quelles dilputes, plus ferieufes encore, n'a point occafionne le mot de lihrtef difputes qu'on eut facileraent termin^es, fi tous les hom- mes, aufli amis de la verite que le P. Ma- lebranch^, fuffent convenus , comme cet habile th^ologien, dans {2. Premotion Phyfi' que , que la liberie etoit un tnyjlere. Lorfquon me- fou[fe fur cette quejlion , difoit -il , js. Jiiis force de niarriter tout court. Ce n'elt pas qu'on ne puide fe former une idee net- te du mot de liherte^ pris dans une fignitt- cation commune. L'horame lib re ell Thorn* me 42 D E L' E S P Pv I T. me qui n'eft ni charged de fers , ni detenu dans les prifons , ni intimide, comme I'ef- clave, par la crainte des cliatimens ; en ce fens, la liberte de I'homme conlifte dans Texercice libre de fa puiiVance : je dis de (a paifl'ance , parce qu'il feroit ridicule de prendre pour une non-lihcrti rimpuiffance oli nous tbmmes de percer la nue comme I'ai- gle , de vivre fous les eaux comme la baleine, & de nous faire roi , pape , ou empereur. On a done une idee nette de ce mot de liherti^ puis dans une flgniiication commu- ne. II n'en eil pas ainfi lorfqu'on applique ce mot de lihzrU d la volonte. Que feroit- ce alors que la liberie ? On ne pourroit entendre, par ce mot, que le pouvoir li- bre de vouloir ou de ne pas vouloir une chofe ; mais ce pouvoir fuppoferoit qu'il peut y avoir dcs volontes fans motifs , & par confequent des effets fans caufe. II faudroit done que nous puffions egalement nous vouloir du bien & du mal ; fuppofi- tion abfolument impoffible. En etfet, fi le defir du plailir ell le principe de toutesnos penfees & de toutes nos actions , fi tous les hommes tendent continuellement vers leur bonheur reel ou apparent, toutes nos voiontcs ne font done que I'effet de cette tendance. En ce fens, on ne peut done atta- cher fO II efl encore des gens qui regarden* la fafpenfion d'efprlt comme una preuve de ia liberte ; ils ne s'apper- 9i)ivenc pas que la furpenfion eft aufTi n^ceflaire que la pre- cipi atiun dans les jugemens ; iorfque , faute d'examen , Ton s'eft expofe' a quelque malheur , inftruic par I'infor- .wce, I'amour de foi doit noas nc'ceifiter a la fufpenfion. Ox D I S C 0 U R S I, 43 cher aucune idee nette h ce mot de Uherti. Mais, dira-t-on , li Ton ell: ndcefiite a pour- fuivre le bonheur par-tout oii Ton Tapper* 9oit, du moins fommcs-nous libres Cur le choix des moyens que nous employons pour nous rendre heureux (Z')? Oui , K^pondrai- je : mais libre n'eft alors qu'un fynonyjne d'edaire, & Ton ne fait que confondre ces deux notions: felon qu'un homme faura plus ou moins de procedure & de }urirpiu- dence, qu'il fera conduit dans fes affaires par un avocat plus ou moins habile , il prendra un parti meilleur ou moins bon ; mais, quelque parti qu'il prenne, le defir de Ton bonheur lui fera toujours choifir le parti qui lui paroitra le plus convefiable k its interets, fes gouts, fes paifions, & eu' fin a ce qu'il regarde comme fon bonheur. Comment pourroit-on philofophiquement expliquer le probleme de la liberte? Si, comme M. Locke Fa prouve, nous fommes difciples des amis, des parents, des lectu- res, & enfin de tous les objets qui nous environnent, il faut que toutes nos penfees & nos volont^s foient des effets immediats ou des fuites neceflairesdes impreffions que nous avons recues. On ne pent done fe former aucune idee de ce mot de hhrt6^ appliqud a la volon- td On fe trompe pareillement fur le mot driih'rat'on : noes croyons de'iiberer lorfque nous avons, par exemple, a choi- fir enrre deux plaiGrs a pcu pres egaux & prcfque en eq::!- libre; cepeiidant, I'on ne fair alors que prendre pour de ibe- ration )a ler.teur avec hquelle, encre deux poids a peu prcs egaux, ]e plus pefanc emporce ua des badins de la baUnce. U D E L' E S P R I T. t^ (f) ,• il faut la conlid^rer comme un niyftere; s'ecrier avec S. Paul, 0 altitudo! convenir que la thdologie feule peut dil- courir fur une pareille matiere , & qu'un traite pliilofophique de la liberty ne leroit qu'un traits des etFets fans caufe. On voit quel germe ^ternel de difputes & de calamit^s renferme fouvent Tigno- rance de la vraie fignification des mots. Sans parler du fang verft par les haines & les difputes theologiques, difputes prefque tou- tes fondles fur un abus de mots, quels au- tres malheurs encore cett€ ignorance n'a-t- elle point produits , & dans'^quelles erreurs n'a-t-elle point jett6 les nations? Ces erreurs font plus multipliees qu'on ne penfe. On fait ce conte d'un Suiffe : on lui avoit configuc une pone des Tuileries, avec (c) .„ La liberte, difoient les Stoi'ciens, eft une chime- „ re. Faute de connoitre les motifs de raffembler- les cir- „ conftances qui nous determinent a agir d'une certaine „ maniere , nous nous croyons libres. Peut-on penfer qae ,, I'homme ait v^ritablemenc le pouvoir de fe deccrminer ? „ Ne font-ce pas plutot les objets ext<5rieurs, combines de „ mille fa^ons differences , qui le pouflent & le determi- „ rent ? Sa volonte' eft-elle une facuk^ vague &c inde'pen- ,, dante, qui agifle fans choix & par caprice? Elie agic, „ foir en confequence d'un jugemenc , d'un aiSte de I'en- ,, rendemenc , qui lui repre'fence que telle chofe eft plus ,, avanrageufe a (es interets que toute autre ; foic au'inde'- „ pendamment de cet aiSe les circonftances ou un nomme „ fe trouve rinclinent, la forcenc a fe tourner d'un cer- ,, tain cote; & il fe flatte alors qu'il s'y eft teurne libre- „ ment, quoiqu'il n'ait pas pu voulo r fe tourner d'un au- ',, tre". Hiftoire critique de la philofofihie. ^ {d) Lorfqu'on voit un chancelier avec fa fimarre , fa hr- ge perruque & fon air compofe, s'il n'eft point, dit Mon- taigne, de tableau plus plaifanc a fe faire que de fe peindrc ce mem.-? chancelier confommant I'cEuvre du mariageipeut- ctre n'eft-on pas moins Knt^ de rire, lorfqu'on voit I'air fou- DISCOURSI. 45 avec d(*fenre d'y laiiTer entrer peifonne. Un bourgeois s'y prefente : On nentre point ^ lui dit le SuiiTe. Jujji -, repond le bourgeois ,7£; ne veux point aitrer ^ mai% for- tir (cukment du pont-royal jlh ! s'il s'a • git de for tir , reprend le SuiiTe , mon/ieur, vous pou-oez pafjr (ci). Qui le croiroit "? ce conte ell Thilloire du peuple Remain. Ce- I'ar le prt^fente dans la place publique , il veut s'y faire couronner^ & les Romains, faute d'attacher des idees precifes au mot de royaut^ , lui accordent , ibus le nom dlmperator^ la puiflance qu'ils lui refufent fous le nom de rcx. Ce que je dis des Romains peut genera* lement s'appliquer k tous les divans & k tous le confeils des princes. Parmi les peu> pies, comme parmi les Ibuverains, il n'eti ell aucnn que Tabus des mots n'ait prdci- pite foucieux & la gravlt^ importance avec 1 iquelle certains vifirs e'afl^yenc au divan pour opiner & conclurre, comme le Suil- fe , Jlh' i'il i'^git dejortir, monfieHT, vous pnnvez faffer, Les applications de ce mot font (i faciles & ti tiequentes , qu'on peut s'en fier a cet e'gard a la fagacit^ des ieiieurs, Sc les atTurer qu'iis trouveront par-tout des fentlnelles Suifles. Je ne puis m'empecher oe rapporter encore a ce fujeC un fait iifl'ei plaifant ; c'efl la reponfe d'un An^lois a ur» miniilre J'etac. Rien de plus ridicule , difoit le miniflre 2UX courtifans , que la maniere dont fs tient le confeil cfce/. quelques nations negres. Reprefentez- vous une chambre d'affemblee ou font plac^es une douiaine de grjndes cru- ches ou jsirres a moitie pleines d'eau ; c'eft It que, nuds tie d'un pas gravi, fe rendenc une douiaine de conleiliers d'e- tat: arrives dans cet:e chambre. chacun faute dans fa cru- che , s')' e ifonce jul.|u'au cou ; ^ c'eft dans cette pofture qu'',:-~ c^v.i 8c qu'on delibere fur les affaires d'etat. Mais vous lie riat pas? dit le miniilre au ft.igneur la plus pres delui. C'e't, rcpondit-il, que je vols tous les jours quel- qii:- chafe de pius plaif.nt encore. Quoi done ? reprit le miniilre. --^'^r^ unsays oit Us :rnchts Jeules ticnnoit confeil. 46 D E L' E S P R I T. pitd dans quelque erreur groHiere. Pour echapper k ce piege , il faudroit , fuivant le conCeil de Leibnitz, compoler une lan- gue philofophique , dans laquelle on deter- niineroit la fignilication precife de chaque mot. Les liommes alors pourroient s'en- tendre , fe transmettre exadleinent leurs idees, les difpntes, qu'eternife Tabus des mots, fe terraineroient; & les hommes , dans routes les Iciences, feroient bien-tot forces d'adopter les meraes principes. Mais Texecution d'un projet li utile & fi defirable ell peut-Stre impoflible. Ce n'eft point aux philofophes, c'ell au befoin qifon doit Tinvention des langues; & le befoin , en ce genre , n'ell; pas difficile i fatisfaire En confequence, on a d'abord attache quelques faufles idees a certains mots', enfuite on a combind , compare ces idees <5c ces mots entr'eux ; chaque nou- velle combinaifon a produit une nouvelle erreur; ces erreurs fe font multipliees, & en fe multipliant, fe font tellement compli- quees qu'il feroit maintenant impoiiible, fans une peine & un travail infini , d'en fuivre & d'en decouvrir la fource. 11 en ell des langues comme d'un calcul algebri- que: il s'y gliil'e d'abord quelques erreurs; ces erreurs. ne font pas sppergues; on cal- cule d'apres fes premiers calculs; de pro* pofition cu propofition. Ton arrive a des confequenccs entierement ridicules. On en fent I'abfurdite : mais comment retrouver Tendroit ou s'ell: glilTee la premiere erreur? Pour at ellet , il faudioit rvifaire & reve- rifief D I S C O U R S I. 47 rlfier un grand nombre decalculs^ nialheu- reufement il eft peu de gens qui puifTent Tentreprendre , encore moins qui le veuil- lent, fur-tout lorsque Finter^t des hom* rues puiiiants s'oppofe d cette verification. J'ai montre les vraies caufes de nos faux jugements ^ j'ai fait voir que toutes les erreurs de I'efprit ont leur fource ou dans lespaffions, ou dans I'ignorance, foit de certains faits, foit de la vraie lignilication de certains mots. L'erreur n'elt done pas clfentiellement attachee h la nature de Tef- prit hnmain^nos faux jugements font done I'effet de caufes accidentelles, qui ne Tup- pofent point en nous une faculte de juger diftincle de la faculte de fentir ^ I'erreur n'cft done qu'un accident , d'ou il fuit que tous leshommesont eflentiellement Tefprit julle. Ces principes une fois admis , rien ne m'empcche maintenant d'avancer, qu& ju- ger, comme je I'ai dejk prouve, n'eft pro- prement que fentir. La conclufion gdn^rale de ce difcourslj c'eft que I'efprit pent etre confidere ou com- me la faculte produclirice de nos pen fees ; & I'efprit, en ce fens, n'eil: que fenfibilite & me moire : ou I'efprit peut etre regarde com- me un elTet de ces memes facultes ; &,dans cette feconde fignification , I'efprit n'cft qu'un aflemblage de penfees , & peut fe fub- divifer dans chaque homme en autant de parties que cet homme a d'idees. Voil^ les deux afpects fouslefquelsfepre*' fente Tefprit confidere en lui-meme : e^ami- nbns maintenant ce quec'eftqueTefpritpar -.■^nnort a la fociet^. DE DE UESPRIT. DISCOURS II. DE UESPRIT PAR RAPPORT A LA SOCIE TE\ CHAPITRE PREMIER. Idie ginlrak. LA Science n'eft que le fonvenir ou des faits ou des idees d'autrui : VE/prit^ diftiugufc de \2i Scief2ce^ eft done un ali'em- blage d'idees neuves quelconques. Cette definition de Tefprit eft jufce , elle ell meme tr^s-inftru(ftiv2 pour un philofo- phe; mais elie ne peut etre g^ndralement adoptde: il faut au public une di^linition qui le mette a portee de comparer les diff^- rents elprits entr'eux , & de jugcr de leur force & de leur <^tendue. Or, 11 Ton admet- toit la definition que je viens de donner, comment le public mefureroit-il Tecendue d'efprit d'un homnie qui donneroit au public une lille exadle des idees de cet homme ? comment diilinguer en lui la fcience 6c I'eiprif? iJuppofons que je pretende k ladecouver* te d'une idee dej^ connue : il faudroit que le {a) A la demarche, ^ I'habitude du corps , ce danfear pretend connoitre le cara£lere d'un homtr.e. Un Stranger Ic prefence un jour dans fa faiie; De qml fays etes-ions? lui demjnde Marcel. Je fms jinglois,.. rots, Angluis ! DE L'ESPRIT DISCOURS II. 49 le public , pour favoir fi je meiite reelle- ment a cet ^gard le titre de fecond inveii- teur, fi\t preTiminairement ce que j'ai la, vu & entendu : connoiflance qu'il ne veut ni ne peut acquerir. D'ailleurs , dans Thy- pothefe impoflible que le public put avoir un denombrement exacl & de la quantite & de Felpece des idees d'un homme , je dis qu'en confequence de ce denombrement , le public feroit fouvent force de placer au rang des genies, des hommes auxquels il ne ibupijonne pasmeme qu'on puille accor- der le titre d'hommes d'efprit : tels font en general tous les artiftes. Quelque frivole que paroiiTe un art , cet art cependant eft fufceptible de combinai- fons inlinies. Lorfque ^Marcel , la main ap- puyee fur le front, roeil (ixe, le corps im- mobile , & dans I'attitude d'une meditation profonde, s'ecrie tout-a-coup, en voyant danfer fon ecoliere, que de cbofes dans un menuet ! il eft certain que ce danfeur ap- percevoit alors , dans la maniere de plier, de rejever & d'emboiter fes pas jdes adref- fes invifibles aux yeux ordinaires C/f) , (5c que fon exclamation n'eft ridicule que par la trop grande importance mife a de pe- tites choles. Or, fi I'art de la danfe ren- ferme un tres-grand nombre d'idees & de combinaifons , qui fait li I'arc de la decla- mation ent fart a C ii dmtn'Jlratlen puhllque , <^ font «nc port'on de la pitiffance foiivcraine ! Non , monfici'.r : cc front halffe , ce regard tlmlde , cctte demarche Inccrtahic, ne »i'itti>i9fi;cat qftg I'cfclave titre d'tta eleClsur, Tomt L C 50 D E L' E S P R I T. ination ne ruppofe point , dans I'adlrice qui y excelle , autant d'iJees qu'en em- ploie un politique pour former un fyllerae ue gouvernemenf? Qui peut aflurer, lorl- qu'on confulte nos bons remans, que , dans ies geftes, la parure & les dilcours etudies d'une coquette paifaite , il n'entre pas autant de combinaifons & d'idees qu'en exige la decouvLTte de quelque fylleme du monde ; & qu'en des genres tres-ditre- rents , la Le Couvreur & Ninon de TEn- clos n'aient eu autant d'eforit qu'Ariftote & Solon ? Je ne pretends pas demontrer a la ri- gueur la verity de cette propofition ; mais laire feulement fentir que , toute ridicule qu'elle paroilFe, il n'efi: cependant perfonne qui puiii'e la relbudre exaclement. Trop Ibuvent dupes de notre ignoran- ce , nous prenons pour les iimites d'un art celles que .cette meme ignorance lui don^^ ne : mais fuppofons qu'on put , h. cet e- gard, d^tromper le public , je dis qu'en i'eclairant on ne changeroit rien k fa ma- niere de juger. II ne uiefurera jamais Ton eflime pour un art uniquement I'ur ie nom- bre plus ou moins grand de combinaifons uecelfaires pour y rcuffir; i. parce que le denombrement en eft impoffible k faire ; 2. parce qu'il ne doit conliderer I'efprit que du point de vue fous lequel il eft impor- tant de le connoitre , e'eft-a-dire , par rap- (i) Le vulgiire rellreint communemcnc h fignlfication Je ce mot hitercc au feiil amnar de I'argenc ; le leftejr ^catre lencira qua je prcnas ce moc datis I'etat dcs futvages , d'hcmme mcch.jnt que I'homrne robujie ; is- JdKS l'e'tc7t foUci', cjtte rhommc en credit. Le puiflanc, pris en ces deux fens, n'eft cependanc pas plus me'chanc que le foible : D I S C 0 U R S 1 1. 57 nient utiles. Un juge abfout iin coupable , un miniftre 61eve aux honneurs un iu']tz indigne^ run & I'autre font toujours jus- tes, au dire de Jeurs proteges: mais que le juge puniffe, que le minillre refufe , ils fcront toujours iujultes aux yeux du crimi- ]iel & du difgracie. Si les moines, charges, fous la premie- re race, d'ecrire la vie denosrois,nedonne- reiit que la vie de leurs bienfaiteurs ; s'ils ne delignerent les autres regnes que par cet mots NIHIL FECiTj & s'ils ont don- iie le nom de ro/s faineants a dts princes tres-eflimables; c'ell qu'un moine ell un homme ,& que tout homme ne prend,dans fes jugeraents, confeil que de ion interet. Les Chretiens, qui donnoient avec juilice le nom de barbaric &de crime auxcruautes qu'exercoient fur eux les pa'iens, ne don- nerent-ils pas le nom de zele aux cruau- tes qu'ils exercerent a leurtour llircesme- mespai'ens? Qu'on examine les hommes, on verra qu'il n'eft point de crime qui ne loit mis au rang des actions homietespar les fo- cietes auxquelles ce crime ed utile , nid'ac- tion utile au public qui ne foit blamde de quelque focieteparticuliere a qui cette me-, me action ell nuifible. Quel homme, en eiTet , sacrifie Torgueil de ie dire plus vertueux que les autix-s a I'orgueil foible,- Hobbes le fentoit; m?;is il favolt audi qu'on ne donne le nom de m^chant qu'a ceux dont la mjchancete' efl a redoucer. On rit de la colere & des coups d'un sv.. f;;nt , il n'en paroic fouven: que plus joli ; mais on s'jrrlie con;re Ihomme for:,fe£co!ips b;e(Ter.:,on le traitedebrurai. Co 58 D E L' E S P R I T. Torgueil d'etre plus vrai , & s'il fonde , avec una attention fcrupuleufe , tons les replis de Ton ame,ne s'appercevra pas que c'eft uniquement a la manicre difrerente dont rintereLpcrfonnel le niodifie,que Ton doit les vices & fes vertus (/')"? que tous les liommes font mus par la meme force? que tous tendent egalement k leur bonheur? que c'ell la diverlite des paffions & des gouts, dont les uns font conformes 6c les autres contraires a Finteret public, qui decide de nos vertus & de nos vices? Sans meprifer Je vicieux, il faut le plaindre, fe f^liciter d'un naturel heureux, remercier le ciel de re nous avoir donne aucun de ces gouts & de ces paffions , qui nous euflent forces de chercher notre bonheur dans Tinfortune d'autrui, Car enfin on obeit toujours a fon inter^t ^ & de-la Tinjuftice de tous nos ju- genients , & ces noms de julle & d'injuile prodigues a la nieme action ,relativenientX I'avantage ou au defavantage que chacun en rei;oit. Si I'univers phyfique eft foumis aux loix du mouvement , funivers moral ne Teli: pas moins a celles de Finteret. L'interct eft, fur la terre , le puiiTant enchanteur qui f />) L'homme huma'in eft celui pour qui I2 vue du ma!- hfur d'iucrui eft une vuj infupponable , 6c q-i , pour s'ar- rachcr ace fptccacie, eft, pour ainli dire, force de fccou- rir le malheureux. L'homnie inhuinjin, au conrriire , ell celui pour qui le fpeiftacie de la mlfere d'autrui eft un ipeSacie agreable ; c'eft pour prolonger Ces plaiCrs qu'il rc-fufe tout fecours aux malheureux. Or ces deux homines fi diffe'rencs cendent cependant tous deux a leur plailir, 6c ion: mus par le nieme reflbrc. hlils, dir*.t-OD, ft Ton fate D I S C 0 U R S II. 59 qui change aux yeux de toutes les cr^iatu- res la forme de tons les objets. Ce mou- ton paifible, qui pature dans nos plaines, r.'eft-il pas un objet d'^pouvante 6c d'iior- reur pour ces inlecles impercepiibles qui vivent dans I'epaiireur de la panipe dcs herbes? ,, Fuyons , difent-ils . cec animal ,, vorace & cruel , ce monrtre , dont la ,, gueule engloutit k la fois & nous Ck: nos ,, cites. Que ne prend-il exemple fur lu ,, lion & le tigre"? ces animaux bienfai- ,, fants ne detruifent point uos habitations, 5, lis ne fe repailTent point de notre iang^ ,, juftes vengeurs du crime, ils puniiVent 5, fur le mouton les cruautcs que le mou- „ ton exerce fur nous ". Ceil ainfi que des interSts dilFerents m^tamornho'ent les objets :le lion ell a nos yeux I'animal cruel; d ceux de rinftcle, c'eil le mouton. Audi peut-on appliquer h I'univers moral ce que Leibnitz dilbit de I'univers phyfique: que ce monde , toujours en mouvementjoffroit h chaque inllant un phenomene nouveau & different a chacun de fes habitants. Ce principe ell fi conforme a rexpcrisn- ce , que , fans entver dans un plus ]ou^ examen, je me crois en droit de concliirre que fait tout pouv f)i, Ton ne djit done point de reconnoiiTan- ce a fes bienfaiteurs ? Du inoins , re'pondriii-;e, le bientai- te;ir n'efl-il pas en drclt d'en exiger ; autremenc, ce feroic un coatrat & non un don qu'il au:uit I'aic. Les GtrmaLti, dit Tacjte, font it re^oi'jeui t'.cs pr/fcas , ir ri'ex'gent ni ne donnent ar.cune m.tr^ne de recomioijpttice. Celt en faveur des maiheureux, & pour multiplier le nombre dss bient.il- t urs, que ie public impofe , £vec raifon , aux obliges ig devoir de la recor.noi/Iance. C 6 6o D E L' E S P R I T. que Tinterec perfonnel eft I'unique & uni- verfel appreciateur dii nitrite des actions des hommes; & qu'ainli b. probite , par rapport a un particulier, n'elt, conforme- nient a ma definition , que Thabitude des ac- tions perfonnellement utiles ri ce particulier. C H A P I T R E III. De rerprit,par rapport h. un particulier. 0/7 prouve , par ks fails , que nous nejlimons^ dans les autres^ que. Its idles que mm a- vons inter it d''eflimcr. TRANSPORTONS iiiaintenant aux i- dees les principes que je viens d'ap- pliquer aux actions : Ton fera contraint d'avouer que chaque particulier ne donne le nom ^efprit qu';\ Thabitude des idees qui lui font utiles , foit comme inllructives , Ibit comme agreables; & qu'a ce nouvel egard , I'intdret perfonnel eft encore le feul juge du meriie des hommes. Toute idee qu'on nous pr^fente a tou* jours quelques rapports avec notre etat, nos palTions ou nos opinions. Or, dans lous ces differents cas , nous prifons d'au- tant plus une idde que cette idee nous eft plus utile. Le pilote , le medecin & Tin- genie ur (.») Pour fe moquer d'une grande parleufe, femtne d'ef- pnt d'ailleurs, on s'avifi de lui prefenter ua homme qu'oa lui dit ecre un homme de bciucoup d'efprir. Cette femme Ic revolt a merveiiies ; niais , preflee de s'en faire admi- rer, die fe met & parler , \i\ /ale cent quelljons diffcien- tei. D I S C 0 U R S II. 6i genieur auront plus d'eltime pour le con- ilrucleur de vailleau , le botanilie & le inechanicien , que n"en auront , pour ces memes hommes , le libraire, Forfevre ik. le ma(pon, qui leur pr^fereront toujours le romancier, le deffinateur & rarchitecle. Lorsqu'il s'agira d'idees propres k com- battre ou i favorifer nos paffions ou nos gouts, les plus eftimables a nos yeux I'e- lont , fans contredit , les idees qui flatte- ront le plus ces monies paffions ou ces memes goiits («). Une femme tendre fe- ra plus de cas d'un roman que d'un livre de metaphyfique: un homme tel que Char- les XII. preferera rhilloire d'Alexandre k tout autre ouvrage : I'avare ne trouvera certainement d'efpiit qu'ii ceux quiluiin- diqueront le moyen de placer fon argent au plus gros interet. En fait d'opinions , comme en fait de paffions, pour eltimer les idees d'autrui, il faut etre interefie a les efliiiier; fur quoi fobferverai qu'a ce dernier egard les hom- mes peuvent etre mus par deux fortes d'int^rets. II eft des hommes animes d'un orgueil noble & eclaire , qui, amis du vrai , atta- ches k leur untiment fans opiniatret^ , con- fervent leur efprit dans cet etat de fufpcn- fion qui y laille une entrde libre aux veri- tes tes, fans s'appercevoir qu'il ne repondoic rlen. La vifite fake : etes -votis , lui dit-on, contente de -voire frefente? ^^iil eli charm.vnt'. repondic -elle, t^tlll a d'efprit .' A cel- ls exchmacion , diacun de rire: ce grand efpric , c'e'toit • «n muer, c? 6i D E L' E S P R I T; tes nouvelles: de ce nombre , font quel- ques elprits philofophiques , & quelques gens trop jeunes pour s'^tre forme des o- pinions & rougir d'en changer; ces deux fortes d'homnies eftimeront toujours , dans ies autres , des idees vraies , lumineufes , & propres a fatisfaire la paffion qu'un or- gueii eel aire leur donne pour le vrai. 11 ell d'autres hommes , &, dans ce nom- bre , je Ies comprends prefque tons , qui font animds d'une vanite moins noble; ceux-la ne peuvent ellimer dans Ies au- tres que des idees conformes aux leurs(/^), & propres h jurtifier la haute opinion qu'ils ont tous de la jaftelTe de leur efprit. Cell: fur cette analogic d'idees que font fondes leur haine ou leur amour. De-1^ cet inf- tindl fAr & prompt qu'ont prefque tous Ies gens niediocres pour connoiire & fuir Ies gens de merite Qc'): de-1^ cet attrait puif- fant que Ies gens d'efprit ont Ies uns pour Ies autres; attrait qui Ies force, pour ainfi dire , k fe rechercher , malgrt^ le danger que met fouvent dans leur commerce le de- fir (f ) Tous ceux done refpri: eft born^ d.'crient fan? cefle ceux qui joignent la Hjliiiite a I'etendue d'efprit. II Ies ac- cufenc de trop raSner, &c de penfer en to'.it d'une manlere trop abftraite; ,, Nous n'accordjrons j.fniais , die Mr. Hu- „ me, qu'une chofe eft jufte, lorqu'elle pafle notre foible „ conception. La dift.-rence , ajoute cet iiluftre philofo- ,, phe, de rbomme rommun a rhomme de genie , fe re. J, marque principaiement dars le plus ou Je moins de pro- ,, fondeur des principes fur lefquels ils fondcnt leurs ide'cs ; ;, avec la plupart des hommes tout jueemen: eft particu- :, lier; t's ne portent point leurs vucs jufques aux propo- ,, fjtions univerf^Iles ; toute idee ge'nerale eft obfcure pcur J, eux". (c) Lcs foj; , s'l^s en avo'.eri: la puiff.icce , bcnniroier.t D IS C 0 U R S n. (.'^ fir commun qu'ils ont de la gloire : de-ik cette maniere lure de juger du caraclere & de Tefprit d'lin homme par le choix de fes livres & de fes amis ^ un fot , en eflet , n'a jamais que de fots amis: toute liaifon d'auiiti^ , lorfqu'elle ii'eil pas fondd-e fur un int^ret de bienleance , d'amour , de protection, d'avarice, d'ambition , ou fur quelqu'autre motif pareil , fuppofe totijours quelque relfemblance d'idces ou de lenti- inents entre deux hommes. Voila ce qui rapproche des gens d'une condition ires- dilltrente (jT) : voil^ pourquoi les Auguile, les Mecene , les Scipion, les Julien, les Richelieu & les Conde vivoient famili^'e- ment avec les gens d'efprit , & ce qui a donne lieu an proverbe dont la trivialite attefle la vdrite : dis-moi qui tu hantes^p te dirai qui tu es. L'analogie , ou la conformite des idees & des opinions, doit done etre confiddrce comme la force attradlive Ck repuifive qui cloigne ou rapproche les hommes les uns des autres (e). Qu'on tranfporte a Conf- tanti- volontiers les gens d'efprk de leur foci^tei & repeceroient , d'apres ies Ephe'iiens; Jt ^nelqHf.n excelle parmi ncus , cju'il «Uie cxccl.er ijideurs. {d) A la C'jur, les grands font d'autant plus d'accaeil a I'honime d'efprit, qti'ils en ont eux.memes davantage. (f) II eft peu d'hommes , s'ils en avoient le pouvoir, qui n'empioyafr*nt les tourments pour faire generaiemenc adopter ieurs opinions. N'avons-nous pas vu de nos jours des gens afiez fous & d'un or^ueil aflez intole'rabie po'.ir vouloir exciter le magiftrat a fevir contre i'ecrivain qui, donnant a la mufique italienne la pre'fe'rence fur la mufi- que frangoife , c'toit d'un avis different du leur? Si Ton ne i'e porta or()inaire:nent a certains exctl-s que dans les difpu- tes de religion, c'eft que ks autres difputes ne fotirniG'ent pas 64 D E L' E S P R I T. tantinople un philofophe , qui , nMtant point eclaire par les lumieres de la revela- tion, lie peut fuivre que les lumieres de la raifon ^ que ce philofophe nie la million de Llahomet , les vifions & les pri^tendus mi- racles de ce prophete: qui doute que ceux qu'on appelle les bons Murulmans n'aient de Teloignement pour ce ijhilofophe , ne le regardent avec horrtur, & ne ie traitent de fou, d'impie, & quelquefois meme de malhonnete-homme? En vain diroitil que, dans une pareille religion , il eil abfurde de croire aux miracles dont on n'efl pas foi-meme le temoin ; & que, s'il y a tou- jours plus a parier pour un menfonge que pour un miracle (/), les croire trop faci- lement, c'eil moins croire en Dieu qu'aux impoiteurs^ en vain reprefenteroit-il que, li Dieu eut voulu annoncer la million de ISlahomet, il n'eut point fait de ces prodi- ges ridicules aux yeux dela raifon la moins txercee, Quelques raifons que ce philofo- phe apportat de fon incr^dulite ,il n'obtien- droit jamais la reputation de fage 6i d'hon- nete, pas les memes pretextes ni les mimes moyens d'etre cruel, Ce n'eli qo'a rimpuiflance , qu'on cH en general redevable de Ci moderation. L'homme humain & mode're' eft un homme tres-rare. S'il rencontre un homme d'une religion ditterence de la fienne ; c'eft , di:-il , un homme qui, fur ces niatieres , a d'autres opinions que moi ; pourquoi le perfe'cuterois je? L'evangile n'a nulle part ordonnc qu'on empioyac les tortures Sc les prifons a la converfion des hommes. La vraie religion n'a jamais drefle d'e'chafFauds j ce fon: quelquefois fes miaiflres qui , pour venger leiir or- gueilj blefle par des opinions diffcrentes des leurs , ont ar- ine en leur raveur la Ikpide credulit^ des peuples & des princes. Peu d'hommes t>nc merice I't'loge que les pretr.s D I S C O U R S II. 65 n&te , anpr^s de ces bons Mufulmans , qii'en devenant allez imbt^cille pourcroiredcs cho- fes ablurdes, ou aflez faux pour feindre de les croire. Tant il efl vrai que les hommes ne jugent les opinions des autres que par la conforniite qu'elles ont avec les leurs, Aufli ne perfuade-t-on jamais les fots qu'a- vec des Ibttiles. Si le fauvage du Canada nous prefere aux autres peuples de I'Europe, c'ell que nous nous pretons davantage a fes moeurs, h fon genre de vie -^ c'ell: a cette complai- fance que nous devons Teloge ma^nifique qu'il croit f'aire d'unFran(;ois,loriqu'il dit: c'efi tin honime commt moL En fait de moeurs , d'opinions & d'idees , il paroit done que c'eft toujours foi qu'oa edime dans les autres ; & c'ell la raifon pour laquelle les Cefar, les Alexandre, & generalement- tous le grands hommes ont toujours eu d'autres grands hommes fous leijrs ordres. Un prince elT; habile , il prend en, main le fceptre ; a peine eft-il monte fur le trone, que toutes les places fe trou- vent Egyptiens font de la reine Nephte, dans S ethos: loin d' ex- citer I'animoftte, In vexathn , la ferfecv.tinn , par Its cori- feils d't'.ne pu'ti mal entendiie ; elle u'a, difenc-ils, tire de la religion ^ite des maxlmes d: doueenr : e!h ji'a j.imals cm ^n'U flit ^ermis de tottrmenter les hommes four honorer les dieiix. (/) Comment, dans une telle religion, le te'moin d'un miracleneferolt.il pas fufpeS? II fant , dit Mr. de Fon- tenelle, etre fi fort en garde coatre fol-mhne four racontcr an fait , freclfenient camme on I'a -vii , c'eft-a-dhe , fans y rlen ajot'.ter on dlmlnuer , que tout hcmme qui pretend qu'A cet egard il ne s' eft jamais fnrpris en menfofi^e , eji a ionf ^t'.r un memeur. 65 D E L' E S P R I T. vent reniplies par des hommes fups^rieiirs: le pdnce ne les a point formes, il femble meme les avoir pris au hazard^ mais, force de n'ellimer & de n'elever aux premiers pofbes que des hommes dont I'efprit foit analogue au fien , il eft , par cette raifon , toujours neceflite k faire debonschoix. Un prince , au contraire , eft peu eclaire : con- traint , par cette meme raifon , d'attirer pr^s de lui des gens qui lui reflemblent, il eft prefque toujours neceflite aux mauvais choix. C'eft la fuite de femblables princes qui fouvent a fait fubftituer les plus gran- des places de fots en fots , durant plufieurs fiecles. Auffi les peuples , qui ne peuvent connoicre perfonnellement leurmaitre, ne le jugent-iis que fur le talent des hommes qu'il emploie , & fur Teftime qu'il a pour Jes gens de meritc. Sous tin monarqiit jlupi- de^ difoit la reine Chriftine , toute fa cour ou Veft ou It (Jevient. Mais , dira-t-on , on voit quelquefois des hommes admirer, dans les autres, desid^es qu'ils n'auroient jamais produites , & qui meme n'ont nulle analogic avec les leurs. On fait ce mot d'un cardinal : apr^s la nO' inination du pape, ce cardinal s'approche du faint pere , & lui dit : vous voUa elu pa- pe , void la dernkre fois que vous tntendrcz la virile: feduit par les refpe&s , vous allez bientoi vous croire un grand homines Jouve- nez-vous quavant votre exaltation vous tie- tiez quun ignorant S un opinidtre. /Idicu , jp. vais vous adorer. Peu de courtifans fans doute font doues de Pefprit 6c du courage ne- DISCOURSTI. G'j ndcefTaire pour tenir un pareil difcours \ mais la plupart d'entr'eux , lemblables k ces peuples qui tour i tour adorcnt & fouettent leur idole, font en fecret charrn^s de voir humilier le maitre auquel ils font foumis. La vengeance leur infpire I'eloge qu"ils font de pareils traits , & la vengean- ce ell un interet. Qui n'eft point anime d'un interet de cette efpece , n'eltime 6i meme ne fent que les idees analogues aux fiennes: aufli la baguette, propre ^ decou- vrir un merite nailTant & inconnu , ne tour- ne-t-elle & ne doit-elle reellement tourner qu'entve les mains des gens d'efprit , parce qu'il n'y a que le lapidaire qui fe connoille en diamants bruts, (S: que I'efprit qui I'ente Tefprit. Ce n'etoit que Tceil dun Turenne qui, dans le jeune Curchill, pouvoit ap- percevoir le fameux Marlborough. Toute idee trop etrangere £ notre ma- niere de voir &de fentir, nous lerable tou- jours ridicule. Le meme projet , qui, valle 6c grand, paroitra cependant d'une execu- tion facile au grand miniftre , fera traite, par un miniihe ordinaire, de fou , d'infen- fe ^ & ce projet, pour me fervir de la phra- fe ufitde parmi les fots , fera renvoy^ a la rtpuhlique de PInton. VoiU la raifon pour laquelle, en certains pays, ou les efprits, L^nerv^s par la fuperftition , font parefleux & peu capables des grandes entreprifes :i on croit couvrir un homme du plus grand ridicule , lorfqu'on dit de lui : c\ft vn homme qui vcut reformer VEtat. Ridicule que la pauvret6, le depeuplement de ces pays. 68 D E L' E S P R I T. & par confequent la neceffite d'une refor- me, fait, aux yeux des etrangers, retom- ber fur les moqueurs. II en ell de ces peu- ples comma de cesplaifants fubalternes(i,0, qui croient deshonorer un homme , lorf- qu'ils difent de lui, d'un ton fottement ma- lin : cefl un liomain , c'ejl un efprit. Raillerie qui, rappellee h. fon fens prdcis , apprend feulement que cet homme ne leur relfem- ble point , c'efb-a-dire, qu'il n'ell ni fot , ni fripon. Combien un efprit attentif n'en- tend-il pas, dans les converfations, de ces aveux imbecilles & de ces phrafes abfur- des, qui, reduites a leur fignification exac- te , ^tonneroient fort ceux qui les em- ploient? Aufli I'homme de merite doit-il etre indifferent a Teftime comme au md- pris d'un particulier dont Teloge eu la cri- tique ne fignifient rien , finon que cet homme penfe ou ne penfe pas comme lui. Je pourrois encore, par une infinite d'au- tres faits, prouver que nous n'ellimons ja- mais que les idees analogues aux nutres \ mais pour conftater cette verity , il faut J'appuyer fur des preuves de pur raifonne- ment. CHA-: f,e) Les bourgeois opulents ajoutent en de'rjfion qu'on voir fouvenc I'homme d'efpric a la porta du riche, £c ji- mis le riche a. la pone de I'homme d'efprit ; c cji , re- pond le poete Saadi , p^rcc qne I'homme d'efprit fait le pr:x its rl.heJJ'cs, O" que le richt ignore le ^rix des Ittmicres. D'uil- DISCOURSII. 69 C H A P I T R E IV. De la ndceffite oii nous fommes de n'efli- mer que nous dans les autres. On prouve encore , dans cs chapitre , que nous fommes , par lapareJJ^e c? la vaniti^ toujours forces de proponionner notre cjlime pour les ulees cPautrui^ a P ana logic & a la coU' formiti que ces idles ont avec les notres, DEUX caufes , egalement puilTantes , nous y determinent : I'une elt la va- nite, & I'autre eft la parefle. Je dis la va- nite, parce que le defir de reftime eftcoiii- mun a tous les homnies; non que quel- ques-uns d'entr'eux ne veuillent joindre, au plaifir d'etre admire, le merite de me- prifer radmiration ^ mais ce mepris n'ett pas vrai, & jamais I'admirateur n'ell llu- pide aux yeux de Tadmire: or, fi tous les hommes font avidesd'efl:ime,chacund'eux, inilruit par rexp(:rience que fes idees ne paroitront eftimables ou m^prifables aux autres qu'autant qu'elles feront conformes ou contraires a leurs opinions , il s'enfuic qu'infpire par fa vanite , chacun ne peut s'empecher d'ellimer dans les autres une conformite d'ldees qui TalTure de leur efti- me, & de hair en eux une oppofition d'i- dees, garant iCir de leur haine ou du moins de D'ailleurs, comment la richeffe eftimeroit-elle la fcience ? Le favanc peut appre'cier I'ignoraiice , parce qu'il I'a ^c^ dans fvin enfanceJ mais I'ignoranc ne peuc apprccier le U- vanc, parce cju'il ne I'a jamais ete. ro D E L' E S P R I T. de leur mepris,qu'on doit regarder comme un calmant de la haiue. Mais, dans la fuppolition m^me qu'un homme fit, a I'amour de la vcnce , le fa- crilice de fa vanite , li cet homme n'ell point anim^ du defir le plus vif de s'inilrui- re, je dis que fa parelie ne lui permet d"a- voir , pour des opinions contraires aux fiennes, qu'une elHme fur parole. Pourex- pliquer ce que j'entends par eftime fur par O' k^ je diilinguerai deux fortes d'ellime. L'une, qu'on pent regarder comme I'ef- fet ou du refpect qu'on a pour I'opinion publique C<'0 i ou de la conJiance qu'on a dans le jugement de certaines perlonnes , & que ]e nomme eftime fur parole. Telle ell cclle que certaines gens concoivcnt pour des romans tr^s- m^diocres, uniquement parce qu'ils les croient de quelques-uns de nos ^crivains c^lebres. Telle eft encore i'admiration qu'on a pour les Defcartes (5c .les Newton ; admiration qui , dans la plu- part des hommes, ell d'autant plus enthou- liafte qu'elle ell nioins eclair^e ; foit qu'a- pr^s s'etre forme une idee vague du meri- le de ces grands gtnies, leurs admirateurs refpecTient , en cette idee, I'ouvrage de leur imagination ; foit qu'en s'dtabliiTant juges du merite d'un homme tel que New- ton, (j) Mr. de la Fontaine n'avolc que de ce:te efpece d'ef- time pour la philofophie de Plaron, Mr. de Fonteuelle rapporte a ce fujet qu'un jour La Fonraine lui dit : avo'tez, qite ce PLtton et»it nn grand fhll: fofhe. . . . M.iis , Ird tra:ivez.-vaus des idea blen nettcs ? lui repon.lic Fontenel* le. Oh .' ?;«« ; ii (fi-d'tint cbfcuriu iw^e/ierable, . . . A'« D I S C 0 U R S II. 71 ton , ils croient s'affocier aux dlogc-s qu'ils lui prodiguciit. Cette forte d'ellime, dont notre ignorance nous force d faire fouvent ui'agc, ell, pnr-U meme, la plus commune*- Rien de fi rare que de juger d'apr^s loi. L'autre efpece d'eftime eft celle qui, inddpendante de fopinion d'autrui , nait uniquement de Timpreflion que font fur nous certaines idees, & que, par cette raifon , j'appelle ejlime fentie ^ la leule veri-,- table 6: celle dont il s'agit ici. Or, pour prouver que la parefle ne nous permetd'ac- corder cette forte d'ellime qu'aux idees analogues aux notres , il fuffit de remar- quer que c'eil , conime le prouve fenfible- ment la geometrie , par Tanalogie & les rapports fecrets que les idees d^ja connues out avec les idees inconnues , qu'on par- vient ^ la connoiffance de ces dernieres ; & que c'ell, en fuivant la progreflion de ces analogies, qu'on peut s'eiever au der- nier terme d'une fcience. D'ou il fuit que des idees , qui n'auroient nulle analogic avec les notres , feroient pour nous des iddes inintelligibles. Mais, dira-t-on, il n'ell point d'idees qui n'aient necelfaire- ment entr'elles quelque rapport , fans le- quel elles feroient univerfellement incon- nues. Oui, mais ce rapport peut etre ini- mt^diat trenvez. - voHs pas ^tt'il Je contridit ? Oh! vraiemetit , repric L^Eontaine, ce n'efi qutm foph'fte. Puis, tout-a . coup, oublunc les aveux qu'il venoit de t'aire: Platou, reprk-il, fi.ice ft bien f i pcrfonnnges! Socrate etoit fnr le Ppee lorf^ qn AlcihLide la tcte conronnee 4s fiettrs, , , . Oh,' ce Pla\'on itolt un grand ihliofo^hc. 72 D E L' E S P R I T. niediat ou eloigne : lorfqu'il eft immediat ,' le foible defir que chacun a de s'inftruire le rend capable de I'attention que fuppofe rintelligence de pareilles idees : mais, s'il eft eloigne , comme il I'eit prefque tou- jours lorfqu'il s'agit de ces opinions qui font le refultat d'un grand nombre d'idees & de ientiments differents, il eft evident qu'a moins qu'on ne foit aninie d'un dtiir vif de s'inftruire , & qu'on ne fe trouve dans line fituation propre a fatisfaire ce defir, la parelfe ne nous permettra jamais de con* cevoir , ni par confequent d'avoir (Xejlime fentie pour des opinions trop contraires aux notres. Peu d'hommes ont le loifir de s'inftrui- re. Le pauvre, par exemple, ne peut ni reflechir, ni examiner; il ne revolt la ve- rite , comme I'erreur , que par prejuge : occupy d'un travail journalier, il ne peut s'elever a una certaine fphere d'idees ; audi pr^fere-t-il la bibliotheque bleue aux ecrits de S.Real,de laRochefoucault, & du Car^ dinal de Retz Auffi, dans ces jours de rejouiffances pu- bliques ou le fpec1:acle s'ouvre gratis , les comediens , ayant alors d'autres fpedla- teurs a amufer, donneront plutot Bom Ja- phet & Pourccaugnnc , (\\x liiraclim & le MifaiJtrope. Ce que. je dis du peuple peut s'appliquer a toutes les dificrentes clafles d'liom- (fc) „ Lucain , difoit Heinfius , eft a I'egard des nutres ',, pottes ce qu'un cheval fuperbe & hennniflant fieremenc ,, fft a I'egard d'une troupe d'ancs, dont la voix ignoble I, de'ceie le gout iiu'ihonc pour la lervitBde ''. D I S C O U R S II. 73 d'homraes. Les gens dii raonde font dis- traits par mille affaires & mille pUi.irs; les ouvrages philofophiques ont auili pea d'analogie avec leiir efprit , que le Mifnn- tropi avec I'efprit du peuple. Aufli prefe- reront-ils en general la ledlare d'un Ro« man a celle de Locke. Cell: par ce mema principe des analogies qu'on cxplique com- ment les favancs & nieme les gens d'efprit ont donnd \ des auteurs moins eltiracs la preference fur ceux qui le font davantage. Pourquoi Malherbe pr^feroit-il Stace i tout autre poete ? pourquoi lleinlius [h) & Corneille faifoient-ils plus de cas de Lu- cain que de Virgile ? par quelle raifon A- drien pr^fcroic-il Teloquence de Caton a celle de Ciceron? pourquoi Scaligtr (c)re- gardoit-11 Homere 6: Horace co:nnie fore inferieurs \ Virgile & a Juvenal "? Celt que I'eftime plus ou moins grande qu'on a pour un auceur , depend de I'analogie plus ou moins grande que fes idees ont a- vec celles de fon lecteur. Que, dans un ouvrage manufcrit, & fur lequtl on n'a aucune prevention , Ton charge, feparement, dix honimes d'efprit de marquer les morceaux qui les auront le plus frappes: je dis que chacun d'eux Ibu- lignera des endroits diifcrents^ & que, fi Ton confronte enluite les endroits approu- ves avec i'efprit & le caradere de chaque ap. (0 Scaliger c'lte comme de'ceftab'e la dix- Teprierre oie. du qu-rriemg livre d'Horace, que HeioGus cice comme un - cbet-d'osuvre dc i'aiiiiquite. 7-1. D E L' E S P R I T, approbateur, on fentira que cliacun d'enx n'a loud que les idees analogues ii fa ma- niere de voir & de fentir, & que Tefpri: elt , (i j'ofe le dire , une corde qui ne t\i- init qu'a l"unifion. Si le favant abbd de Longuerue, comme 11 le difoit lui-racnie, n'avoit rien reienu des ouvrages de St. Auguftin finon que le cheval de Troie (itoit une machine de guer- re ^ Ck ii , dans le roman de Cleopatre , un avocat celebre ne voyoit rien d'intdrellant que les nullites du mariage d'Elife avec Artaban; il faut avouer que la (eule diife- rcnce qui le trouve h cet cgard entre les favautv ou les gens d'erprit,Ci; les honimcs ord'naiics , c'ell que les premiers, ayant nn plus grand nombre d'iddes, leur fphere d'analogies ellbeaucoup plus etendue. S'a- git-il d'un genre d'efpric tres-diflerent du lien V pareil en tout aiix autres hommes, I'hommc d'efprit n'elHtne que les idets analogues aux liennes. Que Ton rafFemble ■un Newton, un Quinaiit, un Machiaveli qu'on ne les nomme point , & qu'on ne les niette point d portee de concevoir I'un pour i'autre cette tipece d'eilime, que j'ap- pelle ejl hue fur parole ^ on verra qu'aprds avoir reciproquc-ment , mais inutilement, ellayd de le communiquer leurs idees , New- ton regnrdera Quinaut comme un rimail- leur inlupportable , celui-ci prendra New- ton pour un faifeur d'ahnanacs, tons deux regarderont Malchiavel comme un politi- que du Palais-Royal; & tons trois enfin, le traiiant rdciproquement d'efprits medio- cres , D I S C 0 U R S II. 75 cres, fe vengeront, par un mepris reci- proque, de i'ennui mutuel qu'ils le ic-ront procure. Or, fi les hommes fup^rienrs, cntiere- mcnt abforbds dans leur genre d'etud-j, ne peuvent avoir dCcftims. faith pour un gen- re d'efprit trop different du leur; tout au- teur, qui donne au public des idees nou- velies, ne pent done efperer d'ellinie (jue de deux fortes d'honinies : ou dcs jeunes- gens,qLii, n'ayant point adopted'opinions, Ottt encore le defir & le loilir de s'initrui- re^ ou de ceux dont Telprit , £mi de lave- rite & analogue a cekii de I'auteur , Ibup- 9onne deja I'exillence des idees qu'il lui prefente. Ce nombre d'hommes eft tou- jours tr^s-petit : voila ce qui retarde les progres de Tefprit humain , 6v pourquoi chaque verite eft toujour s li lente a fe de- voiler aux yeux de tous. 11 refulte de ce que je viens de dire, que la plupart des hommes , Ibumis ^ la pa- reffe, ne concpoivent que les id(^es analo- gues aux leurs, qu'ils n'ont (Wft'imt fentit que pour cette efpece d'idees ; & de-hi cette haute opinion que chacun eft, pour ainfi dire, force d'avoir de foi-meme; opinion que les moraliftes n'eulTent peut- t'tre point attiibude a I'orgueii , s'ils eus- ient eu une connoitVance plus approfon- die des principes ci-delVus etablis. lis au- roient alors lenti que, dans la Iblitude , le faint refpect 6c I'adrairation profonde dont on fe fent quelquefois p^netre pour foi-meme, ne peut etre que Fcffet de la D 2 ue- 'j^ D E L' E S P R I T. fieceflit($ ou nous ibmmes de nous efliraer prcrerab.'ement aux auires. Comment n'aurcit-on pas de foi la plus haute idee? il n'tll ptrfonne qui ne chnn- gtat d'opinions, s'il croyoit les opinions faudes. Chacun croit done penfer jull:e,& par confequcnt beaucoup micux que ceux dont les idees font contraires aux iifcune?. Or , s'il n'eil pas deux hommes dont les idees I'oient exadlement femblables , il faut neceffairement que chacun en particulier eroie mieux penfer que tout autre (^/). La Duchelie de la Fene dil'oit un jour a Ma- dame de Scaal: il faut ravoucr ^ ma chtr& (imie , je m trouve que vwi qui aic toujour $ raifon (J). Ecoutons le Talapoin , le Bon- ze, le Braniine, le Guebre, le Grec, I'l- nian , le Marabou: lorfque, dans Tairem- blee du peuple , ils prechent les uns con- tre ks autres , chacun d'eux nc dit-il pas comme la Duchefle de la Fert^: peu^ks , (.3) L'expe'rierce nous apprenc? que chacun mec au rang des efprics faux & des mauvais livres , tout homme & tout ouvrage qui combat fes opinions ; qu'il voudroit impoftT liieBce a Thomme, S>c fupprimer I'ouvrage. C'eft un avar.- f.ge que des orthodoxes peu Rehires one Quelquefois don- ne fur eux aux here'tiques. Si, dans un prcces, difen: ccs «Jerniers, une parcie de'fendoit a I'autre de faire imprimtr dts factum prur foutenir Ton droit, ne regirderoit- on pas certe violence de Tune des parties comme une preuve de rinj-,;ftice de fu caufe? (?) Voyez les Memolrts de M,id.tme de Sta.rl, (f) Que.le pre'fompticn, difem les gens mediocres, que ccliede ceux qu'on appelle les gens d'efprit! Quelle fupe- rierire ne ft croien:.ils pis fur les autres hommes? Mais, leur re'pocdroir-OR , le cerf qui fe vanttroit d'ttre le plus vite des cerfs, ferort fans-doute un orgueiili-ux; mais , fan* blcffer la moaellie , il pourroit pourtant dire qu'il cuure mieux que la coriuc. Vous eie< la torcue; vous n'ayct ni D I S C O U R S 1 1. 77 jt "uoi/s rajfure , mot fcul fai toujours raifon. Chacun le croic done un elprit Hipericur, & les lots ne font pas ceux qui s'en croienc le nioins (/) : c'ell ce qui a donne lieu au conte des quaere marchands qui vien- nent, en foire, vendre de la beaute , de la naillance, des dignites 6: de I'efprit , 6c qui trouvent tous le d^bit de leuf mar- chandife, a I'exception du dernier qui ie retire laus etrennes. Mais, dira-t-on, on voit quelqucs gens reconnoitre dans les autres plus d'eiprit qu'en eux. Oui , repondrai-je, on voit des homines en faire Taveu ; ck cet aveu ell d'une belle ame : cependant ils n'ont , pour celui qu'ils avouent leur fuperieur, qu'une tfiime fur parole; ils ne font que donner i I'opinion publique la prdf^rence fur la leur , & convcuir que ces perfonnes font plus eftimees, fans etre interieuremcnt couvain- cus qu'elles foient plus ellimables Qg). Vn 111, ni m^Jite: comment pourriez-vous avoir aiuant dVi- prit qu'uii homme qui s'eft donn^ beaucoup de peine pour acqueiir des connoiilances ? Vcus racciif.! de pr^(i)mp- lion.: & c'efl: voiis , qui , fans etude & fans reflexion, vou- lei m.ircher fon e'gal. A votre avis, qui des deux eft pre'- fompcue'.ix? (.c) En poefie, Fontenelle fernit, fans peine, convenu de la ruptriorice du ge'nic de Corneille fur le ken; mais il lie I'aiiroit pas fentic. Je luppofe pour s'en coavaincre , qu'on eut prre ce mcme Fonrenelle de donner, en fait de poefie, I'idee qu'il s'ecoit forme'e de la perfection: il ell certjin qu'il n'auroit, en ce genre, propofe d'autrcs regies fir.rs cue celles qu'il ?.voi[ lui-nieme auffi bien obfervees qui Cornei.le ; qu'il devoit done fe cruire inccrieurement .luili grand poece que qui que ce fut ; & qu'en s'civouanr inf^- rleur a Corneille, il ne failoit, pur confe'quetit , que facri- £er fiin fentiment a ceiui du public. Peu de gens on: le courage d'ayoaer que c'eft pour eux qu'ils on: le plus He- D 3 1 ^i- 78 D E L' E S P R I T. Un homme du monde conviendra, fans peine , qu'il eft en geometrie fort inferieur aux d'Aicinbert , sux Clairauc, aux Eulerj que dans la poefie il le cede aux Moliere, aux Racine, aux Voltaire: mais je dis en meme temps que cet homme fera d'au- tant moins de cas d'un genre, qu'il recon- uoitra phis de iuperieurs en ce m^me gen- ie i & que d'ailleurs il fe croira tellement d^domniage de la i'up^riorite qu'ont fur lui jes hommes que je viens de citer, foil en cherchant k trouver de la frivolite dans les arcs & les fciences, Ibit par la variete de fes connoillances , le bon-fens, Tufage du monde, ou par quelque autre avantage pa- reil, que, tout pele, il fe croira aufli cili- mable que qui que ce foit (/6). Mais, ajoutera-t-on , coniment imaginer qu'un homme qui, par exemple , remplit les petits offices de la magiftrature, puilTe fe croire autant d'efprit que Corneille)* 11 eft vrai , repondrai-je , quMl ne mettra perfonne k cet egard dans fa confidence : cependant, lorfque, par un examen fcrii- puleux , Ton a decouvert de combien de ienti- ments d'orgueil nous fommes journellement affecles , ians nous en appercevoir, & par combien d'^loges il faut etre enhardi pour s'avouer a Ibi-m^me & aux autres la pro- fonde ellime qu'on a pour fon efprit, on fent J'efpece d'eilime que j'appelle fent'e ;mzis,q\i"ih le niencou. ou'ils I'avouent, ce fentimenc n'en exifte pas moins en eiix. {h) On fe loae de tout; les uns vanrenr leur ftupldice (bus le nom de b-jn-fens; d'autres louent leur beaure'i quel- ques uns, enorgueillis de leuxi richeflesj mettent ces dons du D 1 S C O U R S II. n fent que le lilence de I'orgueil n'en prouve point i'ablence. Suppolons , pour luivre I'exerapie rapporte ci-delfus, qu'au ibrtir de la com^die le hazard raflemble trois pra- ticiens : qu'ils viennent ^ parler de Cor- neille \ tous trois , peut-etre , s'ecricront A la fois que Corneille ell le plus grand genie du monde ^ ccpendant, li , pour fe dccharger du poids importun de retUmc, I'un d'eux ajoutoit que cc Corneille ell a- la veritd un grand homme , mais dans un genre frivole , il elt certain , li Ton en ju- ge par le mepris que certaines gens aftec- tent pour la podfie, que les deux autres praticiens pourroient le ranger ^ Tavis du premier; puis, de confiance en confiance, s'jIs venoient k comparer la chicane \ la poeiie : Tart de la procedure , diroit uu autre, a bien les fineffes 6: les conibinai- fons , comme tout autre ert : vraiment, r^pondroit le troiiierae, il n'eft point d'art plus diflicile. Or, dans Thynoth.-lc tr^s-ad« millible, que, dans cet art li difficile, cha- cun de ces praticiens i'e criic le plus habi- le, fans qu'aucun d'eux eut. prononce le mot , le relultat de v.ette converfation feroit que chacun d'eux fe croiroit autant d'etprit que Corneille. Nous Ibmnies , par lavauite, 6: fur-tout par I'ignorance, tene- ment du hazard fur le compte de leur efprit & de leiir pruJen- ce ; la temme qui compte le foir avec fon cuilimtr , fsj crok auQi cilimable qu'un favant. II n'eft pas jufqu'a rim- primeur d'inful'o qui ne meprife I'impnintur de ro»i.:,iS y & qui ne fe croie aufTi furcrieur au tiernier que l'i,.-fo'io I'eit en naaflc i Ia brtihure. D4 8o D E L' E S P R I T. ment n^ceffites a nous eftimer preferable* mtm aux autres, que le plus grand hom- me dans chaque art eft celui que chaque artifte regarde comrne le premier apres Jui. Du temps de Th^millocle , ou I'or- gueil n'etoit different de T'orgueil du fie- c!e prefent qu'en ce qu'il ^toit plus na'if, tous ies capitaines, apres la bataille de Sa- Jamine, ayant ^U obliges de declarer, par des billets pris lur Fautel de Neptune, ccux qui avoient eu le plus de part a la vic- toire , chacun s'y donnant la premiere part , adjugea la feconde a Themitlocle f & le peuple crut alors devoir decern er la pre- miere reccmpenfe a celui que chacun dcs capitaines avoit regarde comme le plus di- gne apr^s lui. II eft done certain que chacun a neces- fairement de foi la plus haute idee , •& qu'en confequence on n'eftime jamais dans autrui que Ion image & fa rfclTcmblance. La conciufion gcnerale de ce que j"ai dit de refprit , confidere par rapport a un par- Ticulier, c'eft que Telprit n'eft que rairem* blage dcs idees interellanies pour ce parti- culier, foit com me inliructivcs, foit com- me agreables: d'ou il fuit que I'interet per- ionnei, comme je m'etois propole de le montrer , eft , en ce genre 5 le feul juge du m^iie des hommes. CHA- D I S C O U II S II. 8i C H A P I T R E V. De la probite par rapport k une fociete particuliere. Uobjet de ce chapitre, ejl dt mnntrcr qite. hs focieUs parrtculieres ne donnmt k noti d'honnites qiiaux actions qui leiir font uti- les : or riiitirct de ces focietes fa trouvcin.t fouvent oppofe a I'intiret public ^ elks dot- vent fouvent donncr k nom dljonnetes a des acfions rielkment nuifibks au public i diss Solvent done , par I'eloge de ces aBlons , fouvent feduire la probite des plus honnciss gens , 6? les d&tourner , a kur in(u , dii chemin de la vertu. Sous ce point de vue , je dis que la probite n'eil que Tiiabitude plus oa Tuojns grande des actions particulicremcnn utiles a cette petite Ibcietd. Ce n'eft pas que certaines ibcietes vcrtueufes ne pa- roifl'ent fouvent fe depouiller de leur pro- pre interet, pour porter fur les actions des homrncs des jugeraents conformes a Tiii- teret public; mrds elles ne font alors que fatisfaire la paffion qu'un orgueil eclaire leur donne pour la vertu; &., par conle- quent, qu'obeir, corame tonte autre fo- ciete , a la loi de i'int^ret perfonnel. Quel autre motif pourroit determiner un homn>s ^ des aclions genereufesP II lui efb auHi impolTible d^'aimer le bien puur le bien,que d'aimer le mal pour le mal (ji). Bru- {a) Lrs declamations ccmt!r.a.]!es des moralifies conrre la ms'chancete ij'.i bommes , pn-uvem !e peu de con;;ois- D 5 ^iice B2 D E L' E S P R I T. Brutus ne facrifia fon fiis au faint de Rome, que parce que Tamour paternal a- voit fur lui moins de puiflance que I'amour de la patrie; il ne fit alors que ceder a la plus forte paffion: c'elt elle qui,reclairanc fur I'interet public, lui Mt appercevoir, dans un parricide fi genereux , fi propre h ranimer Tamour de la liberte , i'unique res- fource qui put fauver Rome de I'empecher de retomber fous la tyrannie des Tarquins. Dans les circonltances critiques ou Rome fe trouvoit alors, il falloit qu'une pareille adtion fervit dt fondement k la vafte puis- fnuce a laquelle i'eleva depuis Tamour da bitn public & de la liberte. Mais, comme i! ell peu de Brutus & de focietes compofees de pareils hommes, c'eft dans I'ovdre commun que je prendrai mes exemples, pour prouver que , dans chacune des iociet^s , Tinteret particulier ell I'unique diilribiiteur de rellime accor- dee aux actions des hommes. Pour s'en convaincre , qu'on jette les yeux fur un homme qui facrifie lous fes biens fance qu'ils en ont. Les hommes ne font point mechanrs, mais fouiTiis a ieurs in^ertts. Les cris des moraliftfs ne cbangtront certaintmen: pas ce rdlort de I'univers moral. Ce n'elt done point de la mc'cbancec^ des hommes done il faui fe plaindre, mais de I'ignorance des Icgifiateurs, qui on: tciujours mis I'interet particulier en oppoOtion avec I'intr-ret j-.^neral Si les Scyhes etoicnt plus vercueux que nous , c'ell que leur le'giflation &" leur genre de vie leuf kifpiroit plus de probire'. (/') Je >u- /""•■' cr.T-t>^'!e, difoit Chilon mourant, j':f d'tin feiil crime: c'efi d" avoir , fettd^tnt rr.a mapfii-iztnre , fanvS de Lt r'rwur des /o'.v K/j crirr.ine! , rrnn rf iittitr /im;, Je citerai encore , u ce fujet , un fait rapport^ dans Je Culiftun, Ua Arabe va fe plaindre au fulun ^s yiolfnces que D I S C 0 U R S II. ^3 biens pour fauver de la rigueur des loix un parent , allaffin icet homme pafVera cev- tainement , dans fa famille , pour tres- vertueux , quoiqiril ioit reellement tres- injulle. Je dis tr^s-injufte, parce que, 11 Tefpoir de l'iinpunit6 doit multiplier les forfaits chez une nation, li la certude da fupplice ell abfolument neceflaire pour y cntretenir Tordre , il ell evident qu'une grace accordv^e a un criminel efl , envers le public, une iniuitice dont ie rend compli- ce celui qui foliicite une pareille grace (^). Qu'un minillre , fourd aux follicitations de les parents & de fes amis, croie ne de- voit elever aux premieres places que des hommes du premier merite: ce mimfire li julle paiFera certaincment, dans ("afociete, pour un homme inutile, fans amitie, peut- etre meme fans lionn^tete. 11 faut le dire a la honte du fiecle^ ce n'eft prefque ja- mais qu'^ des injullices qu'un hom.me ea grande place doit les titres de bon ami, de bon parent, d'homme vertueux & bien* failant que lui prodigue la fociet(^ dans la- quclle il vit. Que , que deux inconnus exer^oicnt dans fa ma'fbn. Le ful:an s'y tranfporte, f^it c^teinare les lumieres, faifir les crimi- nels , tnvelopper leurs teres d'un manreaii; il commande qu'on les poij;narde. L'executicu hnte, le fuhan flic ral- lumc-r les fl^mbeauX , conficiere ies corp; des criminels, le- ve les m^iinsj &c lenJ graces a Dieu. ^-'l-e f-vetir, ]tii die fon vizir, avex. . ■i.ous uc/,c rr^m ciii liel? ..... Vizir ^ r«*por.d le fultan , j*<«' era mes fits anteurs dc ces viuiencei ; ('f/i fof.i oKo: j' at voK'n^uan dei^ritt les f.arr.b ciux t : : j'.ii ir.i'iit que la tendrejfe patertielle ne mc fit rnanquer a la jitfJce que je do.'S « mes ftijets, Jage fi je dols remert.'ef It 44(1 1 muintenant que je me tmnve jufle, fata it'e parriiuli-* D 6 Bi|. D E L' E S P R I T. Que, par fes intrigues, iin pere obtieti* ne I'emploi de general puur un fils incapa- ble de commander, ce pere fera cite, dans i"a famille, comme un homme lionnete (!fe bienfaifant : cependani , quoi de plus abo- minable que d'expoler une nation, ou du moins plufieurs de les provinces , aux ra- vages qui fuivent une defaite, uniquement pour latisfaire I'ambition d'une famille? Quoi de plus puniilable que des follici- tations, centre lesquelles il ell impoflible qu'un Ibuverain loir toujours en garde? De pareilles foUicitations, qui n'ont que trop jbuvcnt plonge les nations dans les plus grands malheurs, font des fources intaris- lables de calamites: calamites auxquelles peut-etre on ne pent louUraire les peuples qu'en brifant entre les hommes tous les liens de la parente , 6: declarant tous les citoyens enfants de Tetat. Cell Tunique moyen d'etoulYer des vices qu'autoriie une apparence de vertu , d'empCcher la fubdi- vilion d'un peuple en une infinite de famil- ies ou de peiites focietes, dont les int^- lets , prefque toujours oppofes a I'interet public, eteindroient ^i la fin dans les allies toute efpece d'amour pour la patrie. Ce que j'ai dit prouve lliiBfamment que, devant le tribunal d'une petite foci^te , I'in- teiet efl le ftul juge du raerite des acTiions des hommes: aulii n'ajouterois-je rien ace que je viens de dire , ii je ne m'etois pro- pofe (<>) On couvroit, dans certa'iis pays, d'une pMu d'ane , •les hommes en p;ace, pour leur apprendie tju'ils r.e doi- vfcat D I S C O U R S II. 8^' pofe rutiliie publique pour but principal de cec ouvrage. Or, je icns qu'un homme' honnete , tltV-ay^ de I'afcendant que doit necellairement avoir lur lui ropinion des focietes dans lesquelles il vit , peui crain- dre avec railbn d'etre, k fon iiilu , louvent detounif^, de la vertu. Je n'abandonnerai done pas cette matie- re fans indiquer les moyens d'echapper aux ledudtions, & d'eviter les picges que Tintcret dts Ibcietes particulieres tend a la probite des plus honnetes-gens , & dans lesquels il ne I'a que trop louvent rurprile. C H A P I T R E VI. Des moyens de s'aflurer de la vertu. O/i inctiqiie , en ce chapitre , comment on pent repoiijjlr les infinuations des focUtis parti- culieres ^ rejijhr a leurs feduclions ^ & con- jerver line vertu inehranlahlt au choc de milk inter its particuliers, UN homme eft jufle , lorsque toutes fes adions tendent au bien public. Ce n'eft point alTez de faire du bien pour me- riter ie titre de vertueux. Un prince a nnlle places a donner, il faut les remplir^ il ne peut s'empecher de faire mille heu- reux. C'efl done uniquement de la julli- ce (ji) ou de rinjullice de fes choix que depend vcnc rien a ce *[u'on appelle decence ou faveur, maiJ rout s la julUce-, D7 %f^ D E L' E S P R I T; depend fa vertu. Si , lorsqu'il s'agit d'une place importante , il donne , par amiti6 , par foibk'fie, par Ibllicitation ou par pa- reife , .i un homnie mediocre, la preferen- ce fur iin homme fuperieur, il doit fe re- garder comme injufte , quelques ^loges d'ailleurs que donne k fa probite la fociet6 dans laquelle il vit. En fait de probite , c'eft uniquenient -rint^ret public qu'il faut confulter & croi* le, & non ies hommes qui nous environ- nent, L'intdr^t perlonnel leur fait trop louvent illufion. Dans Ies cours , par exemple, cet inte- ret ne donne-t-il pas le nom de prudence ^ la faulTtte , & de fottife a la verite qu'on y regarde du moins corame une folie, C^ qu''on y doit toujours regarder comme telle. Eile y eft dangereufe ; & Ies vertus nui- fibles feront toujours compt^es au rang des defauts. La verite ne trouve grace qu'au- pr^s des princes humains C$c bons , tels que Ies Louis XII , Ies Louis XV. Les coinediens avoient joue le premier fur le theatre^ les courtifans exhortoient le Prin- ce a les punir : non ^ dit-il, ih im rtndtnt jiifiice ; ih me croient cligne d' entendre la v6- riiL Exemple de moderation imite depuis par Mr. le due d'. . . . Ce prince, forcd de mettre quelques impofitions fur une province, & fatigue des remontrances d'un depute des ^tats de cette province , lui rt^pondit avec vivacitd : S qtteUes font vos forces , pour vous oppojer a mes volontis ? Oui pouvez-vGUs faire? . . . Ohar & hair , re* piiqaa D I S C 0 U R S n. 87 pliqua le depute. R^ponfe noble qui fait egalenient honneur au deputd & au prince. 11 etoit prefque aufli difiiciie a Tun de I'en- tendre , qu'^ I'aiure de la faire. Ce ineme prince avoit une maitrefie, iin gentilhom- nie la lui avoit enlev<^c ; le prince 6toit pique , & fes favoris I'excitoitnt k la ven- geance : pumjfez , di;oient-ils , un inj'olmt Jefais^ leur repondit-il, que la vengeance inejl facile , un mot jiifn pour me » doh. Un hom- nie fort du llr d'une femme, il en rencor.rre le mari : D'oii ve>i:x- volt: '( lui dit celui-ci- Que lui reprndre? lui doit-on alors la verite ? Nnu, die Mr de Fontenelle ,'p^rce cju'a- lurs la fcrlie n'eft ntrie a perfinni; Or ia verite elle- mtrae eft foumife au principe de I'utiiire publique. Elle duit pre'- lider a ]» conipoficmn do fhiftoire , a I'e'tude des fciencps •& des arts : elle xioic (e prefuuser aux grands, & .rnL-me Errach'f le voile qui couvre en eux des de'fauts nuifibles au ■public; m-.iis elle ne doir jamais revekr ceux qui ne nu'« iVjit qu'a -I'hoiTiine meme. C'eli i'afflijer lans uuilcei fous pre- D I S C 0 U R S II. 89 qu'jl fait grace, puifque la loi condamne ail fupplice la lentinelle qui s'eil involon- tairement lailTe furprendre au fommeil. Le public ne pardonne, dans le premier cas, que pour ne point ajouter k la perte d'un citoyen celle d'un autre citoyen ; il ne punit, dans le fecond , que pour prevenir les furpriics & les malheurs auxquels Tex- poferoit une pareille invigilance. II faut done, pour cire honnete, joindre •i la nobleile de Fame les luinieres de Fes- prit. Quiconque raffemble en foi ces diile- rents dons de la n?.ture , fe conduit tou- jours lur la boufiblc de I'utilite publique. Ceite utility eft le principe de toutes les vertus humaines , & le fondement de toutes les Idgiflations. Eile doit inlpirer le l^gifla- teur , forcer les peupks a le Ibumettre a i'iis loix; c'ed: enfin k ce principe qu'il faut fa- crifier tous fes fentiments, julqu'au fenti* ment nieme de rinimaniie. L'humanite publique efl quelquefois iin- pitoyabie envers les pariiculiers {d). Lorf- qu'un pre'texte d'etre vrai ; c'eft erre m^chant & brural ; c'eft moins aimer ]a verite, que fe gl-jrifier dans rhumiliacion d'autrui (1) C'eft ce principe qui, cbcz les Arabes, a confacre I'exemple de fe\cT'n^ que donna le f'ameux Ziad , gnuver- neur de Bafr?.. Apres avt/ir ihuciiement tence de purger cecre ville dis afl'affins qui I'infelioient , il fe vie contrainc de decernsr la peine de more contra tout homnie qu'oa rencontreroic la nuit dans les rues L'on y arrete u ' ecran- ger, il eft conduit devant le tribunal du gouverneur , il ef- fa CHA- c D I S C 0 U R S 11. 93 C H A P I T R E VII. De refprit par rapport aux fociet^s parti- culieres. On fait voir que ks fociitis peftnt a la miuit balance k mirite des idees Cf des actions des homines. Or , rinterit de ces focieUs neiant fas toiijoitrs conforme a riniirit giniral^ on jcnt quellcs doivent , en conjcqucuce , porter , fur ks memts objets , des juganrnts tres-differents de ceux du public. E que j'ai dit d§ I'efprit pnr rapport \ iin I'eul homme , je ie dis de I'efprit conlid^re par rapport aux focietes parti- culieres. je ne repeterai done point , a ce fujet, ie detail fatigant des memes preu- ves ; je montrerai leulement, par de nou- velles applications du menie principe, que chaque Ibciete , comme chaque paniculitr, n'eftime ou ne meprife les idees des au- tres focidt^s que par la convenance ou la dilconvenance que ces idecs ont avec fes paflions , fon genre d'efprit, & enfin Ie rang que tiennent dans Ie monde ceux qui compolent cette Ibciet^. Qu'on produife un fakir dans un ccrcle de Sybarites, ce fakir n'y fera-t-il pas re- garde avec cette pitie meprifante que des ames fenfuelles & donees ont pour un homme qui perd des plaifirs reels , pour courir apres dts biens imaginaires? Que je falfe penetrer un conquerant dans la re- traite des philofopbes , qui doute qu'il ne traite 54 D E L' E S P R I T. traite de frivolites leurs fpeculations les plus profoncies, qu'il ne les confidere avec le mepris d^daigntux qu'bne ame , qui fe dit graiide, a pour des ames qu'elle croit petites, & que la puiffance a pour la foi- bleile. Mais qu'a Ion tour, je tranrporte ce conquerant au portique; orgueilleux , )ui dira le lloicien outrage, toi qui mepri- fes des ames plus hautes que la tienne, apprends que Tobjet de tes defirs eft id celui de iios. mepris ; que rien ne paroit grand fur la terre , a qui la contemple d'un point de vue eleve. Dans une foict anti- que, c'ell du pied des cedres , oil s'affied le voyageur , que leur faite femble tou- cher aux cieux ^ du haut des nues , o\i plane I'aigle , les hautes futaies rampent conime la bruyere , & n'oilrent aux yeiix du roi des airs qu'un tapis de verdure dt^- ploye lur des plaines. C'eft ainii que Tor- gucil blcdc du iloicien fe vengera du de- dain de I'ambitieuxi & qu'en general fe traiteront tous ceux qui feront animes de paffions diff^rentes. Qu'une femme jeiine , belle, galante, telle enlin que Thilloire nous ptJnt cette celtbre Clcopatre, qui, par la multiplicity de fes beautes , les charmes de fon e;prit, la variete de fes carelTes , faifoit gouter chaque jour k fon amant les delices del'in- conftance; & dont enlin la premiere jouis- fance n'etoit, dit Echard, qu'une premie* re faveur ; qu'une telle temme fe trouve dans une aflemblde de ces prudes , dont ia vieilleffe & la laideur allurent ia chafle- D I S C O U R S Ii; 95 t£,on y m^prifera fes graces & fes talents: a I'abri de la f(idu(5tion , Ibus I'egide de la laidtur , ces prudes ne lentent pas com- bien rivrelle d'un amant ell flatteule ^ avec quelle peine, quand on eft belle, on r6- lifte au defir de mettre un amant dans la confidence de mille appas lecrets ; elles fe dechaineront done avec fureur contre cette belle femme, & mettront fes foibles- fes au rang des plus grands crimes. Mais, li Tune de ces prudes fe prciente a fon tour dans un cerclc de coqyej^tes , elle y fera traitee fans aucun des menagcments que la jeunelfe 6: la beaute doivent a la vieilleile 6: ^ la laideur. Pour fe venger de fa prude- rie , on lui dira que la beile qui cede ^ Famour &: la laide qui lui refifte, ne font, toutes deux , qu'obeir au nieme principe de vanite ; que, dans un amant. Tune cher- che un admirateur de fes aitraits , I'autre fuit un delateur de fes difgraces; & qu'a- niraees, touted deux, par le meme motif, entre la prude & la femme galante, il n'y a jamais que la beaute de ditference. Voila comme les paliions differentes s'in- fultent r^ciproquement ; & pourquoi le glorieux qui meconnoit le merite dans une condition mediocre, qui le dedaigne & qui voudroit le voir ramper ;\ fes pieds , eft i fon lour mepvifd des gens Rehires. Infenfe, lui diroient-ils volonticrs , homme fans merite 6: meme fans orgueil,de quoi t'ap- plaudis-tu ? des honneurs qu'on te rend? JNlais, ce n'eft point k ton merite, c'eft k ton fafte 6c ^ ta puiilance qu'on rend hom- niage. 96 D E L' E S P R I T. mage. Tu n'es rien par toi-meme; fi tu brillcs , c'eft dc Teclat que reflechit fur toi la faveur du Ibuverain. Regarde ces vapeurs qui s'elevent de la t'ange des ma' recages : foutenues dans les airs , elles s'y changent en nuages eclatantsf, dies bril- lent corame toi, mais d'une Iplendcur eni- prunice du foleil ; Tallre le couehe , Te- clat da nuage a difparu. Si des pallioiis contraires excitent le m^- pris refpectif de ceux qu'elles aninient , trop d'oppolition dances efprits produit a pc-u pres le meme etfet, Kecelliies,conime ]e I'ai prouvi; dans le Chapiire IV, a ne I'entir, dans les autres , que les idees analogues a nos idees, com- ment admirer un genre d'efprit trop ditfe- rent du notre? Si I'etude d'une I'cicnce ou d'un art nous y fait appercevoir une infi- nite lie beautes & de difficultes que nous jgnorerions fans cette etude , c'cil done pour la fcience & I'art que nous cultivons, que nous avons necellairement le plus de cette eftime que j'appelle fcntie. Notre ellime , pour les autres arts ou fciences , ell toujours proportionnee au rapport plus ou moins proctiain qu'ils ont avec la fcience ou Tart auquel nous nous appliquons. Voila pourquoi le geometre a coinmunement plus d'eliime pour le phy- ficien que pour le poete , qui doit en accor* der davantsge ^ Torateur qu'au geometre. Cell audi de la meiileure foi du monde qu'ou voit des hommes illullres , en des genres diiferents , faire 1165 - peu de cas les UQS DISCOURSII. 97 wns des autres. Pour fe convaincre de la rd-alitd d'un menris toujours leciproque de leiir part (car il n'y a point de detre plus fidellement acquittee que le mepris,) pre- tons I'oreiile aux dilcours qui echappent aux gens d'efprit. Semblab'.es aux vendenrs de miLhiiJate rc^pandus dans une place publique , cha- cun d'eus appelle Its admirateurs ix foi^ & croit les mdiiter feul. Le romancier fe perfuade que c'ell Ton genre d'ouvrage qui luppofe le plus d'invention & de ddlica- tefle dans Tefprit ^ le mdtaphyficien fe voit comnie la fource de Tevidence & le confi- dent de la nature : moi feul , dit-il , je puis gendralifer les idees, & decouvrir le gcrme des (^venements qui fe developpent journellement dans le monde phyfique &: moral ; & c'ell par moi feul que riionnie peut etre ^clair(f. Le poete , qui regarde les metaphyficiens comme des fous feri^ax, les aifure que , s'ils cherchent la veritd dans le puiis oli elle s'ell retiree, ils n'ont pour y puifer, que le feau des Uanaides,; que les decouvertcs de leur efprit !ont dou- teufes , mais que les agrements du fien font certains. Ceil par de tels difcours que ces trois homnies fe prouveroientjeciproquement le peu de cas qu'ils font Ics uns des autres^ & fi , dans une pareille contelration , ils prenoient un politique pour arbitre : ap- prenez , leur diroit-il h tous , que les fcien- ces & les arts ne font que de fdrieufes ba- gatelles & de difficiles frivolit^s. L'on s'y Tome I. Z peut (;8 D E L' E S P R I T; peut appliquer dans Fenfance, pour don- iier plus d'exercice k fon efprit : mais c'ell iiniquement la connoiflance des inter&ts des peiiples qui doit occuper la t^te d\m homme fait & fenfc; tout autre objet ell petit, & tout cc qui ell petit ell meprifa- ble: d'ou il concluroit que lui feul ell di- gne de I'admiration univeiTelle. Or , pour terminer cet article par im dernier exemple , fuppofons qu'un phyli- cien pretat Toreille b. cette conclufion ; tu te trompes, repliqueroit-il a ce politique. Si Ton ne mefure la grandeur de I'efprit que par la grandeur des objets qu'il confi- dere, c'ell moi feul qu'on doit reellement eftimer. IJne feule de nies decouvenes change les interets des peuples. J'aiman- le une aiguille , je Tenferme dans une bouffole ; 1 Amerique fe decouvre ; Ton fouille fes mines, mille vailicaux charges d'or fendent les mers , abordent en Euro- pe; 6: la face du monde politique ell chan- gde. Toujours occupe de grands objets , i\ je me recueille dans le lilence & la loli- tude, ce n'eil point pour y ctudier les pe- tites revolutions des gouvernements , mais celles de I'univers j ce n'ell point pour y pdn^trer les frivoles fecrets des cours , mais ceux de la Nature: je decouvre comment les mers ont formd les montagnes & fe font repandues fur la terre ; je melure & la force qui meut les alrres & I'etendue des cercles lumineux qu'ils decrivent dans I'a- zur du cicl : je caicuie leur malfe, je la compare a celle de la terre j & je rougis de D I S C 0 U R S 1 1. 99 de h petitefle du globe. Or, fi j'ai tant de honte de la ruche, juge du nicpris que j'ai pour rinfdcite qui Thabite, le plus- errand legillatcur n'eft k mes yeux que le roi des abeilles. Voih'i par quels raifonnements chacun fe prouvci i iui-meme qu'il til pollefleur du genre d'cfprit le plus eftimable ; & com* ment , excites par le delir de le prouver aux autres , les gens d'efprit le deprifenc reciproquement , fans s'appercevou* que chacun d'eux , enveloppe dans le mepris qu'il inl'pire pour les pareils , dcvieuc le jouet & la rifce de ce meme public dont il devroit etre radmiration. Au relle , c'eil: en vain qu'on voudroit diminuer la prevention favorable que cha- cun a pour fou efprit. On ie moque dun ileurilte immobile pres d'une platie-baade de tulipes 5 il tient les yeux toujours fixes fur leurs calices^ il ne voic rien d'admu-a- ble fur la terre que la finelle & le melange des couleurs dont il a, par fa culture, for- ce ia Nature a les peindre : chacun etl ce (leuritle ^ s'il ne mefure Tefprit des hom- ines que fur la connoilianct; qu'ils our des lleurs, nous ne mefurons pareillement no- tre eltime pour tux que fur la conformity de leurs idees avec les notces. Notre eftime ell tellement dependante de cette conformite d'id^es , que perlonne ne peut s'examiner avec attention fans s'ap- percevoir que, fi , dans tons les inllauts de la journee, il n'ellime point le meme hom- me pr^cifdment au meme degre, c'ell tou- E 2 jours ICO D E L' E S P R I T. jours k quelques-unes de ces contradic* lions, inevitables dans le commerce intime 6c journalier, qu'il doit attribuer la perpe- tuelle variation dii thermometre de ion es- time: aufli tout iiomme dont les idees ne Ibnt point analogues a celles de fa loci^te, en ell-il toujours nic^pril'e. Le philofophe, qui vivra avec des petits- maitrts, fera Fimbecille & le ridicule de leur foci^t^ ; il s'y verra jou^ par le plus mauvais bouffon^dont les plus fades quoli- bets pafleront pour d'excellents mots : car le fucces des plaifanteries depend moins de la finelfe d'efprit de leur auteur, que de foil attention h ne ridiculifer que les idees defa- greables a fa fociete. 11 en elt des plaifan- teries comme des ouvrages de parti ;, elles font toujours admirdes de la cabale. Le mepris injulle des focietes particulie* res les unes pour les autres , ell done, comme le mepris de particulier a particu- lier, uniquemt-nt reifet & de Fignorance & de I'orgueil : orgu'eil fans doute condara* nable , mais neceifaire & inherent a la na- ture humaine. L'orgueil eft le germe de tant de vertus & de talents, qu'il ne faut ni efperer de le detruire, ni meme tenter de Taftoiblir, mais feulement le diriger aux chofes honnetes. Si je me moque ici de l'orgueil de certaines gens , je ne le fais , fans (.') L'InteceC ne nous prRfeme des objets que les faces (bus lefquelles il nous eft utile de les appercevoir. Lorf- qu'on en juge cont'ormt-iricnt a I'ince'rec public , ce n'ell pas rant a la juflefls de fon efpri:, a la juftice de fon ca- lidcii, qu'il fauc faire honneur , qui doute que la difi'^ren- ce entrc les conditions des hommes ne pro- dv:iie a pen pres le mcme effet ;, & que des id^es, agreables aux gens d'un certain rang, re Ibitnt ennuyeufes pour des hommes d'un autre ^tat? Qu'un homme de guerre, un n^gociant, diirertent devant des gens de robe ^ I'un, fur I'art des ruges,des cam- pements & dts Evolutions militaires; Tau- ire , fur le commerce de I'indigo , de la foie , du fucre & da cacao; ils feront 6- coutes avec moins de plai'ir & d'avidite, que I'homme qui, plus au fait des intrigues du palais, des prerogatives de la mai^illra- ture & de la maniere de conduire une af- faire, leur parlera de tons les objets que le genre de leur el'prit ou de leur vanite rend plus particulierement intereifants pour eux. En fiace dans des circonflances ou nous avons int^rec de voir comme le public. Qui s'examlne profoncli^menc, fe fuv- prend crop fouvent en erreur pour n'ejre pus morlcrte. Il ne s'enorguiliit point de fes iumicres, il ignore fa luperio- rite. L'tfprlt cU comme !a fantei tiuand on en a, ron ne s'cn arper^oic point. E3 102 D E L' E S P R I T. En general, on meprife jufqu'i I'efprit dans un homme d'un etat inferieur au lien. Quelque raerite qu'ait un bourgeois, il fe- ra tonjours meprile d'un homme en place, il cet homme en place ell Itupide ; quoiqu'il it'y ait ^ dit Dcmat, quune ciiflinbion civile, entrt k bourgeois & It grand feign eur ^ ^ unt diPiinclion nalurdk cntre I'homme. d'ejpril c? h grand Jeigneur ftupidt. Ceil done loujours Tinteret perfonnel , modilie felon la dilTerence de nos befoins, de nos paffions , de notre genre d'efprit & de nos conditions, qui, fe combinant ,dans les diverfts focietes, d'un nombre iniini de maniercs, produit Tetcnnante diverliie des opinions. Cell: confequemment \ cette variety d'in- teret que chaque fociet^ a Ion ton , fa ma- uiere particuliere de juger & Ion grand es- prit dont elle feroit volontiers un dieu , fi Ja crainte des jugements du public nes'op- pofoit a cctte apothdote. Voiia pourqi.oi chacun trouve a s'alTor- tir. Auffi n'eii-il point de Ihipide, s'il ap- porte une certaine ai'ention au choi>: de Ja locic^te , qui n"y puifTe palVer line vie dou- ce an milieu d'un concert de louangesdon- nees par des admirateurs finceres ; aufli n'ell-il point d'horame d'efprit, s'il ie li- pand dans differentes focietds , qui ne s'y voie fucceffivement traite de fou , de fage, d'ngreable, d'ennuyeux , de ftupide & de fpirituel. La conclufion generale de ce que ]e vicns de dire, c'ell que rinteret perfon- nel D I S C 0 U R S II. 103 iiel eft, dans chaque focidte, runiqaeappre- ciateur du mcrite des choCes & dcs pciibn- nes. II ne me rcfte plusqu'^ moiiLrer pour- quoi les homines Its plub generalemcnt ie- tcs & recherches des Ibcietes paiticulieres telles que celles du grand monde , ne lone pas toujours les plus ellimeb du public. C H A P I T R E VIII. De la difference des jugements du public, & de ceux des Ibcidtes paiticulieres. Confiqutmtnent a la dijfirence. qui ft trouvt entre fintiret clu public & cclin des focii' tes particiilieres , on prouve , clans ce cha- fitre , que. ces focictes doivcfit attacler une. grande tftime a ce quon oppdh k bon ton S? k bel ufage. POUR decouvrir la caufe des jugements difFerents que portent fur les memes gens le public cs: ics focicres particulicres, il fant obferver q.^'une nation n-eft que raffemblage des cjtayens qui la compolent; que Finteret de chaque citoyen ell tou- jours, par quelque lien, attache i I'inte- ret public; que , femblable aux allres qui, fufpendus dans les d^ferts de Telpace , y font mus par deux moiivemenis princi- paux, dont le premier plus lent (r/) kur eft commun avec tout Funivers , & le fe- cund plus rapide leur eft particulier , chi- (.?) SyHeme des ancleus \ hilofophes. -J04 D E U E S P R I T. que fociet^ eft aulTi mue par deux difFeren- tes efyeces d'interets. Le premier, plus foible , lui eft commun avec la fociete generale, c'eft-^-dire, avec la nation; 6i le lecond, plus puillant, lui eft abrolument pavticulier. Con{eqi.iemment a ces deux fortes d'in- teiSts, il fcft deux fortes d'idees propres k plaire aux Ibcieies particulieres. L'une , dont le rapport , plus immddiat Il rinteret public , a pour objet le com- merce , la politique, la guerre, la l^gilla- tion. , les fciences & les arts i cette efpece d'idees interciVantts pour chacun d'eux en particulier, eft en conttrquence la plus ge- iidralement, niais la plu^ foibknicnt tfti- rr.^e de la pUipart des (bcietes. Je dis de la plupart, parce qu'il eft des fociet^s, telles que les Ibciet^s ncad^miques, pour q\ii les idees le plus gendakment utiles font les idees le plus particuiicrement agrcables,& doiK rinteret perfonnel fe trouve par ce n.oyen coi'fondu avec Tinteret public. L'autre elpcce d'idees a des rapports im- ni^diats h I'intdret particulier de chaque fociet^ , c'eft-a-diie , h fes g(Uts , a I'es averfions, ^ Ics proiel^ , h fes plailirs. Plus intcrcifante & plus agr^abk-, par cetti.^ rai- Ibn , aux yeux de cette ioci^te , elle eft communement affez indifferente a ceux du public. Cctte diftinelion admife, quiconque ac- quiert un tres-grand nombre d'iddes de cet- te derniere efpece, c'efta-dire , d'idees particuliercment interellaiues pour les ib- cietes D I S C 0 U R S II. - 105 cittds ou il vit , y doit etre , en confequen- ce , regarde comme tres-lpirituel : niais que cet homme s'oflVe aux yeux du public , (bit dans un ouvrage , foit dans une guande place , il ne lui paroitra fouvent qu'un homme tres-m6diocre. Ceil: une voix cliar- ir.ante enchambre, niais trop foible pour le theatre. Qu'un homme ,au contraire , ne s'occupe que d'idees gcneralement intereflantes , il I'cra moins agreable aux focietes djns les- quvrlles il vit^il y paroitra meme quelque- fois & lourd & deplace : mais qu'il s^oll're aux yeux du public , foit dans un ouvrage, foit dans une grande place; dtincelant a- lors de genie , il nieritera le titre d'homrae luperieur. C'eft un coloife mondrucux (i^c meme defagreable dans Tattelicr du fculp- teur, qui, eleve dans la place publique, devient Tadmiration des citoyens. Mais pourquoi ne reuniroit-on pas en foi les idees de Tune & I'autre efpece; & n'obtiendroit-on pas , a la fois , Tellime de la nation & celle des gens du monde? Ceil:, repondrai-je , parce que le genre d'etude auquel il faut fe livrer pour acqucrir des idces intereflantes pour le public, ou pour les focietes particulieres , ell abfolument different. Pour plaire dans le monde , il ne faut approfondir aucune matiere, mais volciger inceffammcut de fujets en fujets ; il faut avoir des connoiil'ance tres- varices , & d^s-lors tres-faperricielles; favoir do tout, fans perdre ion temps a iavoir parfaJtement E 5 une io6 D E L' E S P R I T. line chofej & donner, par confdquent, ii foil efpiit plus de lurfiice que de protondeur. Or le public na. nul iiueret d'eltimer des hommes luperficiellement univerfels : pent-etre menie ne leur rend-il point une exacte juflice, & ne fe donne-t-il jamais la peine de prendre le toi(6 d'un efprit parta- ge en trop de genres differents. Uniquenientintereile a eilimer ceux qui fe rendencluperieursenun genre, & qui avan- centj^.cet egard ,refprit humain,le public doit faire peu de cas de Tefprit du monde. II faut done, pour obtenir reftinie gd- Edrale, donner a ion efprit plus de profon- deur que de furface , & concentrer , pour ainfi dire, dans iin feul point, comme dans le foyer d'un verre ardent, toute la chaleur & les rayons de fon efprit. Eh! comment le partager entre ces deux genres d'etude, puifque la vie qu'il faut niener pour fuivre I'un ou Tautre dl entierement ditfercnte? L'on n'a done Tune de ces efpeces d'elprit- qu'exclufivement a Tautre. Si , pour acquerir des idces intereffantes pour le public, ii faut, comme je le prou- verai dans les chapitres fuivants,fe recueil* lir dans le filence 6c la folitude, il faut, au (i) Quel plaiJeur re s'extafie pas a la leflure de fon fac- tum, & ne ji reprde pas comme plus ferieule & plus im- portante que celie des ouvrages de Fonterelle & de tous les philofophes qui one (fcric fur !a connoiflance du coeur Sc de I'efprit bumain ? Les ouvrages de ces derniers , dira- r.;l, font amufants, mais frh'oles & nullement dignes d'e- tre un objet d'etude. Pour mieux faire fentir quelle impor- tance chacun met a fes occupations, je citerai quelques li- pnes de la preface d'un livre intiiule, Trahe dn Rojjignol, Cell I'auteur qui parle ; D I S C 0 U R S IL 107 au contraire, pour prefenter aux focietes particulieres les idees les plus agieables pour elles , fe jetter abfolument dans le tonrbillon du monde. Or Ton ne pent y vivre fans fe remplir la tSte d'idees faulles & pueriles: je dis fauflfes, parce que toni; honime qui ne connoit qu'une feule facoii de penfer , regarde necelTairement fa focid- te comme Tunivers par excellence; il doit imiter les nadons dans le mdpris recipro- que qu'elles ont'^pour leurs mcsurs , leur religion , & menie leurs habillements diile- rents; trouver ridicule tout ce qui contre- dit les idees de fa fociete ; & tomber, en confequence, dans les erreurs le plus gros- fieres. Quiconque s'occupe fortement des petits interets des focietes particulieres, doit ndcelTairement attacher trop d'ellime & d'importance h des fadaifes. Or qui pent fe flatter d'echapper h cet egard aux pieges de I'amour-propre, lors- qu'on voit qu'il n'eft point de procureur dans fon etude , de confeiller dans fa cham- bre,de marchand dans fon comptnir,d'of- ficier dans la garnifon , qui ne croie Tuni- vers occupe de ce qui rintdrelTe Qb') '? Chacun peut s'appliquer ce conte de la me- „ J'') : d'oii il refulte qu'a I'egard me- Eie de rexpreflion , ils n'ont nulle fupe- riorite fur les gens d'efprit ; & qu'ils n'en ont , a cet ^gard , fur le coraraun des hom- ines, que dans des matieres frivoles lur lefquelles ils font tr^s-exerces, & dont ils ont fait une etude, &,pour ainfi dire,uii art particulier ;, fuperiovir6 qui n'ell pas en- core bien conftatee , 6c que prefquc tous les hommes s'exagerent, par le refpeA me- canique qu'ils ont pour la naiflance & pour ks dignites. Au relle , quelque ridicule que donne aux gens du monde leur pretention exclu- live au bon ton ^ ce ridicule eil moins un lidicule de leur etat qu'un de ceux de Thu- inanite. Comment I'orgueil ue perfuade- roit-il pas aux grands qu'eux & les gens de leur efpece lont doues de I'elprit le plus propre i plaire dans la converfation , puif- que ce meme orgueil a bien perluadei tous les hommes en g<:ncral,que la Nature n'a- voit allum^ le foleil que pour fecondcrdans I'efpace ce petit point nommd la terre , & qu'eile n'avoit feme le firmament d'eioiles que pour I'eclairer pendant les nuits? On aiors fouteniu du preftige de la declamation , mais parce que Iturs tfcrits n'ont jimais que le liyie de leurs conver- fations & qu'on (^cric prefijue coujours mal, lorfqu'on e- crit comme on park. D I S C O U R S II. 117 On eft vain , meprifant, &, par confe- quent, injufte, toutes les fois qu'on pent Tecre impunement. C'eft pourquoi tout homme s'lmagine que, fur la terre,il n'eft point de partie du monde ; dans cette par-, lie du monde, de nation; dans la nation, de province; dans la province, de ville; dans la ville , de foci^te comparable a la fienne; qui ne le croie encore i'homme fu- pdrieur de la Ibcidte, & qui , de proche en proche, ne fe furprenne en s'avouant h iui-meme qu'il eft le premier homme de I'univers (c). Aulli , quelque foUes que foient les pretentions exclu lives au bon lo/j, &; quelque ridicule que le public donne k ce llijet aux gens du monde, ce ridicule trouvera toujours grace devant Tindulgente & iaine philoibphie, qui doit meme, h cet egard, leurepargner Famertume des reme- des inutiles. Si I'animal enfermd dans un coquillage, & qui ne connoit de Tunivers que le ro* cher fur lequel il eft attache, ne peut juger de fon eiendue , comment Thomme du monde, qui vit concentre dans une petite fociet^ , qui fe voit toujours environne des memes objets , & qui ne connoit qu'iine feule opinion, pourroit-il juger du merite des cbofes? La verit^ ne s'apper^oit & ne s'engendre que dans la fermentation des opinons con- trai- (i) Je ne parle, dans ce chapitre, que de ceux des gens du monde done refpric n'eft point exerce'. (c) Voyei le PetUnt June , ccmedic de Cyrano de Ber- ii8 D E L'E S P R I T. traires, L'univers ne nous eft connu que par celui avec lequel nous commeryons. Quiconque fe renferme dans une t'oci(:te ne pcut s'cmpecher d'en adopter les prejuges, lur-tout s'ils flattent Ton orgueil. ^ Qui peut s'arracher k une erreur,quand ' la vanit(^ , complice de Tignorance , I'y a attache , & la lui a rendue chere '? Cell: par un clTet de la meme vanite que les gens du monde fe croient les feuls pof- fefi'eurs du belufage^ qui, felon eux , ell le premier des nierites , & fans lequel il n'en ell aucun. lis ne s'appercoivent pas que cet ufage , qu'ils regardent comme I'ufage du monde par excellence, n'ell que I'ufage particulier de leur monde. En effet, au Monomorapa , oii , quand le roi (;ter- nue, tons Ics couitifans font, par polites* 1 e , ob]ig(^s d'eternuer , 6: on, I'eternue- ment gagnant de la cour a la ville & de la ville 3UX provinces , tout I'empire paroit affiige'd'un rhume g6n(:ral, qui doute ^u'il n'y ait des courtifans qui ne fe regardent, h. cet egard , comme les poflcii'turs uni- ques du bel ufage; & qui ne traitent de mauvaife compagnie, ou de nations barba- res , tons les particuliers & tous les peu* pies dont I'eternuement leur paroit moins harmonieux? Les (rf) Au royaume de Jiiida, lorfqu;- les habitants fe ren- cfntrent, ils fe jecteiu en bas de leurs hamachs, le mec- tent a genoux viF-a-vis I'un de l'.iiitro, b.ufenc \i terre , frappenc des mains, fe font dei conipiini:ats & fe rele- ven:; les agreables du pays croier.t certainenienc que leur minicre de faluer eft la plus polie. Les habitants des Manilles difenc que la politene cxife qu'en filuanc on pUe les corps tres-bas , qu'on metre fes aeux D I S C 0 U R S II. 119 Les Mariannois ne pr^tendront-ils pas que la civilite confille k prendre le pic-d de celui auquel on veut faire honneur, a s'eii frotter doucement le vifage , & ne jamais cracher dcvant fon fuperieurP Les Cliiriguanes ne foutiendront-ils pas qu'il faiit des culottes ; niais que ]e bel iifage ell de les porter ibus le bras, comme nous portons nos chapeaux? Les habitants des Philippines ne diront- ils pas que ce n'eli: point au mari h faire eprouver a fa femme les premiers plaifirs de I'amour ;, que c'effc une peine dont il doit, en payant, ie decharger fur qutlque autre? IN'ajouteront - lis pas qu'une fille qui rell encore lors de fon maringe , eft une fiUe fans m6ute , qui n'ell digne que de m(^pris "? Ne loutient-on pas au Pegu qu'il eft du bel ufage & de la decence , qu'un eventail i[ la main ,le roi s'avance dans lafalle d'au- dience,precede de quatre jeunes geTls des plus beaux de la cour^ & qui, delbnesifesplai- fn's , font en nit^me temps fes interpretes6c les herauts qui declarent fes volontes ? Que je parcoure toutes les nations , je trouvcvai par-tout des ufages dilFerents (J): & chaque peuple, en particulier, fe croi- deux mains fur Ces joues , qu'on leye une jambe en I'air , en tenant les genoux plies. Le fauvage de la nouvelle Orleans foutient que nous man- qur>ns de politeflt envers nos rois. ,, Lorfque je nie pr^- j, fence, dic-il , au grand chef, je le falus par un hurle- ,, menc; puis je penetre au fond de fa cabana fans jetcer „ un feul coup d'oeil fur le cote drolr ou le chef ell aflis. .,, Celi.Ia que je renourcUc men faiut, en levant mes bras « fur lao D E L' E S P R I T. - croira neceffairement en poflefTion da meit' kur ufage. Or, s'il n'ell; rien de plus ridi- cule que de pareiUes pretentions, meme aux 3'eux des gens du monde,qu'ils faffent quelque retour lur eux-memes, i!s verront que, fous d'autres noms , c'elt d'eux-me- mes dont ils fe moquent. Pour prouver que ce que Ton appelle ici tifage du monde^ loin de plaire univer- fellement , doit au contraire deplaire le plus generalement, qu'on tranfporte fuc- ceiiivement a la Chine, en HoUande & ea Angleterre le petit- maitre le plus favant dans ce compofe de gelles, de propos & de manieres , appelle ufage du monde ; 6c Fhomme fenr(^, que ion ignorance f\ cet egard fait traiter de ftupide ou de mauvai- fe compagnie ; il eft certain que ce dernier paflcra , chez ces divers peuples , pour plus inllruit du veritable ufag& du monds que le premier. Quel eft le motif d'un pareil jugement ? Cell que la raifon , independante des mo- des & des coutumes d'un pays , n'eft nul- le part etrangcre & ridicule; c'tll qu'au contraire Tufage d'un pays , inconnu \. un autre pays , rend toujours I'obfervateur de cet ulage d'autant plus ridicule , qu'il y eil plus exerce & s'y efl: rendu plus habile. Si, pour eviter Tair neiant & mdthodi- que en horreur ^ la bonne compagnie, nos jeunes gens ont fouvent joue i'etourdene; qui „ fur ma tece, *' en hurlant trols fois. Le chef m'invite „ ii m'afleoir par un peric f<)upir: je le remercie par ua „ souveau iiurlement. A cha^ue ^ueftion du chcf> ji bur- k D I S C 0 U Pv S II. 121 qui doute qu'aux yeux des Ariglois , des Allemands ou des Efpagnols , nos petics- maiti-cs lie paroiirent d'autaiit plus ridiju* les qu'ils rcront,a cet egar;!, plus attentifs k remplii- ce qu'ils croirent da bcl ij/age9 11 ell done certain , du moins li Ton en juge par I'accueil qu'on fait a nos agi"da- bles dans le pays etranger, que ce qu'ils appellent uf^gs da monds , loin de reuiTir univeiTellement , doit au contvairc deplai- re le plus generaienient ; & que cet ufage elt audi dill'virent da vrai ujage du nionde ^ toujours fonde fur la raifon , que la civili- te I'efi; de la vraie politelTe. L'une ne fuppofe que lafcience des manic- res; Cs: I'autre, un fentiment fin, delicat & habituel de bienveillance pour les homines. Au re(te, quoiqu'il n'y ait rien de plus ridicule que ces prdtentions exclufives an boa ton & au bd ufage^ il eft fi difiicile, comme je I'ai dit plus haut, de vivre dans les focietcs du grand monde fans adopter quelqucs-unes de leurs erreurs , que les gens d'efprit , les plus en garde ^ cet e- gard , ne iont pas toujours furs dc s'en defendre. Aufli n'e{l-ce,en ce genre, que des erreurs extrcmement multipli(;es, qui determinent le public a placer les agreables au rang des efprits faux & petits ; je dis petits , parce que I'efprit , qui n'ell ni grand ni petit en foi, cmprunte toujours Tune „ le une fois avant que de re'pondre; & Je prends corige ,, de !ut, en faifir.i: trainer nion hurlsment jufau'a ce ^ue ,: jelfois iiurs d; fa prefence ". Tome 1, F 122 D E L'E S P R I T. ]'iine on Tautre de ccs denominations dela graiidtur ou de la pcti telle des ohjetvS qu'il cc)ii!idere5& que les gensdu mondene peu- vcnt gueie s'occuper que de pctits objets. II relulre des deux chapitrcs precedents, que i'intd'ret public ell prcique toiijoi\rs .different de celui desfocietes particulieres j cu'en confequence les hommes les plus cilini^s de ces (ocietcs ne font pas toujours les plus eiliffiables aiix yuix du public. ISlaintenant je vais nioutrer que C(.u>: qui nieritent le plus d'ertime de la part du pu- blic , doiveut, par leur maniere de vivre & de.penler, etre Ibuvent delagreables aux focietes particulieres. C II A P I T R E X. Pofirquoi I'homme admir^ du public n'cft pas toujours ellinK; des gens du monde. On prouve quit cet egard la difference des Ju' cjnicn I s du public & des focieUs particulie- res^ ticnt a la difference de Icurs intirets. OUR plaire aux ibcictes particulieres , il n'ell: pas neceffnire que Thorizon de nos idees Ibit fort dtendu ^ mais il Taut connoitre ce qu'on appelle le monde, s'y lepandre & Petudier: au contraire , pour s'illuflrer dans quelque art , ou quelque Icience que ce foit, 6: meriter, en conlc^- quence, reilime du public, il faut, com- me je Pai dit plus haut , faire des dtudes i;es-differenles. Sup- D I S C O U Pv S II. 123 Suppofoiis des homin.s curisux de s'iu- fa-uire dans la icience dc la morale. Ce n'ell que par le fecours de Thilloire & fur - les ailes de la meditation, qu'ils pourront, felon les forces inegales de leur efprit, s'e- Icver a dilFerentes hauteurs, d'oii run de- couvrira des villes , I'aatre des nations, celui-ci una prtrtie du monde , & celiii-la Tunivers entier. Ce n'ell: qu''en contem* plant la tcrre de ce point devue, en s'e- kvant a cette hauteur , qu'elle fe r^duit inrenfiblement devant un philofophe a uii petit efpace , & qu'elle prend k fes yeux la forme d'une bourgade habiiee par dilVe- rentes families qui portent le nom de Chi- noife, d'Angloife, de Frani;oire , d'ltalien- ne, enUn tons ceux qu'on donne aux dif- ferentes nations. Cell de-la que , venanc k confiderer le (pelade des moeurs, des loix, des coutumes, des religions, 6l des paffions dilTerentcs , un homme , devcnii prefque infenlible a I't^loge comme a la fa- tyre des nations, pent brifer tons les lijus des prejuges, examiner d'un ail tranquil- le la contrariet(^ des opinions djs hommes, pafler fans ^tonnement du ferrail k lachar- treufe , contempler avec plailir ferendue de la fottii'e humaine, voir du mi^me ceil Alcibiade couper la queue h fon chien, 6c Mahomet s'eufcrmer dans une caverne. Fun pour fe moquer de la legerete des A- theniens , fautre pour jouir de 1' adoration du monde. Or de paveilles idees ne fe pr(^renterit que dans le filence (5c la foHiude. Si les Mufes , ¥2, di- 124 D E L'E S P R I T. di'er.t les poctes , aiment les bois , les pres, les fontaines , c'ell qu'on y goute line tranquillite qui fuit les villes; & que les redexions qu'un homme, detache des petits interets des focietes, y fait fur lui- nicnie, font des reflexions qui , faites fur j'liomme en general, appartiennent & plai- fent a riiumanild. Or, dans cette folitude ou Ton efr, conime malgre foi , porte vers Tetu- de des arts & des fciences , comment s'oc- cuper d'une infinite de petits faits qui font I'entretien journalier des gens du monde? Auili nos Corneille ec nos La Fontaine ont-ils quelquefois paru imipides dans nos Ibupers de bonne compagnie f, leur bon- hommie meme contribuoit k les faire juger tels. Comment les gens du monde pour- roient-ils , fous le manreau de la fimplici- te , reconnoitre I'hoinme illullre 9 11 ell peu de connoilTeurs en vrai merite. Si la pUipart des Romains , dit Tacite , trompes par la douceur & la limpHciti^ d'Agricola, cherchoient le grand homme fous ion exte- rieur modefte , fans pouvoir I'y reconnoi- tre; on fent que, trop heureux d'^chap- per au mepris des focietes particulieres, le grand homme, fur-tout s'il ell modeile, doit renoncer a Vefiitne femie de la plupart d'en- tr'elles. Audi n'eil-ii que foiblement ani- 111^ du delir de leur plaire. II fent confuie- ment que I'eflime de ces focietes ne prou- veroit que I'analogie de fes idces avec les leurs ; que cette analogic feroit fouvent peu flatteufe^ & que Teilime publique ell la. feule digne d'envie, la feule defirable , puis- D I s c o u Pv s ii; 125 puifqu'elle elt toujours iin don de la re- connoilTance publique , & par confequent la preuve d'un merice r^el. Cell pourquoi Je grand homme , incapable d'aucun dcs elForts necellaires pour plaire aux focit^K-s particulieres , trouve tout poffible pour md- riter I'eftime gendrale. Si Forgueil de com- mander aux rois dedommageoit les PvO- niains de la durete de la difcipline militai- re, le noble plailir d'etre eflime confole les hommes illullres des injuftices meme de la fortune. Ont-ils obtena cette etUme? ils fe croient les polleiTeurs du bien le plus defird. En eftet ,quelque indifference qu'om affecTie pour ropinion publique , cbacun cherche h s'eltimer (oi-meme , & fe croic d'autant plus ellimable qu'il fe voit plus g^neralement ellime. Si les befoins, les paffions, & fur-tont la parefle , n'etouffoient en nous ce dcfii; de reftime , il n'eil perfonne qui ne fit des efforts pour la merlier, & qui ne defirat le fuffrage public pour garant de la haute opinion qu'il a de foi. Auffi le mepris de la reputation, & le facrilice qu'on en fait, dit-on, h la fortune & a la confideration, eft-il toujours infpird par le defefpoir de fe rendre illuilre. On doit vanter ce qu'on a , & dedaigner ce qu'on n'a pas. Cell un effet n^celiaire de I'orgueil; on le r^volteroit, i\ Ton ne paroiffoit pas fa dupe. II feroit, en pareil cas , trop cruel d'eclairer un homme fur ies vrais motifs de fes dedains; auffi le merite ne fe porte-t-il jamais h cet cxc^s de bar- F 3 baiie. 126 D E L' E S P Px I T. barie. Tout homme (qu'il me foit penv/ a de robferver en paiiant,) ]orrqu''il n'eft\ pas nc^ mdchant , & lorCque les palTioiis \ n'oirulquent pas les lumitres de fa raiibn, \ fera toujours d'autant plus indulgent qu'il lera plus dclaire, C'eli: une verite dont je me refufe d'aucant moins la preuve , qu'en rendant juilice, k cet egard, k rhomme de merite, je puis, dans les motifs meme de ion indulgence , iV.ire plus nettement appercevoir la caufe du peu de cas qu'il fait de I'eftime dos focietcs particulieres, & en conldquence du peu de fucci;s qu'il doit y avoir. Si ie grand homme eft toujours le plus indulgent^ s'il regarde comme un bienfait tout le ma! que les homu)es ne lui font pr.s, & comme un don tout ce que leur iniqui- te lui laila^; s"il verfe enfin iur les di^fains d'autrui le baime adouciiTant de la pitie , & s'l! eft lent h les appercevoir i c'eft que la bauieur de fon eiprit r.e lui permtt pas de s'arrcter fur les vices & les ridicules d'un particulier, mais Iur ceux des iioni- mes en general. S'il en conlidere les de- fauts, ce n'eft point de I'ceil malin & tou- jours injufte de I'envie ; mais de cet a;il ferein avec lequel s'e.Namineroient deux hommes qui , curieux de connoine le coeur & I'etprit humain , fe regarderoierit reci- proquement comme deux (ujets d'inftruc- tion & deux cours vivants d'experienco morale : bien diif^rents , a cet egard, de ces demi-elprits , avides d'une reputation qui les fuii , tcujoiu-s devores du poilba de D I S C 0 U R S II. 127 fSt la jaloufie, & qui, fans cede k I'aft'ut des defauts d'autrui, perdroient tout leui* petit merite fi les hommes perdoient leura ridicules. Ce n'eil: point ii de paieilles gens qu'appartient Ja connoiilance de reiprithu- main. lis font fails pour t^tendre Ja culc- brite des talents, par les efforts qu'ils font pour les etouffer. Le nuhite ell comnie la poudre ; fon explolion ell d'autant plus forte qu'elle eft plus comprimee. Au rcile, quelque haine qu'on pone ii ces envieux, ils lone cependant encore plus h. plainJre qu'a blamcr. La prefence du merice les importune: s'ils I'attaquent conime un en- nemi, & s'ils font mechants, c'eft qifils font malheureux ^ c'ell qu'ils pourfuivent , dans les talents ,• Toffenfe que le meritc fait k leur vanite: leurs crimes ne font qua des vengeances. Un autre motif de I'indulgence de riioin- me de merice tient h la connoiilance qu'il a de i'eiprit humain. 11 en a tant de fois ^prouve la foibleile; su milieu des applau- diffements d'un areopage , il a tant de fois ^te tent^, comme Phocion , de fe retour- ner vers fon ami pour lui demand-.r sMl n'a pas dit une grande fottife, que, toujours en garde contre favanitd, il excufc voloi- tiers dans les autres des erreurs dans les- quelles il ell quelquefois tombe lui-meme. 11 lent que c'eil a la multiiude des fots qu'on doit la creation du mot hommes d'ef- pit; & qu'en reconnoilfance il doit done ecouter, fans aigreur, les injures que liu prodiguent des gens niediocres. Que ccs _F 4 dcr- ia8 D E LVE SPRIT. derniers fe vantent, entr'eux & en fecret, des ridicules qu'ils donnent au merite , du iiiepris qu'ils ont, difent-ils, pour I'efprit; ils lont I'emblables a ces fanfarons d'impie- te, qui ne bkrphement qu'en tremblant. La deniiere caufe de Findulgence de llicmme de merite tient a lavue nette qu'il a de la neceffite des jugements iiumains. 11 fait que nos idees lont, fi je rofe dire, des con(equences ii neceffaires des focietes oil Ton vit, des lectures qu'on fait & des ob- jets qui s'oifrcnc k nos yeux, qu'une in* telligence fuperieure pourroit egaiercent, Cc par les objets qui le font pr^fenies a nous, deviner nos penfees, 6c, par nos pc-nfces, deviner le nombre & fcfpece des objets que le hazard nous a offerts. L'hon-!me d'efprit fait que les hommcs font ce qu'ils doivent etre; que toute hai- ne contr'eux eft injufle ; qu'un fot porte des fottifes , con-,me le lauvageon desfruits aniers ; que riniulter, c'tll; rfproclier au cliene de porter le gland plutCt que Toli- ve^ que, fi I'honime mediocre tfl iUipide a les yeux, il eft fou a ccux de riioninie mediocre: car, li tout fou n'eft pas hom- B:e d'efprit, du moins tout homme d'es- prit parcitra toujours fou aux gens born^s. L'indulgcnce lera done toujours I'eflet de la lumiere , lorfque les pafTions n'en inter- ccpteront pas I'aclion. Mais cette indul- gence , principalenient fondee iur la hau- teur d'ame qu'infpire f amour de la gloire , rend Thomme eclaire tres-indiflerent a I'es- tinie des iociites particulieres. Or cette in- D I S C O U R S II. 129 indiiFerence , jointe aux genres diff^rents de vie 6c d'etude necelTaires pour plaire, foit ail public, Ibic a ce qu'on app'. Ik la bonne compagnie , fera prefque toujours de I'homnie de merite, un homme all'ez defaijreable aux gens du monde. La conclufion generale de ce que j'ai dit de Fefprit par rapport aux focieces particu- lieres , c'eil qu'uniquement foumile a Ton interct, chaque Ibciete mefure fur Techelle de ce meme int^ret le degrc d'elliine qu'el- le accorde aux dilferents genres d'idees 6z d'efprits. 11 en eil des petites focietes com- me d'un particulier. A-t-il un proccs? (i ces proems eil confiderable, il recevra Ton avocat avec plus d'empredement, plus dc temojguages de refpecl & d'ellime qu'il ne recevroit Defcartes , Locke ou Corncille. Le proces eil-il accommode? c'ell a ces derniers qu'il marquera le plus de defe- rence. La diiference de fa pofition decide- ra de la diiference de fes receptions. Je voudrois , en finiffant ce chapltre , pouvoir raflurer le tr^s- petit nonibre dc gens modcftes, qui, diftraits par des af- faires , ou par le foin de leur fortune , n'ont pu faire preuve de grands taients, 6-: ne peuvent, confequemment aux prin- cipes ci-delfus etablis, favoir, fi, quant k refprit,ils lent reellement dignes d'ellime. Quclque deRr que j'aie , h cet egard , de leur icndre jullice , il faut convenir qu'un hom- me qui s'annonce comme un (Tr;inJ efprit , fans le dillinguer par aucun talent , eil preci- itmeni dans le cas d'un homme qui fe dit F 5 noble j^o D E L^E S P R I T. noble fans avoir de litres de noblefTe. Le public ne connoit & n'euime que le meri- te prouve par les faits. A-t-il k juger des homines de conditions differentes? II de- mande au militaire , quelle vicloire avez- vous roniportee? a i'homnie en place, quel- foulagement avez-vous apport^e aux mile- res du peuple ? au particulier , par quel cuvfage avez-vous eclaire rhumanite? Qui n'a rien a repondre h ces queftions , n'eil ni connu, ni eftime du public. Je fais que, feduits par les prediges de la puiirance,par le failequi I'environnejpai* i'elpoir des graces dont un homine en pla- ce ell le diltributeiir , un grand nombre d'hommes reconnojllent niachinalement un grand merite ou ils appercoivent un grand pouvoir. INIais leurs elogcs auffi paflagers que le credit de ceux auxquels ils les pro- diguent , n'en impofent point h la faine partie du public. A I'abri de route reduc- tion , exempt de tout int^rct , le public juge comme Tetranger, qui ne reconnoit pour homme de merite que Thomme dis- tingue par les talents: c'elt celui-li feul " qu'il recherche avec empreilement ; em- prellement toujours flatteur pour quiconque en eft Tobjet (ry). Lorfqu'on n'eft point conftitu^ en dignlte , c'eft le figne certain d'un merite x^qI. Qui veut favoir exaclement ce qu'il vaut, ne (a) Nul cloge n'a pbs flatre Mr. de Fontenelle , que 1-j tjueflion d'lin .9'jedois qui, eutraii: a Paris, demand;i aux gens de U barriere la deaieure de Mr. dc Fontenelle, ces com- D I S C 0 tJ R S 11. 131 ne peut done Tapprendre que du public, &doit, par conCequent, s'expoler ;\ foil jugcmint. On faitjes ridicules qiri\ ctt dgar 1 I'on s'ciibrce de donner a eeux qui pretendent, en qualite d'auteurs , k Fes- time de leur'nation: niais ces ridicules ne font nulle impreiiion fur rhomme de mi;- rite j il les regarde comme un cffet de li jaloufie de ces petits efprits, qui, s'imaf^i- nant que, fi perfonne ne faifoit: preuve de merite , lis pourroient s'cii croire autant qu'a qui que ce foic , ne peuvent fouiuiL' qu'on produife de pan-ils ticres. Sans ces litres cependant , perfonne ne merite, ni n'obtient Teftime du public. Qn'on jette les yeux fur tons ces grands efprits, fi vantes dans les focidt^s parti- culieres: on verra que, places par le pu- blic au rang des .hommes mediocres, ils ne doivent )a reputation d'efprit , done quelques gens les decorent, qu'a Tincapa- cite o'j ils font de prouver leur fottife, meme par de inaiivais ouvrages. Auin, par- mi ccs merveii'kiix J ceux-la mcme qui pro- mettent le plus, ne font, fi je I'ofe dire, en efprit, tout au plus que des pnn-itre. Quelque certaine que foit cette verite , & quelque railbn qu'aient les gens modes- tes de douter d'un merite qui n'a pas paS' ii par la coupelle du public, il ell pour- tant certain qu'un homme peutp quant b. res- commis ne la Ini pouvant erifeigner. ^lal! cfit-il , voKt ^litres I'r.iniols, zoas i^riO-'C^ la dcriienre trim df vos p'»s 'Utujira iiuiycm'i i^ns n'etcs p.i< riiffjcs d'ftn nl Lomrtie, ii 6 132 D E L' E S P R I T. J'efpnt , fe croire reellement digne de res- time gdn^rale: i. lorsque c'ell pour les gens les plus eftimes du public 6: des na- tions etrangercs qu'il fe lent le plus d'at- trait; 2. lorsqu'il ed lou^ (Z') , comme dit Ciceron , par un homme dtjk loue ; 3. loi'squ'cnfin il obtient I'cftime de ceux qui, dans des ouvrages ou de grandes pla- ces , ont deja fait eclater de grands talents ; leur eitime pour lui fuppole une grande analogie entre leurs idecs & les fiennes^ ^v cette analogie pent etre regardee , finon comme une preuve complette , du moins comme une al]ez grande probabilite que, s'il fe fut , comme eux , e>;pole aux re- jiards du public, il eiit eu, comme eux, quelque part a fon ellime. C H A P I T R E XI. De la probite par rapport au public. JLn confiqmnce. des princtpes ci-devniit ctcUis^ on fait voir que fintiret general prejide au ■ jugement que le public pone fur les actions d»i hommes. CE n'efl plus de la probite par rapport \ un particulier ou une petite fociete, mais de la vraie probit^ , de la probitd con- fideree par rapport au public, dont il s'a- git dans ce chapitre. Cctce efpece de pro- bit^ (/•) Le <3egre d'efprit n^cefTaire pour noiw plaire, cfl une ioei'ure allei exacie du degre d'elpri; que nous aroEs. D I S C 0 U R S II 133 bite eft la feule qui r^ellement en merits & qui en obtienne generalement le nom. Ce n'ell qu'en conlidc'rant la probite i'ous ce point de vue , qu'on peut fe former des idees nettes de I'lionnetetd, & trouver un guide a la vertu. Or, fous cet afpecl, je dis que le pu- blic, comme les Ibcietes particulieres, til-, dans fes jugements, uniquement determind par le motif de fon interSt; qu'il ne donne le nom d'honnetes, de grandes ou d'hero'i- ques , qu'aux actions qui lui font utiles f, 3c qu'il ne proportionne point foneftime pour telle ou telle adion fur le degre de force, de courage ou de g^n^rofite neceflaire pour I'executer , mais fur I'importance memede cette aclion & Tavantage qu'il en retire. En etfet, qu'encourag^ par la prefence d'une armee, un homrae fe batte feul con- tre troishommes blelles; cette adion ,fans- doute eftiraable , n'eft cependant qu'une action dont mille de nos grenadiers font capables, & pour laquelle ils ne feroietit jamais cites dans Thifloire : mais que le falut d'un empire, qui doit fubjuguer i'uni- vers , fe trouve attach^ au fucc^s de ce combat , Horace eft un heros: I'admiration de fes concitoyens & fon nom celebre dans rhiltoire paffe aux fiecles les plus recules. Que deux perfonnes fe precipitent dans un gouffre , c'eft une action commune a Sapho & d Curtius: mais la premiere s'y jette pour s'arracher aux malheurs de I'a- mour , & le fecond pour fauver Rome^ Sapho eft une foUe, & Curtius un heros. F 7 En I3i D E L'E S P R I T. ^ En vain quelques philofophes donneroient* ils ^galement a ces deux actions ]e nom de Iblie; le public , plus eclaire qu'eux fur les veritables interets, ne donnera jamais Je nom c!e fou a ceux qui le font a Ton profit. C H A P I T R E XII. De Tefprit par rapport au public. 11 iagit ck prouver , dans ce chapitre , quz^ Teftimt du public pour Its tdies des hommes eft toujours proportionnU a Tmtirit quil a di ks efl'uner, APPLIQUONS \ I'efprit ce que j'ai dit de la probite : Ton verra que , tou- jours le mcme dans (es jugements, le pu- blic ne prc-nd jamais conleil que de fon in- terct; qu'il ne proportionne point fon elli- niepour lesdilTerents genres d'efprit a fine- gale difliculte de ces genres, c'ell-a-dire, au nombre & ^ la fineffe des idees n^celfai- res pour y reulTir,mais feulement a I'avan- tage plus ou moins grand qu'il en retire. Qu'un general ignorant gagne trois ba* tallies fur un general encore plus ignorant que lui, il fera, du moins pendant fa vie, revStu d'une gloire qu'on n'accordera pas au plus grand peintre du monde. Ce der- nier n'a cependant merite le titre de grand peintre , que par une grande fup^rioriti^ fur des hommes habiles, & qu'en excellant dans un art, fans-doute moins neceifaire , luajs peut-etre plus diiSciie que cciui de la D I S C 0 U R S IL 135 la guerre. Je displas difficile, parce qu'-i rouvevture de I'hiitoire , on voit une infi- nite d'hommes tels que les Epaminondas, les Lucullus , les Alexandre , les Maho- met, les Spinola, les Cromwel, les Char- les XII. obtenir la reputation des grands capitaincs le jour meme qu'ils ont com- mande & battu des armees ^ & qu'aucun peintre , quelque heureufe dirpofition qu'il ait ret;u de la Nature, n'eft cite entre les peintres illullres , s'il n'a du inoins con- fomme dix ou douze ans de fa vie en etu- des preliminairesde cet art. Pourquoi done accorder plus d'eftime au general ignoranc qu'au peintre habile'-^ Cet inegal partage de gloire , fi injuds en apparence , tient k Tinegalitt des ^vau" tages que ces deux homines procurent h leur nation. Qu'on fe demande encore •pourquoi le public donne au n^gociateur habile le titre d'efprit fup^rieur, qu'il re- fufe a I'avocat celebre? L'importance des affaires dont on charge le premier , prouve- t-e!le en lui quelque fuperiorite d'efprit fur le fecond? Ne faut-il pas fouvent au- tanc de fagacite ^ de fineil'e pour difcuter les int(:rets & terminer les proces de deux feigneurs de paroilfe , que pour pacifier deux nations? Pourquoi done le public, ll avare de Ion eftime envers I'avocat , en eil-il ii prodigue envers le n^gociateur? Celt que le public, toutes les fois qu'il n'eft pas aveugl^ par quelque prejugt^ ou quelque fnperllition , ell, fans s'en apper- cevoir , capable de faire , fur ce qui Tin- le- 136 D E L*E S P R I T. t^reflfe , les raifonnements les plus fins^ L'inn:ind:,qui lui fait tout rapporter k Ion interet, ell comme Tether, qui penetre tous les c©rps fans y faire aucune impres- fion fenfible. II a moins befoin de peintres & d'avoGats celebres, que de generaux & de negociateurs habiles; il attachera done aux talents de ces derniers le prix d'ellime necelTaire pour engager toujours quilque citoyen k les acquerir. De quelque cote qu'on jette les yeux, on verra toujours Tinteret prefider k la dis- tribution que le public fait de fon ellinie. Lorfque les Holliindois ^rigent une fta- tue a ce Guillaume Buckelli qui k-ur avoit donne le fecret de laler & d'encaquer les harengs. ce n'efi: point a Tetendue de ge- nie n6celTaire pour cette decouvere qu'ils deferent cet honneur, mais h Tiraportance du fecret & aux avantages qu'il procure k la nation. Dans toute decouverte, cet avantage en inrpofe tellement k Timagination, qu'il en decuple le raerite , meme aux yeux des gens fenfes. Lorfque les petits Auguftins d^puterent ^ Rome pour obtenir du faint fiege la per- mifiion de fe couper la barbe, qui fait fi le pere Euflache n'employa pas dans cette ntgociation autant de finefle 6c d'efpritque le prefident Jeannin dans fes negociations de Hollande? Perfonnc ne pent rien affir- mer k ce fuiet. A quoi done attribuer le Icntiment du rire ou de Teitime qu'exci- tent ces deux ncgociations airfercutes , li ce D I S C O U R S 1 1. 137 C€ n'eft h la dificrence de leurs objeis? Kous luppofons toujours de grandes cau- les h de grands effets. Un homme occupe une grande place; par la pofiiion ou il Ic trouve , i! opere de grandes chofes avec pen d'efprit: cat homme palTera, pres de la multitude, pour fuperieur a celui qui, dans un polte inferieur & des circonftan- ces moins heureures,ne pent qu'avec beau- coup d'elprit executer de petites chofes. Ces deux hommes feront comme despoids incgaux appliques h dillerents point d'uii long levier, ou le poids plus l^ger , place a une des extremites, enleve un poids de- cuple place plus pr^s du point d'appui. Or li le public, comme je I'ai prouve, nt juge que d'apres fon interet , & s'il ett indifferent k toute autre efpece de confide- ration , ce meme pubiic, admirateur en- thoufiafle des arts qui lui font utiles , iie doit point exiger des artilles qui les culti- vent ce haut degre de perfecT:ion auquel il veut abfolument qu'atteignent ceux qui s'attachent a des arts moins utiles , & dans kfquels il efl: fouvent plus difficile de reus- fir. Auffi les hommes, I'elon qu'ils s'appli- quent a des arts plus ou moiris utiles, font-ils comparables a des outils groffiers , ou k des bijoux : les premiers font toujours juges bons quand Tacier en ell bien trem- pe, & les feconds ne font eftimes qu'au- tant qu'ils font parfaits. Cell pourquoi notre vanite ell en fecret toujours d'auiant plus flattee d'un fucces , que nous obte- nons ce fucces dans un genre moins uule au 133 D E L'E S P R I T: aa public, ou Ton merite plus diliicilenient Ion approbation , dans iequel enlin la r^us- lite fuppole n^ceilairemerit plus d'efprit 6s de merite perfonnel. En el]et,de quelles preventions ditf^ren- tes le public n'elt-il pas atrecta , lorfquMl pefe le merite ou d'un auteur ou d'un g^- n^^ial? Juge-t-il le premier? il le compare a tous ceux qui ont excelle dans Ion gen- re, 6: ne hii accorde Ion edime qu'autant qu'il lurpaire ou qu'aa moins il ^galc ceux qui font precede, juge-t-il un general i=' il n'exam'ine point, avanc d'en fairereioge, s'il (^gale en habilete les Scipion , les Ce- far , ou les Sertorius. Qu''iin poete drama- tique fafl'e une bonne tMjjedie fut un plan de.ii connu, c'ell, dit-on, un plngiaire nit- prirable:^ mais qu'iin g(^ncral le ferve,d.ms line cainpagne, de Tordre de bataille Ck des Ihatageines d'un autre general, il n'en pa- roit Ibavent que pins eilimabk'. Qu'un auteur remporte un prix far foi- xanie. concurrents , ii le public n'avoue point le merite de ces concurrents, ou li leurs ouvrages font foibles, Tauieur 6; Ion I'ucctis font bien-tot oublies. Mais quand le general a triomphe , le public, avant que de le conronrier, a-t-il jamais conllate Thabiietc & la valeur des vaincus? Exige-t-il d'un gt^neral ce fenti- ment fin & delicat de gloire qui, h. la mort de iSlr. de Turenne , determina IMr. de INIontecucuU b. quitter le commandement des armees ? On ue pent plus ^ diloit-il , niop- poJi:r d'amein'i digne dc moi. Le D I S C 0 U R S II. 139 Le public pefe done a des balances tr6s- dHl'trenics le merke d'un auteur & celui d\ui general. Or, pourquoi d(;daigner dans Fun la mddiocrite que ibuvent il admire dans Tautre? Cell qii'il ue tire iiul avan- tage de la mediocrite d'un dcrivain , 6c qii'il en pent tirer de trcs-grands de celle d'un general, dont Tignorance ell quelque- fois couronnee da fucces. 11 ell done inie- refie ^ prifer dans Tun ce qu'il mcpriledans Taut re. U'ailleurs, fi le bonheur public depend du merite des gens en place, & 11 les gran- des places font rarement remplies par de grands hommes , pour engager les gens mediocres i porter du moins dans leurs en- treprifes toute la prudence &ractivite dont ils font capables, il faut n^ceflairement les flatter de Tefpoir d'une grande gloire. Get efpoir feul pent elever julqu'au terme de la mediocrite des hommes qui n'y euii'ene jamais atteint, fi le public, trop lev'.re ap- preciateur de leur meriie,les eut degoutes de Ion eltime par la difficulie de I'obtenir. Voilu la caufe de I'indulgence fecrette a- vec laquelle le public juge les gens en pla- ce;indulgence , quelquefois aveugle dans le peuple, niais toujours eclairee dans I'hom- me d'efprit, 11 fait que les hommes font les dilciples des ofcjets qui les enviionnent ; que la flatterie, adidue aupres des grandj, pvefide h toutes les inilrudions ou'on 'cur donne; & qu'ainfi Ton ne peut, fans injus- tice, leur demander autant de talents (!; de vtrtus qu'on en exige d'un pariiculier. Si I40 D E L' E S P R I T. Si le fpedateur eclaire fiflie an theatre Francois ce qu'il applaudit aux Italiens; fi , dans une belle femme & un joli en- fant, tout ell grace, efpiit & gentillefle ^ pourquoi ne pas traiter les grands avec la meme indulgence? On pent legitimement admirer en eux des talents qu'on trouve commun^ment chez un particulier obfcur , parce qu'il leur eil plus difRcile de les acquerir. Gates par les tlatteurs , comme les jolies femmes par les galants ; occupes d'aijleurs de mille plaifirs , dilliraits par mille foins, ils n'ont point, cornme un philofophe, le loilir de pcnfer, d'acquerir un grand nombre d'idees (c), ni de recu- ler ^ les bornes de leur elprit & celles de I'efprit humain. Ce n'eft point aux grands qu'on doit les d^couvertes dans les arts & les fciencesf, leur main n'a pas leve le plan de la terre & du ciel, n'a point conftruit des vaiffeaux, edifie des palais, forg6 le foe des charrues, ni meme dcrit les pre- mieres loix : ce lont les philolbphes, qui de I'etat de fauvage , ont portc les icciet^s au point de perfection oii mrjntenant elles lemblent parvenues. Si nous n'euffionb ^i6 fecourus que par les lumieres dcs homnies puilTants , peut-etre n'auroit-on point en- core de bied pour fe nourrir , ni de cifcaux pour le faire les ongles. La (j) C'eft vraifemblablement ce q,ui a faic avancer a Mr, Kicole, que Dlru avoit fait le don de Tefpri: aux gen? q'"u- ne condition commune , po«r les didommag^r , difoit.il, flt'i jiitres azantagci one les ^ruiidi oiit [nr f,-.v. Qjiii qu'en difc Mr, Nicole, fe ne cruis pas que Dieu ait condamnc led D I S C 0 U R S II. 141 La rupd'rioritd d'efprit depend principaie- nient, comme je le prouverai dans le dif- cours luivant, d'un certain concours decir- conllances ou les peiits font rarement pla- ces, mais dans lequel il eft prefque impofll- ble que les grands le rencontrent. On doit done juger les grands avec indulgence, & fentir que , dans une grande place , uu homme mediocre eft un homme tr^s-rare. Aufii le public , fur-tout dans les temps de calamites, leur prodigue-t-il une inii- nite d'eloges. Que de louanges donnees -X Varron , pour n'avoir point ddfefpere da falut de la rdpublique ! En des circonllan- ces pareilles h celles ou le trouvoient a'ors les Romains , rhomme d'un vrai merite efl un Dieu. Si 'Camille eut prevenu les maUieurs dont il arrcta le cours ; fi ce heros , elu general a la bataille d'Allia, eut dcfait h ^ette journee les Gaulois qu'il vainquit au pied du Capitole^ Camille, pareil alors k cent autres capitaines , n'eut point eu le litre de lecond fondateur de Rome. Si , dans des temps de profpdritd , Mr. de Vil- lars eut rencontre en Italic la journee de Denain, s'il eut gagne cette bataille dans un moment ou la France n'eut point ete ouverte a I'ennemi , la vic1:oire eut dte moins importante , la reconnoiffance du pu- les grands a la medlocrite. Si la pluparc d'entr'eux font pen e'claires, c'eft par choix: c'eft parce qu'ils font igno- r-;nts, & qu'ils ne concraftent point i'habitude de la refle- xion. J'ajoucerai meme qu'il n'eft pas de I'inccret des pe- tlts (|ue les grinds iblenc fans lumieres. 142 D E L' E S P R 1 T. public inoins vive, 6: la gloire du general moins grande. La conclulion de ce que fai dit, c'eil que le public ne juge que d'apr^s ion inte- ret: perd-on cet inieret de vue? nuUe idte nette de la probite , iii de Tclprit. Si les nations enchaint^es lous un pou- voir defpotique font le mepris des autres nations ; fi , dans les empires du Mogol & de ^la^oc, on voir tres-peu d'homnic-s illulb-os, c'eft que refprit , comnie je I'ai dit plus haut, n'(^tant en Ibi ni grand ni petit, il emprunte Tune ou I'autre de ces denominations de la grandeur ou de la pe- titeffe des objets qu'il confidere. Or , dans la plupart des gouvernements arbitraires, les citoyens ne peuvent, fans dd-plaire au defpote, s'occuper de I'etude du Droit de nature , du Droit public , de la Morale & de la Politique, lis n'olent remonter , en ce genre, jufqiraux premiers principes de ces fciences , ni s'elever a de grandes idees ^ ils ne peuvent done meritcr le tiire de grands efprits. jNIais, fi tons les juge- nients du public font foumis k la loi de fon int^rct , il faut , dira-t-on , trouver dans ce meme principe de Tinteret gene- ral la caufe de toutes les contradictions qu'on croit , a cet egard , appercevoir dans les idees du public. Pour cet effct, je pourfuis le parallele commence entre le ge- neral &. I'auteur, & je me fais cette ques- tion : li Tart militaire , de tons les arts , eft le plus utile , pourquoi tant de gene- raux , dont la gloire eclipfoit , de leur vi- vant. D I S C 0 U R S 11. 143 vr.nt , celle de tons Ics hommes illuftres tn d\uures genres, ont-ils ete , eux, leur ni(^moire Ck ieurs exploits, enlevelis dms ]a menie tombe , lorlque la gloire des au- teiirs Ieurs contemporains conferve enco- re Ion premier eclat <^ La reponfe a ceue qucdion, c'ell que, fi Ton en excepte les cnpitaines qui reellement ont perfeclionne Tart militaire , & qui, te1s que les Pyr- rhus, les Annibal, les Guihve , les Con- de , les Turcnne, doivent en ce genre etre mis au rang des modeles & des inventeurs; tous les generaux moins habiles que ceux- la, cefiant, a leur mort , d'etre utiles k leur nation , n'ont plus de droit h fa re- connoiirance >, ni par confequent h fon es- time. Au contraire , en celfant de vivre, les auteurs n'ont pas cc[\'6 d'etre utiles au public ; ils ont laiile entre les mains les ouvrages qui leur avoient deja meritd fon eltime: or, comme la reconnuiffance doit fubfiller autant que le bienfait, leur gloire ne pent s'eclipfer qu'au moment que Ieurs ouvrages cefieront d'etre utiles a leur patrie. Cell done uniquement h la ditlerente & inegale utilite dont I'auteur & le gen(iral paroiiknt au public t'pres leur mort, qu'on doit attribuer cette fiicceflive fupc-riorite de gloire qu'en des temps dilTerents ils obtien- nent tour ^ tour Tun fur Tautre. Voil^ par quelle railon tant de rois, dei- fies fur le trone, ont ete oubli^s irnm^- diatement apr^s leur mort: voili pourquoi le nom des dcrivains illullres, qui, de leur vivant , le tiouve ft larement a cut^ de ce- lui 144 D E L' E S P R I T. ]ui des princes, s'eft. h Ja niort de ces dcrivains, i\ iouvent coiifondu avec ceux des plus grands rois; pourquoi le nom de Confucius fcfl plus connu , plus refpecle en Europe que celui d'aucundes empereursde la Chine ^ & pourquoi Ton cite les nonis d'Horace & de Virgile h cot^ de celui d'Augulte. Qu'on applique a reloignement des lieux ce que je dis de Teloignement des terns; qu'on fe demande pourquoi le favant illus- tre efl moins eitiine de fa nation que le mi- nillre hobile; & par quelle raifon un Ros* ny , plus honore chez nous qu'un Delcar* tes , ell moins confidere de Tetranger: c'efl: , rt;pondrai-je qu'un grand miniflre n'ell guere utile qu'a fon pays; & qu'en perfedionnant Tinftrument propre a la cul- ture des arts & des fciences, en habituant I'elprit huniain k plus d'ordre & de julles- le, Defcartes s'efl: rendu plus utile a Tuni- vers, & doit, par confequent, en etre plus refpecT:e. iVIais dira-t-on, fi, dans tons leurs juge- ments, les nations ne confultoient jamais que leur interet, pourquoi le laboureur 6c le vigneron, plus utiles, fans-doute, que le poete & le geometre , en feroient-ils moins eftimes? Cell que le public fent confufement que TefUme eft , entre fes mains , un trefor imaginaire , qui n'a de valeur rcelle qu'au- tant qu'il en fait une dillribution fage & menag^e; que, par confequent, il ne doit point attacher d'ellime k des travaux dont tous D I S C 0 U R S II. 145 tous les hommes font capables. L'eflime, alors, devenue trop commune , perdroit , pour ainfi dire , toute ia vercu^ e!le ne fe> conderoit plus les gcnnes d'efprit & de pro- bit6 rtpandus dans toutes les ames; & ne prodniroit plus enlin ces hommes illultrcs en tous \cs genres, qu'anime ci !a pouii'uite de la gioire la difficulte de Tobrenir. Le public appercoit done qu'a Tegard de T'a- griculture , c'e'r Tart & non I'artille quMl doit honorer^ & que, s'il a jadis, Ibus les noms de C(:r^s & de Bacchus , deifi^ le premier laboureur & le premier vigneron , cet honneur, fi jullement accorde aux in- venteurs de I'agricukure , ne doit point etre prodigue a des manffiuvres. Dans tout pays oii le payfan n'ed point furcharge d'impots, rclpoir du gain atta- che k celui de ia recolte Tuffit pour I'cnga- ger a !a culture des terres j & fen conclus que , dans certains cas , comme i'a (\f]k fait voir le celebre Mr. Dudos Qb) , il ell de Fintdret des nations de proportionncr leur eiiime , non leulement a ruiilite d'un art , mais a fa difficulte. Qui doute qu'un recucil de faits , tel que celui de la Btbliotheque Orkntah^ ne foic aulTi inftruclif, aufli agreable, & par con- fequent audi utile qu'une excellente trage- die ? Pourquoi done le public a-t-il plus d'efliime pour le poete tragique que pourle liivant compiiateur ? Celt qu'affure , par le (A) Voyez Ton excellent ouvrage incuule Conf'dcratioAs Jttr les riianrs dc (e fic^U, 2oms I. G 146 D E L' E S P R I T. le grand nombre des entreprifes compart au petit noQibre des faeces, de la difficuU te du genre draraatique, le public lent que, pour former des Corneiile , des Racine, des Cr^billon 6c des Voltaire, ii doit atta- cher infiniment plus de gloire k leurs I'uc- ces ; & qu'au contraire il fulTit d'honorer les fimples compilateurs du plus foible gen- re d'ellinie, pour etre abondamment pour- vu de ces ouvrages dont tons les hommes font capables, & qui ne font proprement que I'ceuvre du terns & de la patience. Parmi les i'avants, tous ceux qui, tota- lement privcs des lumieres philofophiqucs, ne font que raffembler dans des recueils les faits epars dans les ruines de raniiqui- t^, font, par rapport h Fhomme d'efprit, ce que les tireurs de pierre font par rap- port a rarchitecle; ce font eux qui four- iiiffent les mat6iaux des edifices^ fans eux rarchitede feroit inutile. Mais pen d'hom- iiies peuvent devenir bons architcc'tes , tous font propres a tirer la pierre ;, ii ell done de I'int^ret du public d'accorder aux premiers une paie d'ellime proportionn^e ii la difficult^ de leur art. C'ell; par ce me- iiie motif, & paree que i'efprit d'invention & de fyileme ne s'acquiert ordinairement que par de longues & penibles medita- tions , qu'on attache plus d'ellime h ce genre d'efprit qu'a tout autre ^ & qu'en« lin , dans tous les genres d'une utilite :\ peu pr^s pareille , le public proportionne ton jours fon ellime a Tinegale diilkuke de ces divers genres. Je D I S C 0 U R S II. 147 Je dis d'une utilite i pen pr6s pareille; parce que, s'il ^toit poHible dimaginer line forte d'efpric abfolument inutile , (luel- que difiicile qu'il fut d'y exceller , le pu- blic n'accorderoic aucune elhme a un pa- reil talent; il traiteroit celui qui rauroit acquis, comme Alexandre traita cet honi- mequi, devantlui, dardoit, dit-on , avec une adreil'e merveilleufe, des grains de mil* let k travers le trou d'une aiguille, & qui n'obtint de Tcquite du prince qu'un bois- leau de millet pour reconipenCe. La contradiction, qu'on croit quelque- fois appercevoir entre Tinti^ret & Its juge- ments du public, n'ell done jamais qu'ap- parente. L'interSt public, comme je m'e- tois propofe de le prouver , eil done le feul dilbributeur de I'eilime accordee aux diilifrentes Ibrces d'elprit. T^^ G a CHA- 143 D E L' E S P R I T. C II A P I T R E XIII. De la probitd p.ir rapport aiix fieclcs & aux peiipks divers. V oh jet quon ft propofe , dans ce chap'tire ^ ci'Jl dc montrtr qut Jes peiipJcs divers ti'ont, dans tous les fiecles & dans tons les pays , jamais accordi Is nom de vcrlucufcs quaux actions ou qui etoient ^ on du moms qu''ih croyoient- utiles an public. Ctjl pour jet ter plus de jour fur cctte metier e , qu''on dijlin- gue , doMs ce mime chapitre , deux dijfireii^ tes efpeces de vcrtus. ,ANs tons les fiecles & les pays di« vers, la probite ne pcut etre queTha- bitude des actions utiles a fa nation. Quel- que certaine que Ibit cette propolltion, pour en faire fentir plus evidemment la ve- rite, je tacherai de donner des idccs nettes 6: precifes de la vertu. Pour cet effet, j'espoferai les deux fenti- ments qui, fur ce lujet, ont jufqu'a pr^- fent parrage les moralises. Les uns foutiennent que nous avons de la vcrtu unc idee abfolue Ck independanie des liecles & d^s gouverneraents divers^ que la vertu eft toujours une & toujours la nienie. Les autres foutiennent, au con- traire , que chaque nation s'en forme une idee difte rente. Les premiers apportent , en preuve de le'>Trs opinions, les reves ingcnieux , mais inlnielli^ibles, du Piatoniime. La vertu, fe- D 1 S C 0 U R S II. 149 felon eu\', n'ell: autre choie que I'idee me- nie de I'ordre , de riiarmonie & d'un beau edentiel. Mais ce beau ell un myllere done ils ne peuvent donner d'idee precile : aufli n'etablilient-ils point leur ryitemellirlacon- noiirance que rhifloire nous dunne ducoeur & de I'efprit humain. Les feconds, & parmi eux Montaigne, avec des armes d'une trenipe plus forte que des raifonnements, c'elt-a-dire , avec des faits,attaquent I'opinion des prem-ers; font voir qu'une action, vertueuie au nord, ell vicieufe au midi ; & en concluent que I'i". dee de la vertu ell purement arbitraire. Telles iont les opinions de ces deux es- peces de philofophes. Ceux-1^, pour n'a- voir pas confulte Thilloire , errent en- core dans le dedale d'une m^taphylique de mots : ceux-ci , pour n'avoir point ad'ez profonddment examine les faits que This- toire prefente , ont penle que le caprice feul decidoit de la boin^ ou de J a niechan- cete des actions humaines. Ces deux ledtes de philofophes fe Iont egalcmenc trom- pees^ mais Tune & Tauire auroient echap- p6 a I'erreur, s'ils avoient conlidere, d'un (til attentif , fhilloire du monde, Alors ils auroient fenti que les fiecles doivent neces- fairement amener, dans le phylique & le moral, des revolutions qui changent la fa- ce des empires; que, dans les grands bou- ieverfements , les intdrets d'un peuple e- prouvent toujours de grands changements; que les memes adions peuvent lui deve- uir fucceflivemeiK utiles & nuifibles , & G 3, par 150 D E L' E S P R I T. par confc^qiient prendre tour k lour lenoiii de vertueufes & de vicieules. Confequemment it cette obfervation , s'il eulTent voulu fe former de la ,vertu une idee purement abliraite & independante de k pratique, ils auroient reconnu que, par ce mot de veriu , Ton ne peut eniendre que le deiir du bonheur gdncral; que, par conlequent , le bien public elt Tobjet de ]a vertu , & que les adions qu'elle commande I'ont les moyens dont elle Je fcrt pour rem- plir cet objet^ qu'ainfi I'id^e de la vertu i)'e(l: point arbitraire; que, dans Ici: (iecles 6: les pays diveis, tons les hommes, du uioins ccux qui vivcin en rocitt(^, ont dil s'en former )a meme id^c ^ 6i qu'enfin, fi jes peiiplcs Ic la reprdeiutnt iuus des for- mes differerites, c'efi: qu'ils prennent pour la vertu meme les divers moyens dont elle fe Cert pour rei, plir Ion objet. Cette definition de la vertu en donne, je penfe, uvie idee neue,fimple, & conforme a rexpc'ritnce ; conformite cui peut feule conUater la verite d'une opinion. La pyramide de Venus -Uranie , dont la cime fe perdoit dans les cieux, & dont labafe dtoit appuyee fur la terre, eft Tem- bleme de tout fyllcjne , qui s'ecroule h inefure qu'on I'tdifie, s'il ne porte fur la bafe inebranlable des faits 6c de rexpericn- ce, (-») I,e vol eft pareillemenc en horneur au royaume de CongOj- mais il ne do'it point i-tre fair a i'iiilu du poflel- ft'ur de Id chofe voiee: il fauc tout ravir de force. Cctre coutunie, difoiir-i'is , entretient le courage des peuplcs Chez les Scyihii , au concraire , nul crime plus griiiid que le vol ; & D I S C O U Px S II. 151 ec. C'eft audi fur des fails ,c'e{l-^-dire,rur la folie ik la bizarrerie jafqu'^ pr^fent inex- plicables des loix & des ufages divers, que j etablis la preuve de nion opinion. Quelque llupides qu'on Uippofe les peu- ples, il e(t certain qu'cclairt^s par leurs in- t^rets ils n'ont point adopte fans motifs jes coutumes ridicules qu'on trouve Sta- biles chez quelques-unes d'eux; la bizar- rerie de ces coutumes tient done a la di- verfitd des intdrcts des peuplcs : en effet, s'ils ont toujours confufcment entendu, par le mot de vertu , le defir du bonbeur public;, s'ils n'ont, en conieqiience , don- nS le nom d'honnetes qu'aux actions uti- les a la patrie^ & fi Tidee d'utilite a tou- jours etd fecrettement adociee b. I'idde de vertu ; on pent alfurer que les coutumes les pins ridicules, ck meme les plus cruel- les, ont, comme je vais le montrer par quelques exemples, toujours eu pour fon- dement i'utilite reelle ou apparente du bien public. Le vol etoit permis h. Sparte , Ton n'y puniilbit que la raal-adreffe du voleur fur* pris («) ; quoi de plus bizarre que cctte coutume? Cependant, li Ton fe rappelle les loix de Lycurgue , & le raepris qu'on avoit pour Tor & I'argent, dans une repu- blique ou les loix ne donnoient cours qu'^ line & leur maniere de vlvre exigeoit qu'on le punh fivere- meiK : leurs troupeaux erroienc 5a & la dans les pLines ; quelle tacilire a derober.' & que) de'fordre, -fi Ton eut co- lere de parcils vols I Au.Ti, dit Aritlore, a-t-on, chei eux, ctabli la loi pour gardicnne des troupeaux, G 4 152 D E L' E S P R I T. une monnoie d'un fcr lourd ck caffant, on fentiiTi que le5 vols de poules & de legu- ii]es etoient les feuls qu'on y piit commet- tre. Toiijours faits avec adrelle , louvent nies avec ftrmet^ (^) , de pareils vols en- tretenuient les Laceciemoniens dans Thabi- tude du courage & de la vigilance: la loi qui permettoit le vol pouvoit done etre tres-unle a ce peupie , qui n'avoit pas moins ^ redouter de la trahifon des llotes que de ranihicion des Perfes , & qui ne pouvoit oppoler aux attentats des uns, comme aux armdcs innombrables des au- tres, que le boulevard de ccs deux vertus. 11 eft done certain cine le vol, nuiiible a tout peupie riche, mais utile ii Sparte, y devoit £ire Hon ore. ^ A la lin de I'hyver, lorfque ladifette des vivres coutraint le (auva^^e il quitter la ca- bane , & que la faim lui commande d'aller ilia challe faire de nouvellcs proviiiuns, quelques-unes des nations lauvages s'as- femblent avant leur depart , font monter leurs fexagenaires fur des chenes , & font fecouer ces chenes par des brasnerveux, ]a pkipart des vieillards tombent , & font mallacres dans le moment menie de leur chute. Ce fait eft connu, & rien ne paroit d'abord plus abominable que ceite coutu- me: (*) Tout le monde fair le trait qu'on raconte d'un jeu- ne Lace'de'monicn , qui, piu:6c que d'avouer ion larcin, fe laifla , fans crier, devorer le ventre par un jeune reiiard qu'il avoit vole' & cache fous la robe. (c) Au royaume de Juld;'. , en Afrique, on ne donne au- ctm feccurs aux mahdes.; ils eueriflcnr comnie iis peuvent; &, lorf^u'iis ion: retablls, iii a'en vivenc pas moins cor. dia- D I S C 0 U R S II. 153 me: cependant quelle furprifejlorsqirapres avoir remonte h fon origine , on voit que le fauvage regarde la chute de ces nialheu- rcux vieillards comme la preuve de leur irnpuiflance a foutenir les fatigues de la cIialTc ! Les laifTera-t- 11 , dans des caba- nes ou des forets , eu proie a la famine ou aux b§tes feroces?Il aime mieux leureoar- gner la duree & la violence des dauleurs, &, par des parricides prompts & necellai- res, arracher leurs peres aux horreurs d'u- ne mort trop cruelle & trop lente. Voil-i le principe d'une coutume li execrable ; voi- la comme un penple vagabond, que laciias- fe (5c le befoindevivres retient fix mois dans des forets immenres,fe trouve , pour ainli dire , necedite a cette barbarie ^ & com- ment, en ce pays, le parricide eW infpi- re & commis par le meme principe d'hu- nianite qui nous le fait regarder avec hor- reur (c). Mais, fans avoir recours aux nations fauvages, qu'on jette les yeux fur un pays police , tel que la Chine ; qu'on fe de- mande pourquoi Ton y donne aux percs le droit de vie & de mort fur leurs enfants ; CS: Ton verra que les terres de cet empire, quelqiie etendues qu'tUes foient , n'ont pu quelquefois fubvenir qu'avec peine gux be- di.iletnentavec ceux qui les one ainfi abandonn^s. Les ha.bitants da Congo v.ier.z les maladcs ru'ils imagi- nent ne pouvoir en reveniri c'eft, difenc-ils, pour leur e- parxner ks Jouleurs de ragonie. Dans i'ifle Formofe , lorf^-.i'un hoinme eft dangercufi- jn.-nt malaJe, on lui paffe un noead cou'unt au col, 6s on rc'a'angle pour i'arricicr a ia doulsur, (^5 154 D E L' E S P R I T. btlbins de fcs nombrenx habitans : or, comme la trop grande difproportion entre ]a multiplicit<^ des homines (5i la feconditc . des terres occafionneroit n ^ cell aire men t des guerres funeftes k cet empire & peut- ^tre meme k Tiinivers , on con^oit que, dans un inltant de diiette , & pour preve- nir une inlinite de meurtres & de malheurs inutiles,la Nation Chinoife ,huniaine dans fes intentions, mais barbare dans le choix des moyens, a , par le Icntiment d'une hu- nianite pcu eclairee ,pu rcgarder cescruau- tes comme ndcellaires au repos da monde. 5' J' facrifie , s'eft - elle dit , quclques vi&'uncs ■inforiuntes , cuxqiiellcs Tenfance & Hgno- rajice cHrohent la connoijj'ancc & les horreurs de la iiiort , en quni confiftc peut-ctre ct qu el- le, a de plus redoiitalk (jf). C'tft Tans doute au defir de s'oppofer a la trop grande multiplicaiion des hommes, &par confcquent a la meme oiigine, qu'on doit attribuer la veneration ridicule que certains peuples d'Afrique confervent en- core aujourd'hui pour des folitaires qui s'lnterdifcnt avec les femmes le commerce qu'ils ie permetttnt avec its brutes. Ce (a) La maniere da fe defaire Az% filies djns les pays C3- tholiques, eft de les foicer a prendre le voile: plufieurs paf- fent ainfi ur.e vie malheureufe , en proie au delelpoir. Peuc- ^rre notre couiume, a cec egardi eft-elle plus barbare que cellc des Chinois? (f) Zwingle, CD e'crivant aux Cantons SuifTes, leur rap- pclle I'edit fait par lejrs ancctres, qui er.jr.ignoit a i-haijue prctre d'avoir fa concubine, de ptt^r qu'il n'atttnuta !a pudiclte de Gn prochain. Ft.t, PaJv, Hiffire Au Ctud'.e dc Tr:n:e, U'jri /• II D I S C 0 U R s IL *i55 Ce fut pareillement le motif de I'interet public, & le delir de protcger la pudique beaut^ centre les attentas de rincontinen- ce, qui jadis engage?, les SuilFes h. publier un edit, par lequel il c'toit non feuleinem perniis ,iTiais mcme ordonnd ^ chaque pre- tre de le pourvoir d'une concubine (^). Sur les c5tes de Coroniandel , ou les femmes s'aPi'ranchiflbient par le poilon du joug importun de riiymen, ce fut enfin ie nieme motif qui, par un remede aulli o- dieux que le mal, engagea le legiflateur a pourvoir hh furete des maris, en for(;ant ks femmes de bruler fur le tombeau de leur epoux (f). D'accord avec mes raifonnements , tous ]es faits que ]e viens de citer concourent a prouver que les coutumes , meme les plus cruelles & les plus folles, ont tou- jours pris leur fource dans Futility rdelle, ou du moins apparente, du public. ' Mais, dira-t-on , ces coutumes n'en font pas moins odieufes ou ridicules: oui,parce que ces coutumes, confacrees par leur an- tiquite ou par la fuperftition, ont, par !a negligence ou la foibleffe des gouverne- ments, II efl dit, ail dix feptieme canon du concile de Tolede : t^tte celn'i ^ui fe conteme d'v.ne fenle fcmme a tltre d'epenfe tn de concnhlne , a [on chnix , ne fera p4s rejett' de !a corn' innnlon. C'etolt apparemmen: pour mectre la femrne ma- riee a I'abri de touce infulte , qu'alors I'^iglifc toicrolt les concubines. (f) Les femmes de MezuraJo font bruises avec leurs e- poux. Elles demindi.'nt dies- memes I'honneur Uu biirher : mais el'.es font en mcme tems tout ce ^u'ciles peuyeac pour s'cwhapper. G 6 156 D E L' E S P R I T. ments, fiibfifle long-temps apres que les caules deleur etabliiiement avoient dilpani. Lorsque la France n'etoit , pour ainfi dire , qu'une vafte foret , qui doute que CcS donations de terres en friche, faites aux crdres religieux , ne duflent alors etre penniless & que la prorogation d'une pa- reille permifTion ne fut maintenant aulli ab- furde & aulfi nuifible a Tetat qu'elle pou- voit etre fage (5c utile , lorsque la France ctoit encore inculte'? Toutes les coutumes qui ne procurent que des avantages palTa- gers, font commc des ^chaffauds qu'il faut abaitre quand les palais font cleves. Rien de plus fage au fondateur de Fem- pire des Incas, que de s'annoncer d'abord aux Pc^ruviens comme le fils du Soleil, cic de leur perfuadcr qu'il leur apportoit les .loix que lui avoit dictees le dieu Ton pere. Ce mcnfonge iniprimoit aux fauvages plus de refpcct pour fa legillation; ce menfon- ge etoit done trop utile a cct etat nais* fant , pour ne devoir point ^tre regarde comnie vertucux : mais, apres avoir affis les fondemems d'une bonne Icgillation , apr^s s'etre affure , par la forme meme du gouvernement , de Fexactitude avec laquel- ie les loix ieroient loujours obfervees , il falloit que , moins orgueilleux ou plus ^- clairc^, ce legiflateur previt les revolutions qui pourroient arriver dans les ma?urs 6c les interets de fes peuples, & les change- mcnts qu'en confequence il laudroit fa1re dans (f) Je crois qu'il n'eft pas n^cefialre d'avertir que je ne f ariS ici cue ue ii. pnhin ^o'ltii^jte , & noi) de ii ^ratlte re- iig'.eu- D I S C 0 U R S IT. 157 dans fes loix;, qu'il dcclarat a ces memes ptupk-s, par lui ou par fes fucceiTeurs, le menfonge utile 6: neceflaire dont il s'etoit itrvi pour les rendre hcureux; que, par cet aveu, il otat a fes loix le caractere de divinite qui, les rendant faeries & invior lables , devoit s'oppofer a toute reforme, & qui peut-elre eiit un jour rendu ces memes loix nuilibles k I'etat, fi , par le dtbarquement des Europeens, cet empire n'eiit tU detruit prelqu'auffi-tot que forme. L'interet des etats ell , comme toutes les chofes humaines, fujet a mille revolu- tions. Les memes loix & les memes cou- tumes deviennent fucceffivement utiles & nuilibles au meme peuple ^ d'ou je conclus que ces loix doivent etre tour k tour a- doptees & rejettees, & que les memes ac- tions doivent fuccefiivement porter les noms de vertueufes ou de vicieules; pro- pofition qu'on ne peut nier fans convenir qu'il eft des aclions h. la fois vertueufes ^ nuifibles a I'etat, fans fapper, par confe- quent, les fondements de toute legiilation & de toute fociete. La conclufion gdnerale de tout ce que je viens de dire, c'eil que la vertu n'eft que le defir du bonheur des hommes; & qu'ainfi la probit(^, que je regarde comme la veriu mife en action, n'effc, chez tous peuples & dans tous les gouvernements divers , que I'habitude des actions utiles 'X fa nation (^). Quel- I'lgienfe qui fft propofe d'aiitres fins, fe prcfcrit d'autres de- voirs 6c tend a its objits pli-j f^blimes. G7 150 D E L' E S P R I T; Quelque ^vidente que foit cette conclu- fion , comme il n'elt point de nation qui ne connoiile & ne confonde enfemble deux dift'erentes efpeces de vertu , i'une que j'appellerai vertu dc prejugi^ & I'autre vrai& vcriu; je crois, pour ne lailfer rien h de- iirer fur ce Tujet , devoir examiner la natu- re de ces differentes fortes de vertu. C H A P I T B. E XIV. Des vertus de prejug^ ,& des vraies vertus.' 0/7 entend^ par vertus de pr^juge , celks dont Vexadte ohfervation ne contrihiie en rien (iu bonheur public ; (5?, par vraies vertus, celles dont la pratique affure la felicite des peuples. Confequeviment a ces deux differen- tes e/peces de vertus , on diftingue , dans ce. vicme chapitre , deux differentes efpeces ds, corruption de moeurs;, Fune religieufe, ^ Vautn politique : connoiffance propre a rcpandre de nouvtlks lumieres fur la fcien- cc de la morale. J K donne le nom de vertus de preiugi \ toutes celles dont robfervation exacte ne {a) Les brimines one le privilege exdufif Je demander I'auinone: ils exhortenc a la donner , & iie la donsent pas. (i) Ponr^t!o: , difenc ces bramines , devcnns hommes , .m- rio/is-»o!ts hoiite d'alUr ntids , ftiif^jue nous fommes fortis nnds ^ f.viii honf, dtt venfe dc rietre "icre? Les Cara:bcs n'ont pas moins de honte d'un vercm?nt que nous en aurions de li nudite. Si la p'.upart des fauva- ^es couvrenc cfrtaines parties de leur corps, ce n'eft point en eux Tefic: a'une puJeur aicurcll;) mais de i» litlicacef- D I S C 0 U R S II. 159 ne contribue en rien au bonheur public^ telles font les auiterites de ces fakirs inlen- fes dont Flnde ell peuplee; vertus qui, I'oLivent indillerentes 6: ineme nuiiibles a Fctnc, font le fupplice de ceux qui s'y voiient. Ces faulles vertus font, dans la piiipart des nations, plus honorecs que les vraies vertus , & ceux qui les pratiquent en plus grande veneration que les bons citoyens. Perfonne de plus honore dans I'lndous- tan que les bramines («) : Ton y adore juf- qu'a leurs nudites (^) jl'on y refpecte aufii leurs penitences , & ces penitences font rdellement affreufes (t) : les uns rellent toute leur vie attaches b. un arbre, les au- tres [(i balancent fur les flanimes, ceux-ci portent des chaines d'un poids enorme , ceux-1^ ne fe nourrillent que de liqui- des, quelques-uns fe ferment la boucbe d'un cadenat , & quelques autres s'atta- chent une clochette nu prepuce, il eft d'une femme de bien d'aller en devotion bailer cette clochette, & c'efi: un honneur aux peres de prollituer leurs filles a des fakirs. Entre les actions ou les coutumes aux- quelles la fuperllion attache le nom de fa- crees , fe, de la fenribilkc- de certaines parties, & de .la crainte de fe blefler en traverfanc les bois & les hallierj. (c) II eft, au royaume de iVgii, des anachoretes nom- mes faiitons ; Us ne demandent jamais rien , dulTent - ils mourir de faim. On pr^vlenc a-la-ve'ritc tous leurs defirs.' Quiconque fe confefle a eux ne peuc erre puni, quelque cri- me qu'il ait commis. Ces fantons logent, a la campagr.e, d»ns des troncs d'arbres ." apres l.ur more on les honore eomme des dieux. ifo D E L' E S P R I T; crdes, une des plus plaifantes, fans coii- tredit , elt celle des juibus, pretreffes de rifle Formofe. ,, Pour officier dignement, ,, & nieriter Ja vdneration des peuples , 5, elles doivent, apres des fermons , des 5, contorlions & des hurleraents , s'ecrier 5, qu'elles voient leurs dieux^ce cii jette, ,, e.lles fe roulent par terre, montent fur 5, le toit des pagodes,decouvrent leur nu- ,, dite, fe claquent les feflfes, iachent leur 5, urine, defcendent nues , 6: fe lavent en 5, prefence de I'aflemblee (<^". Trop heureux encore les peuples chez qui, dumoins, les vertus de prejuge ne font que ridicules; fouvent elles font bar- bares Qe). Dans la capitale du Cochin , Ton eleve des crocodiles ; & quiconque s'expofe k la fureur de ces animaux, 6: s'en fait devorer , ell: cornpte parmi les elus. Au royaunie de INlartemban , c'elt un acte devertu, le jourqu'on promene I'idole , de fe precipiter fous les roues du chariot, ou de fe couper la gorge a ion paffage ; qui fe (^) Voyii^es de la Ccmidfn'e iJfs TnJes HoUandn'fcs. (i-) Les femmes de Madagafcar croient aux beiires, aux .jours h?ureux ou maiheureux. Celt un devoir de religioas lorfcju'elles accouchent dans les heures ou jours rraiheu- rtux, d'expofer leurs enfancs aux betes, de les enterrer ou de les e'couffer. Dans un des temples de "empire du Pe'gii , on eleve des vierges. Tous les ans, a la fete de I'idole, on ficriiie une de cts inforcunees. Le prerre , en habirs facerdotaux , la depouille , Tecrangle, arraclie fon occur So le jette au ne?. de I'idole. Le facrifice fiic, ies prttres dinenc, prenneiic cti habits d'une forme horrible, &: dJiifenr devant !e pea- pie. Dans I?s autres temples du meme pays, on ne Tacri- ne que des hommes. On achere, pour cec eSct, un e'fcia- ve beau Sc bien fait. Cc: efclave, vccu d'une robe biaa- C-e, D I S C 0 U R S IT. i^i fe voue a cette mort ell repute faint , 6: foa iiom eft, k cet ell'et , infcrit dans un livre. Or, s'il ell des vertus, il eft aufTi des crimes de prejuge. C'en ellun pour un bra- mine d'epoufer une vierge. Dans Fifle For- niofe, fi, pendant les trois mois qu'il til ordonnd d'aller nud, un homme ell cou- vert du plus petit morceau de toile , il porte , dit-on , une parure indigne d'un homme. Dans cette meme iile , c'eft un crime aux femmes enceintes d'accoucher avant I'age de trente-cinq ans : Ibnt-elles grolles? elles s'etendent aux pieds de la pre- treiTe , qui, en execution de la loi ,les y fou- le juiqu'^ ce qu'clles foient avortees. Au Pegu, lorfque fes preires ou msgi- clcns ont predit la convaldcence oulamort d'un malade C/)-.c'e(l un crime au malade condanind d'en revenir.' Dans la convales- cence, chacun le fuit & Tin urie. S'li tut ete bon, diient les pretres ,-Dieu I'tut regu en fa compagnie. 11 n'eft 5 peut-etre , point de pays o^ Ton che, lave pendant trois matinees, eft enfiiite montre' au peuple. Le q-iarantieme jour les pretres lui ouvrent le ven- tre, arracher.t Ton cceur, barbouillent I'iclole de. fon fang, &c mangent fa chair, comme facre.?. Le fT,:g umoccnt , di- fent les pretres , doit cottier en e^flntion des puhcs de la nation ■ d'ttilletirs , it faitt hicn tjtte ^nel^ti'un aitle frh dtt {■'cind DicH le ialre reffottvcn'r de fon pftiflr. II eft bon de remarquer que les pretres ne fe chargenc jamais de U commilHon. {/) Lorfqu'un Giague eft more, on lui deinande pour- quoi il a quitte' la vie ? Un pretre , contrefaifant la vojx (lu mort, repord qu'il n'a pas allei fait de facrifices a fes ancerres. Ces facrifices font une partie confidtriibie da levenu des pretres. l62 D E L' E S P R I T. Ton n'ait pour que1ques-uns de ces crimes de prejuge, plus d'horreur que pour les forl'aits les plus atroces & les plus nuilibles- a la Ibciete. Chez les Gi2gues,peuple anthropophage qui devore les ennemis vaincus, on peut, fans crime , dit le P. Cavazi , piler fes propres enfants dans un mortier , avec des racines, de Thuile & desfeuilles, les faire ■bouillir, en compofer une pate dont on ie frotce pour fe rendre invulnerable^ mais ce feroit un facriiege abominable que de nepas mallacrer, au mois de Mars, a coups de beche , un jeune homme 6: une jeune femme devant la reine du pays. Lorlque ]es grains Ibnt murs, la reine, entource de fes conrtifans, fort de Ton palais , egor- ge ceux qui fe trouvent fur fon paflage, & ]es donne a manger a la fuite: ces lacrili' ces, dit-elle, font neceflaires pour appai- fer les manes de fes ancetres, cpii voient, ■avec regret , des gens du commun 'ouir d'une vie dont ils font prives:cette foible confolation pent feule les engager h. benir ja rccolte. Au royaume de Congo, d'Angole 6c de !Matamba, le mari pent , fans honte , ven- dre (f) Au royaume de Lao, les Talapo'ms, pretres du pays, ne peuvenc etre juges que par le roi !ui-meme. Ils fe con- feflen: tnus les mois: fidelles a cette obferv.ince , ils peu- venc d'ailleurs commetcre impunement rr.iile ?.bominatloi;s, lis aveuglent teliement les princes, qu'un Talapniii, con- vaincu de faufie monnoie, tut renvoye abfous par k roi. Let patlUrs, difoit-il, anrolent dk lid f„!re' de phis rr,7n^ls pe- ^frtit^. Les plus confide'rables du pays tiennen: a grand hon- asur de rendre aux Talapoins les fervices les plus bas. Au- cua D I S C O U R S II. 163 dre fa femme ^ le pere, fon fils ^ le fils^, ion pere : dans ce pays , on iie connoit qu'uii feiil crime (^), c'ell: de refufer les premices de fa recolte au Chitombe , grand- pretre de la nation. Ces peuples, dit le pere Labat, ii depourvus de toiites vraies vcrtus , lont tres-fcrupuleux obfervateurs de cet ufage. On jiige bien qu'uniquenient occupy de I'augmentation de fes revenus, c'efl tout ce que leur recommande le Chi- tombe : il ne defire point que fes negres foient plus eclaires ; il craindroit nieme que des idees trop faines de la vertu ne diminualTent & la luperllition die le tiibut qu'elle lui pale. Ce que j'ai dit des crimes & des vertus de pr^juge luffit pour faire fentir la diif^- rence de ces vertus aux vraies vertus i c'ell- a-dire , k celles qui , fans cede , ajoutent a la felicitepublique, & fans lefquelles ks focietes ne peuvent lubfifter. Conlequeiiiment a ces deux differentes efpeccs de vertus, je dillinguerai dcux dif- ferentes efpeces de corruption de mceurs: Tune que j'appellerai corruption rtligictife , & Fautre, corruption politique (Ji). Mais, avant d'entrer dans ctt examen , je decla- re cun d'eux ne fe vetirolt d'un habit 4111 n'eut pes ete quel* que tems porr^ pir un Talapoin. (') Cette diflinftion m'efl; ne'cefl'aire, i. parceque Je con- fidere la probice philolophiquemenc , & indcpendamment des rapports que la rtiigion a avec la foci^te ; ce que je prie le Ie£t,ur de re pas perdre de vue dans tout le cours de ce: ouvrage. 2. Pcur e'viter la confufion pcrpecuelle qui fe trou- ve chcz. les nations idolarres, entre les principes de la reii- £iou & ceux de ia politique 6c de la morile. i64 D E L' E S P R I T. re que c'ed: en quality de philofoplie & non de theologien que fecris; &: qu'ainfi je ne pretends, dans ce chapitre & les iuU vants, traiter que des vertus puremcntlui- niaines. Get avertiirement: donne , j'entre en matiere; & je dis qu'en fait de moeurs, on donne le noni de corruption religieu- fe a toute efpece de libertinage, & prin- cipalement a celui dcs hommes avec les feinmes. Cette efpece de corruption , dont je ne fuis point Tapologifte , & qui ell fans- doute criminelle, puifqu'elle oftenfc Dieu, n'eft cependant point incompatible avec le bonheur d'une nation. Differents peuples ont cru & croient encore que cette eipe« ce de corruption n'ell pas criminelle^ elle reft (ans-doure en France, puifqu'elle bles- fe les loix du pays ; raais elle le feroit moins, ii les femnies etoient communes, & les enfants declart^s enfants de I'etat, ce crime alors n'auroit politiquement plus rien de dangereux. En effct , qu'on par- coure la terre, on la voit peuplee de na- tions differentes chez lefqueiles ceque nous appellons le libertinage , non Veulemenc n'eilpas regard^ comme une corruption de niceurs, maisle trouve autorife par les loix, 6c meme confacre par la religion. Sans compter , en Orient , les ferrails qui font fous la proteclioa des loix ; au Ton- (•) Chez, les Giagu?s, lorfqu'on apper(;oit, dans une fille, les marques de la fe'condhe , on faic une fete i lorfque ces niirqtics difparoilTent , on fait mcurir ces femmes , comme hidignes d'ur.e vie qu'elles ne peuvenc piu? procurer. {!■') Ur bomme d'efpiit difoic, a ce fujec, qu'iltaut, fans war- D I S C 0 U R S II. 16^ Tonqnin , oii Ton honore la fecondite , la peine irapor^e , par la loi , aux femmes lleriles , c'ell de chercher & de preCeiuer k leurs cpoux des iiiles qui leiir Ibient a* greables. En confeqiience dc cette legilla- tion , les Tonquinois truuvent les Euio- peens ridicules de n'avoir qu'iine fenime; ils ne concoivcnt pas comment , parmi nous, des hommes raiibnnables croient honorer Dieu par le voea de chaflete ; i's foutien- nent que , loriqu'on le pent , il ell aufli criminel de ne pas donner la vie'^ qui ne I'a pas, que de I'oter a ceux quirontdej?. (/). Celt pareillement fous la fauvegarde des iois , que les Siamoifes , la gorge & les cuifles h. moitie ddcouvertes , portees dans les rues fur des palanquins , s'3^ prefentent dans des attitudes tres-lafcives. Cette loi fat etablie par une de leurs reines nomme Ti- rada , qui , pour degouter les hommes d'un amour plus deshonnete , crut devoir em- ployer toute la puiflance de la beaut^. Cc projet , difent les Siamoifes , lui rc^uilit. Cette loi , ajoutent-elles , eft d'ailleurs ailez fage : il eft agreable aux hommes d'avoir des defirs , aux femmes de les exciter, C'eft le bonheur des deux fexes , le feul bien que le ciel mele aux maux dont il nous afflige : & quelle ame allez barbare voudroit encore nous le ravir C>^')! Au contredit , de'ffndre aux hommes tout plaifir contraire au bi^n general ; mais qu'avant cette ccfenfe , il fnlloit , par mille efforrs d'efpriti richer de concUiLT ce plaifir avec le bonheur public, „ Les hommes, ajoutoit-il, font li mal- „ heureux , qu'un plaiiir de plus vauc bien Ja peine qu'on i66 D E L' E S P R I T. Au royaume de Batimena (/),toute fern- me, de qiielque condition qu'elle (bit, eft, pr:r la loi & fous peine de Ja vie, forcee de ceder a I'amour de quiconque la defire, iin refus ell conir'elle un arret de rnort. [ Je ne finirois pas, li je voulois donnerla lille de tons les peuples qui n'ont pas la nieme idee que nous decette efpecede cor- ruption de ma^urs : je niecontenteraidonc, apr^s avoir nomme quelques-uns des pays oil la loi autorife le libertinage , de citer quelques-uns de ceux oii ce mSme liberti- nage fait partie du culte religieux. Chez ks peuples de rifle Formofe , I'i- vrognerie &. I'impudicite font des acTies de leligion. Les voluptes,difent ces peuples, font les filles du ciel , des dons de fa bon- te ; en jouir , c'ell honorer la divinite , c'tlT: ufer de fes bienfaits. Qui doute que Ic fpeclacle des carelfes & des jouillances de Taraour ne plaife aux dieux? Les dieux font bons; & nos plailirs font, pour eux, I'offrande la plus agreable de iiotre recon- nois- ^, eflaie de le degager de ce qu'il peut avoir i!e dangereux ,, pour un gouvernemeiUi &c pcur- ctre feroit-il facile d'v f, reuflir, n Ton examinoit, dans ce dtflein, I2 iegillatioa „ des pays ou ces pliifirs font permis". (/) Chriftianijme ties bides , Lib, IV. fag. 508. {t>i) Au royaume de Thibet, les filles portent au col les donsderimpuriicltc, c'eft-a-dire les anneauxdeleursamanrs: plus elles en one, & plus leurs r.oces I'unt celebres. (?/) A Bibylor.e, toutes les femtnes, campees pres le temple de Venus, devoient, une fois en leur vie,obtenirt par une profiirution expiatoire , la rcmiffion de leurs pe- ches. Elies ne pouvoient fe refufer au de(ir du premier Stranger qui vou'oit puritijr leur ame par la jouiflance da leur corps. On prevoic bien que les belles & les jolies 3- voieac biencut facisfaic a la f eniteDce ; inais ks laides at- icu- D IS C 0 U R S II. i6y noiffance. En confequence de ce raifonne- iiienr, ils fe livrent piibliquement t\ toute elpece de prollitution (;;;)• Cell encore pour ie rendre les dieux favorables, qu'avant de declarer la guerre, la reine des Giagues fait venir, devant el- le , les pkis belles femmes 6c les plus beaux de fes guerriers, qui, dans des at- titudes diffcrentes , jouiOent , en la pre- fence , des piaiiirs de ramour. Que de pays , dit Ciceron , ou la debauche a fes temples! Que d'autels eleves a des femmes prollituees (;;) ! Sans rappeller Tancien culte de V(^nus, de Cotytto, les Banians n'honorent-ils pas , fous le nom de la decf« fe i?;7;;.■«/ i.iV.t A etniUr Its hommes que ta livrcsf ,,,, „ Ces re- 7, S'^i D I S C 0 U R S ri. i;i tiir.ins dtoient h I'egard du monde; honnO- tes eiitr'eux , brigands par rapport; i Tuni- vers. Chaciin dcs bonzes cilt-il en parcicu- lier beaucoup d'eloignw^ment pour les gran- deurs, le corps n'eri lera pas moins ambi« tieuxi tous fes membres travaiileront , ibu- veiic fans le r;ivoir,a» foii agj;randiirement, ils s'y croiront autoiiles par iin principe vercueu.x (o). II n'ell done rien dc plus dan« gereux dans un etat, qifun corps dont riii- tcret n'eft pas attach;^ a I'inierec general. Si les pretres du paganiime lircnt mou« rir Socrate & pertecucerent prei^ue toas les grands homnies , c'ell que leur bien particulier fe trouvoit oppole au bien pu- blic ; c'efl que les pretres d'une fauii'e re- ligion ont interet de rctenir les peuples dans Taveuglement , &, pour cet etfet, de pourfuivre tous ceux qui peuvent I'e- clairer : exemple quelquefois imite par les miniilres de la vraie religion, qui. Tans le menie bd'oin , ont ibuvent eu recours aux memes cruautes, ont perf^cute, deprime les grands hommes, fe font faits les pan6« gyrilles des ouvrages mediocres, & les cri- tiques des excellents , (I^c ont enfuite 6t6 defavoues par des theologiens plus dclaires qu'cux (/>). Quoi ,. gles de condtiite , ces mixlmes de gotivernement qui de- j, vroient etre gravces fur le rrone cies rois 5c dans le ,, coEur de quiconque eft revetu d; rjutorice, n'eft-ce pas ,, a une profonde etude des hommes que no'is les d-'vons? ,, Tt-moin cet illuftre citoyen , cet organt , ce juge des ,, loix dont li France &C I'Europe entiere ^.rrofent le tom- 5, beau de lears larmes , mas dont ell. 5 venom coujours ii 2 ', 'e lyi D E L' E S P R I T,' Quoi de plus ridicule , par exemple , que 7a defenfe faite dans certains pays d'y fai- re entrc-r aucun exemplaire de VEfpiit des Loix? ouvrage que plus d'lin prince fait ii* re 6: relire i Ion fils. Ne peut-on pas, d'apr^s un homme d'efprit , rep^ter a ce lujct , qu'en ibllicitant cette defenfe, les muines en ont.uft^ comme les Scj'tbes avec leurs efclavcs? lis leur crevoient les yeux, pourqu'ils tournafient la meule avec moins de diflraclion. II paroit done que c*'eft uniquement de la conformite ou de roppolition de I'int^- T^t des particuliers avec Fint^ret general , que depend le bonheur ou le malhcur pu- blic ; & qu'enfm, la corruption religieuTe de mcrurs peut, comme Thilloire le prou- ve, s'allier fouvent a la magnanimit(^ , a la grandeur d'ame, t\ la lagefie, aux talents, cnfni a toiiles les quulites qui formeiit les grands hommes. On ne peut nier que dcs citoyens taches de cette efpece de corruption de moeurs n'aieut fouvent rendu a la patrie des fer- vices „ le genie ^c'airer les rations, .?c tracer le plan de la fe'- j, licite publique ; e'crivain immortel , qui abregeoic tout, J, parce qu'il voyolt tout; 6c qui vouloic faire penfer, par- ,, ce que ni)us en a\ ons tefoin bien plus que de lire. Avtc „ quelle ardeur , quelle fagacitd avoic-il etudie le genre „ buniain! Vojareant comme Solon, mc'ditant comme Py- thagore, convtrfant comme Platon, lifant comme Cice- „ ron , peignant comme Tacite , toujours fon objet fuc „ rhemme , fon ^tude fur cflle des iiommes, il les coiinut, ,, Deja commenccnc a germer les ftmeuces f^condes qu'il ,, jetta dans les efprlts modorateurs des peuples & des em- ,, pires. Ah! rccueillon'-en les fruits avec reconnoifian- „ ce , Sec. Le P. Millot ajoiite dar.s une note: „ Quand ua 4uceur d'unc probiisf reccnnue, ^ui penfe for- » cemem D I S C O U R S 11. 175 vices, plus importans que les plus f^vtrts anachorctes. Que ne doit-on pas a la ga- lante Circairienne , qui , pour aUbrer la beaute , ou ceile de fes iiilcs, a, la pre- miere, ofe les inoculer"? Que d'enfants i'i- iioculaLion n'a-t-elle pas arraches k la inert? Peut-etre n'ell-il point de fondatrice d'or- dre de religieufes qui (e foit rendue reco;n- iTiandable k Tunivers par ua audi grand bienfait, & qui, par confequent , aitauLant nierite de fa reconnoillance. Au redejje crois devoir encore rdpeter, h la fin de ce chapiire , que je n'ai point pr^tenda me faire I'apologiile dc la debau- che. J'ai feulement voulu donner des no« tions nettes de ces deux dilftrentes efpe- ces de corruption de mocurs, qu'on a trop fouvent confondues, & fur lefquelles oa fenible n'avoir eu que des idees confufes. Plus inftruiis du veritable objet de la ques- tion, on peut en mieux connoitre Timpor- tance , mieux juger du degre de m(5pris qu'oii doit affigner k ccs deux difFdrentes fortes de corruption , 6c reconnoitre qu']} elt deux elpe- „ tement & qui s'exprime toujours comm? il penfe , die ,, en rermes tormels : Li rcliji.'n/i chr^'tienrte ijr.i tie f.'n.ble „ a-joh d' autre objet que la felicite de i'anrre vie , fait e.-i- „ core notre bonhenr dans cellc.ci ; quand ii ajjiiccj en r<<- „ futant un paradoxe dangereux de Bi'/le: les pr:»Jp-s du „ ihrijH-itiifme bien graves dans le cmnr ftrolctit ihfinitnent >» P^'*^ forts qtii ce faicx homictir des jnonanhtes , ces ■virtiis ., hnm.iiiies des rrpnh!'i]ties , efoins: qu'au contrairc, chez les peuples ou la pudeur fufpend un voile entre les defirs & les nudit^s , ce voile myllcrieux ell le talifman- qui retient famant aux genoux de fa makrefle ; & que c'cil enfin la pudeur qui met aux foibles iirjiins de la beaute le fcepire qui comman- de {a) C'eft en confid^rant la pudeur fijus ce point de vue, qu'on peut r^pondre lux argumenrs des llciciers & des cyn^ucs , qui fcvorenolent que rhomme vertueux ne fai'bit litn dans fon inte'iieur qu'il ne dut taire a la face des na.- t'lons; & qui croyoie^t, tn conle'quejice, pouvoir fe livrec publiquement aux plaiiirs de I'amour. Si la pluparc des I^giflareurs cnt condamue' ces principes cyniques Sc mis la "^udtur ail nombre des vertus , c'eft, leur repondra - c - on , qu'iis one ciaiiu que le fpeftacle fre'quent de la jouiflance re jeitat quelque de'gou: fur en plailir auquel font atta- t'h^cs la confervarion de I'efpece & U dur^e du monde. ils ort o'aiJleurs fenti, qu'en voiiant quelques-uns des ap- jas d'une femme, un vetement ia paroit de coutes les beau- 7is dont peur reaibcllir une vive imagination; que ce vc- tiffient piquuit la curiuti^, i««doit ki earefle* piuj deli- D I S C O U R S II. iSi de h. la force. Sacbez de plus, diroient-ils a la femme galante, que les malheiireux font en grand nombre ; que les infoitun^s , ennemis-nes de Thomme heureux , hii font un crime de fon bonheur; qu'ils harf- fent en lui uiie felicity trop independante d'eux ; que le fpecftacle de vos amufements ell un rpeclacle qu'il taut eloigner de leurs yeux ; & que I'inddcence, en trabiilant le lecret de vos plaifirs , vous expoie a tous les traits de leur vengeance. C'eft en fubltituant ainii le langage de I'interet au ton de I'injure , que les mora- lises pourroient faire adopter leurs maxi- mes. Je ne nfetendrai pas davantage fur cet article: je rentre dans mon fujet; & je dis que tous les hommes ne tendent qu'?i leiir bonheur^ qu'on ne peut les ibuflraira ^ cette tendance ; qu'ii feroit inutile de Temreprendre , & dangereux d'y r^uflir; que , par confequent , Ton ne peut les rendre vertueuxqu'enunifTant I'interet per- fonnel k Tinti^ret general. Ce principe po- cieufes , les faveurs plus flatteufes, & multiplioit entin les I>tai(irs dans la race infortuaee des hommes. Si Lycurgue avoic banni de Sparce une certaine efpece de pudeur , &C [i les fiUes , en prefence de tout un peuple , y luttoienc nues avec les jeunes Laccde'moniens , c'eit que Lycurgue rouloit c|ue les meres rendues plus fories par de lembia- bles exercices , donnaffent a I'tfat des entants plus robuf- tes. II favoiciiue, fi I'habitude de voir dts femmes nues ejK-iuflbic le defir d'ea connoitre les beautes cachces , ce defir ne pouvoir pas s'eteindre, fur- tout ddns un pays oil les maris n'obtenoienc qu'en fecret 5c t'urtivemeni ies fa- veurs de leurs cpoufes. D'ailleurs , Lycurgue , qui faifcis de I'amour un des principaux reflbrts de fa k'giilation ,. vouloi: qu'il devinc la recompenfe , & non roccupatisJU; de? SpaKidte?. H7 i82 D E L'E S P R I T; f^,il efl s^vident que la morale n'eflqu'une Jcience frivolc, li J'oii ne la confond avec la politique & la legiilation : d'oii je con- clus que , pour fe rendre utiles h I'uni' vers, les philofophes doivent confiderer les objets du point de vue d'oii le legiflateur les contemple. Sans ^tre arni^s du merae efprit. C'eit au moralille d'indiquer les loix, dont le legiflateur adure I'executioii par Tappofition du fceau de fa puilTance. Parmi les moralises, il en eti: peu , fans doute, qui foient aifez fortement frappes de cette verite : parmi ceux meme dont Pefprit eft fait pour atteindre aux plus hau- tes id(;es, il en eft beaucoup qui , dans I'etude de la morale & les portraits qu'ils fon-t des vices, ne font animes que par des interets perfonnels & des haines particu- lieres. lis ne s'attachcnt , en conrdquen* ce, qu'i la peinture des vices incommodes dans la fociete^ & leur efprit, qui, peu i peu, fe refferre dans le cercle de leur in- teret , n'a bientot plus la force necelTaire pour s'elever jufqu'aux grandes id^es, Dans la fcience de la morale , fouvent I'eleva- tion de Tefprit tient b. I'elevation de Fame. Pourfaifir, en Ce genre , les Veritas r^el- lement utiles aux hommes , il faut etre 6- chauife de la pafTion du bien Q^n^VdA ^ & malheureufement,en morale comme en re-; jigioHj il eft beaucoup d'hypocrites. CHA. D I S C 0 U R S II-. 183 C II A P I T R E XVI. Des moralises hypocrites. Diveloppemeftt des principes pricidansi. J'e N T E N D s par hypocrite celni , qui vCi- tant point foutenu dans I'etude de k morale par le defir du bonheur de I'huma- mii , ell trop fortement occupy de lui- meme. 11 eft beaucoup d'hommes de cette efpece: on les reconnoit , d'une part, -i I'indifference avec laquelle ils confiderent les vices deftrucleurs des empires ^ & de I'autre , a Femportement avec lequel ils fe dcchainent contre des vices particuliers. Cell en vain que de pareils hommes ie difent infpires par la paflion du bien pu- blic. Si vous dtiez , leur repondra-t-on , reellement animes de cette paffion, votre haine pour chaque vice feroit toujours pro- tionnee au mal que ce vice fait a la focii^- te: & , fi la vue des defauts les moins nuillbles a I'etat fuffifoit pour vous irriter, de quel oeil confidereriez-vous I'ignorance des moyens propres ^ former des citoyens vaillants, magnanimes & defintereffes? De quel chagrin feriez-vous affecl^s, lorfque vous appercevriez quelque defaut dans \x jurifprudence ou la diflribution des impots, lorfque vous en ddcouvririez dans la difci- pline militaire , qui d(^cide ft fouvent du Ibrt des batailles & du ravage de plufieurs provinces? Alors , p^netres de la plus vi- ve douleur,ii I'exemple de Nerva5on vous ver- lU t) E L' E S P R I T. verroit , deteftant le jour qui vous rend teraoin des maux de votre patrie, vous- meme en terminer le cours ; ou du moins prendre exemple fur ce Chinois vertueiix, qui , juftement irrit^ des vexations dts grands, fe prefente i\ Tempereur , lui por- te fes plaintes. ^e viens ^ dit-il, tncffrir ait fupplke auqiitl de pareilks reprtfentations ont fait trainer fix cens de mes eoncitoyeus ; & je t''avertis dc. ts preparer a de nouvelles exe- cutions : la Chine poffede encore dix-huit milk hon^ patriot es ^ qui ^pcur la mime caufe ^vitn- dront fuccejfivemmt te demander le ineme falai- re. II fe tait i ces mots; & rempcreur, etonne de fa fermete ,lui accorde la recom- penfe la plus flptteufe pour un homme vcr- tneux , la punitiou des coupables , (^ la fuprellion des impots. Voila de quelle maniere fe manifelle Tamour du bien public. Si vous etes, di- rois-je a ces cenfeurs, reellement animes de cette paifion , votre haine pour chaque vice ell proportionee au malque ce vicefait a fetat : fi vous n'etes vivement aft'ectes que des defauts qui vous nuifent , vous ufurpez le nom de moraliftcs , vous n'etes que des egoiiles. Celt done par un detachement abfolu de fes interets peribnnels, par une etude pro- fonde de la fcience de la legillation , qu'un moralille pent fe rendre utile ^ fa patrie. 11 eft alors en etat de pefer les avantages & les inconveniens d'une lei ou d'un ufa- ge , & de jugc-r s'il doit 8tre aboli ou con- fervi.\ L'on n'eli que trop fouvent con- tra: Lt D I S C 0 U R S II. 185 traint de fe preter k des abus & nieme a des ufages barbares. Si, dans I'Europe, Ton a li long-temps tolere les duels, c'ell qu'en des pays ou Ton n'ell point, com- me d Rome, anime de I'amour de la pa- trie, oii la valeur n'eft point exercce psr des gutrres continuelles, les moralilles n'i- ma^jinoient peut-etre pas d'autres moyens & d'entretenir le courage dans le corps des citoyens , & de fournir i'ctat de vailianis] de- . fenlturs : ils croyoient, par cette toleran- ce , acheter un grand bien au prix d'un petit nial ^ ils fe trompoieiu dans le cas particulier d\i duel : mais il en ell mille autres ou Ton ell reduic ^ ceite option. Ce n'ed louvent qu'au choix fait entre deux maux qu'on reconnoit riiomnie de genie. Loin de nous tous ces pedants epris d'u- ne fauile idee de periecftion. Ric-n de plus dangereux, dans un etat, que ces mora- liiles declamateurs & fans efprit , qui , con- centres dans une petite Iplu-re d'idees , re- petent continuellenient ce qu'ils ont enren- du dire a leurs mies , recommandent Tans cefle la moderation des delirs, & veulent, en tous les cceurs , aneantir les paffions : ils ne fentent pas que leurs preceptes, utiles h quelques particuliers places dans cenai- nes circonllances , (eroient la ruine des na- tions qui les adopteroient. En efifet , fi, comme Thiftoire nous I'np- prend , les paflions fortes, teiles que I'or- gueil & le patriotifrae cbez les Grecs& les Romains , le fanatifme chez les Ara- bes 5 Tavarice chez les Fiibulliers, enfan- tent l36 D E L' E S P R I T.' tent toujours les guerriers les plus redon- tpibles ; tout homme qui ne menera conire de pareils Ibldats que des hummes fans paffions, n'oppofera que de timidesaj;neaux ^ la fureur des loups. Autli la fage N.uure a-t-elle enferme dans ]e coeur de rhomme un prefervatif contre les railbrinements de ces philofophes. Auffi les nations , Ibumi- les d'intention h ces preceptes, s'y trou- vent-elles toujours indociles dans le fait; Sans cette heureule indocilitd, lepeuple, fcrupuleufement attache h lears maxur.es, deviendroit le mepris & I'tfclave des au- trcs peuples. Pour determiner jufqu'a quel point on doit exalterou modt^rer le feu des paffions, il faut de ces efprits valtes qui embrallcnt toutes )es parties d'un gouvcrnement. Qui- conque en dt doue, elt, pour ainfi dire, diWci,- e par la Nature pour rcmplir , au- pres du l^giilateur, la charge de miniilre penleur (<7),& juftifier ce mot deCiceron, qu'z/« homme (Ttfprit nefl jamais un jlwple citoyen , man un vrai magijlrat. Avant d'expofer les avantages que pro- cureroient a Tunivers des idtes plus eten- dues & plus faines de la morale, je crois pouvoir remarquer, en pallant, que ces niemes idees jetteroient infiniment de lu- mieres fur toutes les fciences, & fur-tout fur celle de I'hiftoire dont les progr^s font (,?) On diftingue, a la Chine, deux fortes de miniftres: les uns font les minillres fgtieurs ; ils donnenc ies audien- ces & les llgnattires ; les autres portent le nom Je mmls- tits ^enfenrs i ils fc chargent du foin de former les pru- jeis, D I S C 0 U R S II. 187 i la fois etVet & caule des progr^s de la morale. Plus inflruits du veritable objet de This- toire , alors les ecrivains ne peindroient, de la vie privee d'un roi, que les details propres ii faire fortir Ton caiaclere j ils ne di^criroient plus fi curie ufement fes moeurs, fes vices ic fes vertus domeiliques ^ ils fentiroient que le public demande aux ibu- verains compte de leurs edits, & non de leurs foupers ^ que le public n'aime a con- noitre rhomme dans le prince qu'autant que rhomme a part aux deliberations du prince ^ & qu'a des anecdotes pudriles , ils doivent, pour inftruire & plaire, I'ub- ftituer le tableau agreable ou eilTayant de la feiicite oa de la mifere publique , 6c des caufes qui les ont produites. Cell k la limple expolition de ce tableau qu'on de- vroit une infinite de reflexions & de refor- mes utiles. Ce que je dis de Thiftoire, je le dis de la mdtaphylique , de la jurifprudence. 11 ell peu de Iciences qui n'aient quelque rapport k celle de la morale. La chaine, qui les lie toutes entr'elles , a plus d'6- •tendue qu'on ne penfe : tout fe tieiit dans Tunivers. CHA- fers, d'examiner Cfux qu'on leur pn^fente, Be de propofcr Jes chanj^emcnts que le tems 8c le$ circoiillance* exi^ece qu'on fade daiu radminiflradon. i8d D E L' E S P R I T. C H A P I T R E XVII. Des avantages que pourroient procurer aux hommes les principes ci-dtlTiis expof^s. Ces principes donnent aux particuliers , oux peuples , S mime nux Icgiflateurs , des idets plus nettes de la vcrtu , facililent les reform mcs dans Us loix , nous apprennent que la fcience metne de la morale n'ejl autre chafe que la fcience meme dela legi flat ion ; (3 nous fournijfcnt enfin les moycns de rendre les pen- pks plus heureux S les empires plus durables. TE pafTe rapidement fur les avcntages qu'en retireroient les particuliers : ils coniilteroient ^ leur donner des id^es net- tes de cette menie morale , dont les pre* Ceptes , jufqu'li prcTent equivoques & con- tradidloires , ont permis aux plus infenf^s de juftifier toujours la folie de leur condui- te par quelques-unes de ces raaximes. D'ailieurs , plus inllruit de fes devoirs," le particulier leroit moins dependant de i'opinion de fes amis : b. I'abri des injufti. ces que lui font fouvent commettre, a fon infu , les focidt^s dans lefquelles il vit , il feroit alors , en nieme temps , atfranchi de la crainte puerile du ridicule^ fantome qu'ancantit la prefence de la raiCon , niais qui ell relTroi de ces ames timides & peu dclairees qui facrifient leurs gouts , leur repos, leurs plaiiirs, & quelquefois meme jufqu'.^ la vertu, ii Thumeur & aux capyi- ces de ces atrabilaires , ^ la critique des- quels D 1 S C 0 U R S II. 1S9 quels on ne peut echapper quand on a le nialheur d'en etre connu. Unjquement foumis a la raifon & ^ la vertu , le particulier pourroit alors braver les prejugfcs , & s'armer de ces fentiments infiles 6: courageux qui forment le caradte- re dillinclif de rhomme vertueux ; fenti- ments qu'on defire dans chaque citoj^en, & qu'on eft en droit d'exiger des grands. Comment riiomnie elev^ aux premiers pos- tes renverfeva-t-il les obftacles que certains prejuges mettent au bien general, & r^fis- tera-t-il aux menaces, aux cabales des gens puillants , pjuvent interefles au raalheur pu- bMc , fi Con ame n'eli: inabordabie k toutes efpeces de ibllicitations , de craintes & de pr^jug(^s ? * 11 paroitdoncquelaconnoiffance desprin- cipes ci-delFus etabJis procure , da moins, cet avantage au particulier, c'eftde luidon- ner une idde nette & Cilre de I'honnete, de Farracher k cet egard a toute efpece d'in- qui^tude, d'afiurer le repos de fa confcien- ce , & de lui procurer , en confequence, les plaifirs int^rieurs & fecrets attaches i la pratique de la vertu. Quant aux avantages qu'en retireroit le public, ils feroient, ians-doute, plus con- liderables. Confequemment k ces memes principes , on pourroit, ii je Fofe dire, compofer un cat^^chifme de probite , dont les maximes fimples , vraies , & ^ la por- tee de tons les efprits , apprendroient aux peuples que la vertu, invariable dans I'ob- jet qu'elle fe propofe , ne I'eft point dans 190 D E L' E S P R I T. les moyens propres b. remplir cet objet y qu'on doit , par confdqueiit , regarder les actions comme indilferentes en elles-mS- mes ; fentir que c'ell an belbin de Tetat k determiner celles qui ibnt dignes d'ellime ou de mepris ; & enfin au legiflateur , par la connoiliance qu'il doit avoir de Tinti^rct public , k fixer Tinftant on chaque adlion celTe d'etre vertueuTe & devient vicieule. Ces principes une fois refus, avec quel- le facilitti le legiflateur eteindroit - il Its torches du fanatifme & de la luperftition , fupprimeroit-il les abus, reformeroit-il les coutumes barbares, qui, peut-etre utiles lors de leur ^tabliilement , font devenues depuis fi funeiles a I'univers "? coutumes qui ne fubfiflent que par la crainte ou Ton elt de ne pouvoir les abolir fans foulevcr les peuples loujours accoutumes k prendre la pratique de certaines adions pour laver- tu meme , fans allumer dcs guerres longues & cruelles , ik fans occalionner enfin de ces feditions qui , toujours hazardeufes pour I'homme ordinaire, ne peuvent r^el- lement etre prevues & cahn^es que par des hommes d'un caraclere ferme & d'un efprit vafle. Cell done en alToiblJlTant la flupide vc^ reration des peuples pour les loix & les iifages anciens , qu'on met les fouverains tn etat de purger la terre de la plupart des maux qui la defolent, & qu'on leurfournit ■les moyens d'alTurer la duree des empires. Mainttnant , lorfque les intere-ts d'un 4tat font changes j d que des loix , utiles lors D I S C 0 U R S II. 191 iors de fa fondation , lui font devenues naifibles ; ces menies loix , par le reipedt que Ton conterve toujours pour ellcs. doi- vent necelTairement entrainer I'etat a fa ruine. Qui doute que la dtflruclion de la Rcpublique Romaine n'ait ^te Teffet d'une ridicule veneration pour d'anciennes loix, 6c que cet aveugle refpecl n'ait forge les fers dont Cefar chargea fa patrie ? Apres la defrruclion de Carthage , lorfque Rome atteignoit au faite de la grandeur, les Ro« mains, par I'oppofition qui fetrouvoitalors entre kurs intiirets , leurs mojurs & leurs loix , devoient appercevoir la r(^volution dont I'empire etoit menacd; & fentir que, pour fauver Tetat , la rcpublique en corps devoit fe prelfer de faire , dans les loix & le gouvernement , h. reforme qu'exigeoient les temps & les circonilances , & fur-tout fe hater de prevenir les changements qu'y vouloit apporter fanibition perfonnelle, la plus dangereufe des legiflatrices. Auffi les Remains auroient-ils eu recours k ce re- mede, s'ils avoient eu des idees plus net- tes fur la morale. Inllruits par I'hiiloire de tous les peuples, ils auroient appercu que les memes loix qui les avoient portes aa dernier degr^ d'elevation ne pouvoient les y foutenir ; qu'uu empire eft comparable au vailTeau que certains vents ont conduit i certaine hauteur , ou, repris par d'autres vents , il ell; en danger de perir , fi , pour fe parer du naufrage , le pilote habile & prudent ne change promptement de ma- noeuvre : verite politique qu'avoit connue Mr. 19^ D E L' E S P R I T. Mr. Locke, qui,lors de retabliffement de la l^gilLnion h la Caroline, voulut que (cs loix n'euffent de force que pendant un (ie- cle ; que , ce temps expire , eiles devins- fcnt nulles , fi elles n'^toient de nouveau examinees & confirmees par la nation. 11 lentoit qu'un gouvernement guerrier on commergant fuppofoit des loix differentes; & qu'une Idgiilition propre k favoriler le ^commerce & Tindultrie, pouvoit devenir un Jour funefte k cette colonic, 11 fes voilins venoient k s'aguerrir, & que les circonllan- ces exigeaffent que ce peuple iut alorsplus niilitaire que commergant. Qu'on t'afie aux faullcs religions TappU- cation de cette id^e de Mr. Locke , Ton fera bien-tot convaincu de la fottil'e & de leur inventeur & de leurs Itclateurs. Qui- conque , en elFet , examine les religions {qui , k I'exception de la notre , font tou- tcs faites de main d'hommes) fent qu'elles n'ont jamais ete I'ouvrage de I'efprit valle & profond d\in legillateur, mais de I'ef- prit dtroit d'un particulier : qu'en coni^^- quence , ces fauffes religions n'ont jamais (^te fondees fur la bafe des loix & le prin- cipe de Tutilitd publique ; principe tou- joLirs invariable, mais qui, pliable dans fes applications k toutes les diverfes pofitions oii peut fucceflivtment fe trouver un peu- ple, eft le feul principe que doivent adniet- tre ceux qui vetilent , a I'exemple des A- nail ale, (.t) A I'orient de Sumatra. {!>) Lorfque les guerriers du Congo vont a Tennemi, «*ii« reutomrent, (uns leur marche , un lievre , une c >r- laeille D I S C 0 U R S II. 193 nadafe , des Ripperda , des Thamas Kouli- Kaii 6c des Gehan-Guir, tracer le plan d'uiie iioLivelle religion, & la rendre utile 2UX hommes. Si, dans la compoiicion des fauiles religions, on eut toujours luivi ce plan , on aiiroit conferve k ces religions tout ce qu'dles ont d'utile ; on n'eut point detruit le tartare ni relyfee, le legillateur en eut toujours fait, a fon gre , des ta- bleaux plus ou moins agreables on terri- bles, felon la force plus ou moins grande de fon imagination. Ces religions, liniple- ment depouillees de ce qu'elles ont de nui- fible , n'eulfent point courbe les efprits fous le joug honteux d'une fotte crddulitc;; & que de crimes & de fupcrftitions eudent difparu de la tcrre ! On n'eut point vli rhabitant de la grande Java(^z), pcrfuad6 a la plus legere incommodite que I'heure fataie ell venue, fe prelfer de rejoindre le dieu de fes peres, impJorer la niort & con- lentir k la recevoir; les pretres euifentvai- nement voulu lui extorquer un pareil con- fentement pour I'etrangler enfuite de leurs propres mams & fe gorger de fa chair. La Perfe n'etit point nourri cette fecte abomi- nable de dervis qui demande Taumone a main armee, qui tue impunement quicon- que n'admet point fes principes , qui leva une main homicide fur un fophi ,& plongea Ic poignard dans le fein d'Amurath. DesRo- niains , aulli fuperibitieux que des Negres (a), n'eus- n'V^e ou quelque autre animal t'lm'iHe, c'efl:, difent-ils, le gtr'nie de Tcnnemie qui y'renc ies dvercir de f.i frayeur; Us Tonic L 1 le T94 D E L'E S P R I T. n'eulTent point regie leur courage fur Tap* petit des poulets lacrds. Eniin , les reli- gions n'auroient point, dans I'Orient , fe- , conde les germes de ces guerres (c) Ion* gues & cruelles que les Sarrafms firent tl'abord aux chrdtiens^ q'-'C 9 fous les dra- peaux des Omar & des Hali, ces memes ^^arrafins fe firent entr'eux ; &, qui, fans doute , firent inventer la fable done fe fer- vit un prince de I'lndoudan pour reprimer le ztle indifcret d'un iman. Soumets-toi , lui difoit I'iman , k I'or- dre du tr^s-haut. La terre va recevoir fa lainte loi: la vidloire inarche par-tout de- vant Omar. Tu vois TArabie, la Perfe, la Syrie, I'Afie entiere fubjugu^e, I'aigle Ro- niaine foulee aux pieds des fideles, & le glaive de la terreur remis aux mains de Khaled. A ces lignes certains, reconnois la verity de ma religion , & plus encore k la fublimit^ de I'alcoran , a la fimplicitd de fes dogmes , k la douceur de notre loi. Notre Dieu n'eft point un dieu cruel; il s'honore de nos plaifirs. Ceil , dit Maho- inet, en refpirant I'odeur des parfums, en ^prouvant les voluptueufes carelfes de Ta- mour, le combi:tfnt a1"rs avec intr^pidlt^. Mais, s'ils ont en- lendu le chant du coq a quelqf.e autre heure que I'heure ordinaire , ce chant , difent-ils , eft le prefage certain d'u- re d^faite a laquelle ils ne s'expofent jainai;. Si le chant du coq eft , k la fois , entendu des deux camps , il n'eft point de courage qui y tienne , les deux arme'ei fe de'ban- deut & fuient. Au moment que le faurage de la nouvelle Orleans inarche a I'ennemi avec le plus d'intrepidite', un fonge Qu Tabboieraenc d'un chicn fuffit pour le hire re- i«urner lur l\s pas. D 1 S C 0 U R S II. 195 mour, que mon ame s'allumc de plus de feivcur & s'elance plus rapidement vers le ciel. Iniecte couronne, lutteras-tu longr temps cuntre ton Dieu<^ Ouvre lesyeux, vols les luperllitions & les vices dont ion peuple eil nifccte . le priveras-tu toujouLS ties lumieres de Talcoran ? Iraan, repondit le prince, il fut un temps oil, dans la republique des callors, comme dans mon empire. Ton le plaignit de quel- ques depots voles, & memc de quelques airalFinats: pour prevenir les crimes, il fut- liloit d'ouvrir quel-jues depots publics, d'elargir les grandes routes, 6: d'etablir quelques marechauflees. Le lenat de6 cas- tors ^toit pret b. prendre ce parti, quand Tun d'cux, jettant la vue fur Tazur du fir- mament , s'ecria tout- ^ -coup: prcnons exemple fur I'liomme. II croit ce palais des airs bad , habite Ck regi par un etre plus puiflfant que lui : cet ^tre porte le nom de Michapour. Publions ce dogme, que le peu- ple des cadors s'y ibumette. Perfuadons- lui qu'un genie ell , par Tordre de ceDieu, mis en fentinelle fur chaque pianette; que, de-la , contemplant nos actions , il s'oc- cupe \. difpenfer les biens aux bons & les maux (c) Les piflions humaines ont quelqueBis allume de fem. biables guerres, dans ie fein mema du chrUlianifmc j maij rien de plus contraire a fon efpric , qui eft un efpric de deruite'refremenc 8c de prlx; a ia morale qui ne refpire que la douceur & I'indulgence ; a fes maximes , qui pref- crivenc pji-couc la bienfaifacce Ck li chirice; a la fpiri- tualite des objets qu'il prefects; a la fublimit^ de U% mo- tifs , enfin 4 la graadeur 6c a la iiacure des rc'compcafej qu'il propofe. I 2 196 D E L' E S P R I T. maux aux inecbants:cette croyance recue, ]e crime fuira loin de nous. 11 fe tait: on confulte, on dclibere ; I'idee plait par la rouveaut(^, on Tadopte; voil^ la religion ^tablie , & les cailors vivants d'abord com- me freres. Cependant , bientot apres , il s'eleve une grande controverfe. C'efb la loutre , diient les iins^ c'eft le rat mulque, repondent les autres, qui,le premier, pre- I'enta a Michapour les grains de fable dorit il forma la terra. La difpute s'ccbauife ^ le people fe partage ; on en vient aux injures, des injures aux coups ^ le fanaiifme fonne la charge. Avant cette religion , il fe coin- metcoit quelques vols & quelques aifadi- nats: la guerre civile s'allume,&: la moitie de la nation eil egorgee. Inilruit par cet- te fable , ne pretends done pas , 6 cruel iman, ajouta ce prince Indien, me prouver la verity & Tutilite d'une religion qui de- folc I'univers. II relulte de ce chapitre , que, fi le le* giilateur etoit autorife,confequemmentaux principes ci-deifus ^tablis, h. faire, dans les loix, les coutumes & les faulles religions, tous les changements qu'exigent les temps 6i les circonllances , il pourroit tarir la Iburce d'une infinite de maux, &. fans-dou- te allurer le repos des peuples, en 6ten- dant la duree des empires. D'ail- {d) En vain diroit.on que ce grand oeuvre J'une excel- lente le'giflation n'efl; i)oint celui de la fagefle humaire, que ce projet e/l une chimere. Je veux qu'une aveugle & longue fuice d'even;;mcns 'dc'pendans [oiis les uns des au- fes, & dont le premier jour du monde de'veloppa le prc- n;ier germe, loiC ia C4ttis WflJiverfeile de wuc cc qui a 6te, D I S C 0 0 R S II. 197 D'ailleurs, que de lumieres ces niemes principes ne repandroient-ils pas lur la mo- rale , en nous tail'ant appercevoir la depen- dance necellaire qui lie les mcEurs aux loix d'unpays, 6c nous apprenant que la fcien- ce de la morale n'elt autre chole que la IcJence meme de la legiilation ? Qui doute que, plus affidus a ceue etude, les mora- liltes ne pulTent alors porter cette fcience a ce haut degre de perfection que les bons efprits ne peuvent maiutenant qifentre- voir , & peut-etre auquel iis n'imaginent pas qu'elle puifie jamais atteindre {d)'i Si , dans prefque tous les gouverne- mcnts , toutes les loix , incoherentes en- tr'clles , lemblent etre Touvrage du pur hazard, c'eft que, guides par des vues & des interets differents , ceux qui les font s'embarraQ^ent peu du rapport de ces loix entr'elles. 11 en eft de la formation de ee corps entier des loix comnie de la forma- tion de certaines ifies : des payfans veulenc vuider leur champ des bois, des pierres, des herbes & des limons in utiles ; pour cet cftVt, il les jettent dans un fleuve, ot^i je vols ces materiaux , char ies par les couranis, s'amonceler autour dequelques rofeaux,s'y confolider, & former enfin une terre fermc. Cell: eft & fera : en admcttant meme ce principe ' pourruoi, re'pondrai-je , fi, dans cette longue chSine d'evdneni;ns , fort necen"airement compris les fages & les fcius, les la- ches & ks h^ros qni one gcuvern^ ie monde, n'y coni- prendroit-on pas auffi la decouverte des vrais principes de la legiilation , auxquels cette Icience devra fu pciiec- tiOD , fie le monde Ton bonheur ? I3 lyS D E L'E S P R I T. C'efl: cependant h runiformit^ des vues du legiflaieur, k la d^pendance des loixen- tr'elles, que tient leur excelience. Mais, pour dtablir cette dependance , il faut pou- voir les rapporter toutes i un principe lim- pie, tel que celui de I'utilite du public, c'eft-^-dire , du plus grand nombre d'hora- ines Ibumis a la meme forme de gouverne- mtnt: principe^ dont perlonne ne connoit toute i'etendue ri la f^condite ; principe qui renferme toute la morale 6: la l^gifla- tion, que beaucoup de gens r^petent Tans I'entendre, & dont les l^gifliuetirs meme n'ont encore .qu'une id^e iuperficielle, du moins ii Ton en juge par le malheur de prefque tous les peoples de la terre (e). CHAPITRE XVIII. De refprit, confider^ par rapport aux liecles 6: aux pay^ divers. Expofition de ce quon examine dans ks cha^ pitres juivants J''ki prouv^ que ks memes adions, fuc- cefTivement utiles &. nuilibics dans des fiecie.^ is. des pays divers, etoient tour k tonr efl:im(^es ou m^prifdes. 11 en til: des idees comme des actions. La diverfit^ des in- (f ) Dans la prupart des empires de I'Orient , on n'a pas meme I'ide'e du droit public & du droit des gens Qui- ronque voudroit e'clairer les peupies fur ce point, s'expo- feroit prefque toujours a la fureur 6.es iyrans qui defolent ces malheureufes cnntre'es. Pour violer plus impune'menc les droits dc I'humanite', lis veuler.t que leurs fujets igno- rtn: D I S C 0 U R S II. 199 interets des peuples, & les changements arrives dans ces memes interets, produi- fent des revolutions dans leurs gouts, oc- cafionnent la creation ou Taneantiirement llibit & total de certains {genres d'eCprit, & le ni^pris, injuile ou legitime, raais tou- jours r^ciproque , qu'en fait d'efprit les liecles & les pays divers ont toujours les uns pour les autres. Propofition done je vais , dans les deux chapitres fuivants , prouver la vdritd par des exemples. C H A P I T R E XIX. Veflime pour les diffireuts genres d'efprit , e/?, dans chnqut fitcle , proportionnie a I'm- tirit qiion a de ks cfiimer. POUR faire fentir Textreme jullefle de cette proportion , prenons d'abord les rom'ins pour exemples. Depuis les Ama- dis julqu'aux romans de nos jours, ce gen- re a fuccedivement eprouvu mille change- ments. En vcut-on favoir la caufe.^ Qu"on fe demande pourquoi les ronians les plus ellimes il y a trois cents ans nous parois- fent aujourd'hui ennuyeux ou ridicules ^ & Ton appercevra que le principal inerite de la plupart de ces ouvrages dt^pend de Tex- adi- rent ce qu'en quality d'hommes, lis font en droit d'atccn- dre du prince, & le cortrac cacite qui le lie a fes peupley. Quelque raifon qu'a cet e'^ard ces princes apportent de leiir conduite, elle ne pent jamaii ecre tondcV ^uc fur le Jefir pervers de tyrannifer leurs fujets. 1 4 coo D E L' E S P R I T. atntude avec laquelle On y peint les vices , ks vertiis, les pallions, Its ufages & les ridicules d'uiie nation. Or , les raoeurs d'line nation changent fouvent dim iiecle a Tavtre ^ ce change- ment doit done en occalionner dans ie genre de fes romans & de Ion gout : une nation eft done, par Tintd-ret de Ion amu- fement, prefque toujours forcee de mepri- ier dans un iiecle ce qu'elle admiroit dans le llecle precedent (r/). Ce que je dis des romnns pent s'appliquer a prefque tous ks ouvrjiges. Mais, pour faire plus foitenient fentir cette vdriic , peut-etre faut-il rem- parer rcTprit des liecks d'ignorancc a Yti'- prit (a) Ce n'eft pas que ess arclens romans ne foiem en- core agreabks a quelques philofophes , qui les reg^rdcnc comme la vraie hiftoiri' des moeurs d'un peuple confidcre dacs un certain fiecie £c une certaine forme de gouverne- menr. Ces philofophes, ccnvair.cus cu'il y auroic ur.e trts- grande diifererce enire dcux romans , I'un e'cric par un Sybarite , & I'autre par un Croinniaie , aiment a juger Ie caraftere & I'efprir d'line nation par le genre de romans qui la leduit. Ces /ones de jugcmens font d'ordinairc aflez julles: un politique habile pourrol: , avec ce fecours, aflci precif^ment determiner les enrreprifes qu'il eft prudent ou teme'raire de tenter contre un peuple. Mais le commun des hommcs, qui lit les remans muins pour s'inliruire que pour s'araufer, ne les confidere pas Ibus ce point de vue, & ne peut, en confifquence, en porter le meme jugemcnt. (/') Dans un des fermons de ce Menot, il s'agit de la promtfie du Milfie. ,, Dieu , dit-il, avoit, de toute e'ter- „ nit^ , determine rincarnatlon & Je falut du genre hu- „ main; mais il vouloit que de grands perfonnages, tels ,, Que les faints peres , le demandaflent. Adam, Ercs, ,j Enoch, Mathufukm, Lamech, Noc, apres I'avoir iniitl- „ lemenc follicite , s'avifcrfnt de lui envi>; er des ambafia- ,, deurs. Le premier tit Moife, Ie fsronJ David, ie troi- „ fieine Ifaie, & )e dernier I'Eglife. Ces ambafiadfurs n'a- „ yant pas mictix re'uffi que les patrirrches eux-mtmes, ils „ crurtnt devoir de'pu:er des temmts. Madame Eve fe pre- ,) fcnta D I S C O U R S II. -01 prit de notre fiecle. Arretons- nous un moment k cet exanien. Comme ]es eccleliaftiques dtoient alors les feuls qui fuflent dcrire , je ne peux ti- rer mes exemples que de leurs ouvrages & de leurs lermons. Qui les lira n'apptrce- vra pas moins de difference entre ceux de Menot (Z') &. ceux du P. Bourdaloue, qu'entre le Chevalier du Soldi & la FriU' ceJJ^e de Cleves. Nos moeurs ayant changt^ , nos lumieres s'etant augmentdes, Ton fe moqueroic aujourd'hui de ce qu'on admi- roit autrefois. Qui ne riroit point du fer- mon d'un pr^dicateur de Bordeaux, qui, pour prouver toute la reconnoillance des tre- », fenra la premkfe, a laquelle Dieu fit r^ponfe : Eve, tn J, ,is pc'che; tityiespas digne de mon fi's. Enfuite, madame ,, Sara qui die : 0 Dictt! aldr-nous. Dieu lui die : Tit t'en „ es rendne indigne par I'incrcdiilhe tjite tu rnjrqti.is , lorpjite „ je t'ajp'.rj't * „ prrduJs trop de tcms A t' attljfer por.r flaire d jlffmr:!!, „ Enfin fut envoy^e la chambriere, de I'age de quacorie „ ans , laquelle, tenant la vue baHe & toute honteufe, s'a- j, genouilla, puis vint a dire : §^te mon buifa'ime vicnue J, diiris mo/i jardin , afin qrt'il y mjrige dit fruit de fes pom- „ TTies i i^ le jardin ^coit !e ventre virginal. Or, le fil« ,, ayant oui ces paroles, il dit a Ton pere: Mon pere, j'.ii ,, aim? ceUc'cl d s m,i jeitncff' , ^ i- venx I' avoir po:ir „ mere. A I'inflant, Dieu appelle Gibrif!, & lui dit: 0 „ Gahriel , vi-t-e?i vite en Naznr'tb , A Marie , «^ /;« >> prefcnte de ma part ces lettres, Et le fils y ajouta: Dis- „ /»/, de la mlfnne , tj«e je la ckoijis ptitr ma mere, AJfit' „ re-la, dit enfuite ie Saint.Rfprit , nne j'hahiterai en elle , ,, cju'e'le f(ra n-ni temp!e ; ^ rcmeti-liti ces lettres de ma „ part", Tous les autres fermuns de ce Meaot font a p«u pre* datu le meme gouc. 1"5 !:02 D E L' E S P R I T. trepsffds pour quiconque fait prier Dieu pour eux, CJc donne , en confequence, de I'argent aux nioines , debitoit gravement en chaire quau jeul fon di. T argent qui tom*^ he- dam h tronc ou k hajfin , (^ qui fait tin , tin , tin , touta ks aims du purgatoire fe f refluent ttlkmcnt a rire ^ qutlhs font ha, ha, ha, hi, hi , hi (c)'? Dans la fimplicite des fiecles d'ignoran- ce, les objets fe prefentent fous un alpecH: tres-difierent de celui fous Jequel on les conlidere dans les fiecles dclaires. Les tra- g;odies de la Paflion , edifiantes pour nos ancetresj nous paroitioient ii prefent fcan- daleu- (t) Dans ces terns , rignorance ^toit telle, qu'un rure nyant un proces avec ies paroifllons , pour iavolr aux frais de qui I'on paveroit I'e'^slife; ce cure , lurfque le juge e'toit prec a le condatjner, s'avifi de cittr ce pallige de Je'r^mie: J'lizf^tit ii!i , c> e£o non pavean;, Le juge re fut que re'pon- cfre a la citation: i! ordonna que I'c^iife leroit pavee aux tie'pent des paroifEers. II y e 204 D E L' E S P R I T. Entre plufieurs de ces pr^tendus mira* cles rapportes dans les Memoires de ryJcacJi' me dcs infcriptions & belles-lettres (/} , j'en choilis iin op^re en faveur d'un moine. ,, Ce moine revenoit d'line maifon dans laquelle il s'introduifoit toutes les nuitt". II avoit, b. fon retour, line riviere a tra- verfer: Satan renverfa le bateau, & le 51 5, moine fut noye, comme il commencoit ,, I'invitatoire des matines de la Vierge. 5, Deux diables fe faifHient de Ton ame,& 5, font arretes par deux anges qui la recla- 5, ment en qualitede chretienne. Seigneurs 5, anges, difent les diables, il efl: vrai que ,, Dieu ell mort pour les amis, & ce n'elt ,, pas une fable; mais celui-ci etoit da 5, nombre des ennemis de Dieu: &, puif- 5, que nous I'avons trouve dans I'ordure „ du peche , nous allons le jetter dans le 35 bourbier de I'enfer; nous ferons bien rdcompenft^s de nos pr^vots. Apres bien des contelhtions , les anges propofent de porter le diff^rend au tribunal de la Vierge. Les diables repondent qu'ils prendront volontiers Dieu pour juge, parce qu'il jugeoit felon les loix : niais, pour la Vierge, difent -ils, nous n'en pouvons efp^rer de juflice : elle briferoit toutes les portes de Tenfer, plutot que d'y laifler un feul jour celui qui, de fon vivant , a fait quelques reverences ^> fon image. Dieu ne la contredit en rien ; el- „ le ger, on pent aflurcr que cette efpece de commerce a laf- furt^ plut de m'tlle pour cent ^ I'eiac. D I S C 0 U R S II. £0^ ;, le pent dire que la pie til noire & que ,, I'eau trouble ell claire j il lui accorde „ tout: nous ne favons plus oCi nous en ,, (ommes; d'un ambefas elle fait un ter- „ ne , d'un double -deux un quine, elle a ,, le dez & la chance : le jour que Dieu en 5, lit fa mere fut bien fatal pour nous ". L'on feroit , fans doute , peu cdifi^ d'un tel miracle; & Ton riroit pareillement de cet autre miracle , tire des Lettres edifian* tes & curieijfes fur la vijite de I'iviqiie d Hali' carnajje^^ qui m'a paru trop plaifunt pour r^filler au defir de le placer ici. Pour prouver rexcellence du bapteme, ,, I'auteur raconte qu'autrefois , dans le ,, royaume d'Arm^nie , il y eut un roi 5, qui avoit beaucoup de haine contre les ,, Chretiens ; c'efl: pourquoi il perfecuta la 5, religion d'une maniere bien cruelle. II „ meritoit bien que Dieu I'cut alors pu- ,, ni : cependant Dieu , infiniment bon, ,, qui ouvrit le ccEur aSt.Paul pour le con- 5, vertir, lorlqu'il perlecutoit les fideles , 5, ouvrit auffi le coeur i ce roi pour qu'il ,, connut la fainte religion. Aufll arriva- 5, t-il que le roi tenant fon confeil dans 5, le palais, avec les mandarins, pour d6- 5, liberer fur les moyens d'abolir entidre- 5, ment la religion chr^iienne dans le ro- ,, yaume, le roi & les mandarins furent „ aunit6t changes en cochons. Tout le 55 monde accourut aux crisde ces cochons, ,, fans (/) H' Poire ie I' Ai«dim'ie des infirl'fthnS & btlla.'.H^ ires, tome X'/Uh I 7 2o6 D E L' E S P R I T. ,, f:ins favoir quelle pouvoit etre la caafe 5, d'une chofe aufli extraordinaire. Alors ,, il y eut un Chretien, nomm^ Gregoire, p, qui avoit et^ mis k la quellion le jour „ de devant,qui accourut au bruit ,& qui ,, reprocha au roi la cruaut^ envers la reli- ,, g-ion. Au difcours que fit Gregoire, les „ cochons s'arrSterent, & s'^tant tus ils ,, leverent le mufeau en haut pour ecou* „ ter Gregoire, lequel interrogea tous les 5, cochons en ces termes: deformais etes- „ vous refoius de vous corriger? A cette 5, demande, tous les cochons firent un ,, coup de tete , & crierent ouen , ouen , ,, omn ^ comme s'ils avoient dit out. Gre- ,, goire reprit ainfi la parole: fi vous eies „ refoius de vous corriger, ft vous vous ,, repentez de vos peches, & que vous 5, veuilliez ^tre baptifes pour obferver la ,, religion parfaitenient, le Seigneur vous J, regardera dans fa niifericorde j finon , ,, vous ferez malheureux dans ce monde ,, & dans Tautre. Tous les cochons frap- 5, perent de la t^te , firent la reverence ,, & crierent cucn ^ ouen ^ ouen^ comme ,, s'ils avoient voulu dire qu'ils le defi- -,, roient ainfi. Gregoire, voyant les co« ,, chons humbles de cette forte , prit de 5, Teau benitej&baptiia tous les cochons: 5, & il arriva fur le champ un grand mira- ,, cle^ car, h. mefure qu'il baptiloit cha- ,, que cochon, auffi-t6t il fe changeoit tn 5, une perfonne plus belle qu'auparavant ". Ces miracles, ces fermons, ces trage- dies & ces queftions ib^ologiques , qui mam- D I S C 0 U R S II. 207 Biaintenant nous paroitroient fi ridicules, ^toient & devoieiit £tre admires dans les liecles d'ignorance , parce qu'ils etoient proportionn6s h I'efpric du terns, 6c que les hommes admireront toujours des id6es analogues aux leurs. La groffiere hvM- c\]\ii6 de la plupart d'entr'eux ne leur pernjettoit pas de connoitre la faintete 6i la grandeur de la religion; dans prefque toutes les tetes, la religion n'etoit , pour ainfi dire , qu'une fuperftition & qu'une idolatrie. Al'avantagede la philofopbie ,on pent dire que nous en avonsdes idees plus relevees. Quelque injufle qu'on foit envers les (ciences, quelque corruption qu'on les accufe d'introduire dans les maurs, il eft certain que celles de notre clerge font maintenant aufli pures qu'elles etoient alors depravees , du moins li Ton confulte & rhiftoire & les anciens predicateurs. Mail- lard & Menot,les plus ci^lebres d'entr'eux, ont toujours ce mot k la bouche: Sacerdcr- tes, religioft^ concuhinarii. „ Damnes, in- 5, fames, s'ecrie Mailiard, dont les noms ,, font infcrits dans les regiftresdu diable ; 5, larrons, voleurs, comme dit faint Ber- ,, nardf, penfez-vous que les fondateurs 5,"de vos benefices vous Its aient donnas 5, pour ne faire autre chofe que vivre a ■,, pot & ^ cuiller avec des filles, & jouer 5, au glic? Et vous , melTieurs les gros 5, abb6s, avec vos benelices , qui nour- ,, riflez chevaux, chiens (Sc filles, deman-' ,, dez \ faint Etienne s'il a eu paradis pout „ mener une telle vie, faifaat grande che^ 55 re; 2o8 D E L' E S P R I T. ,, re, ^tant toujours parmi les feftins & ,, banquets, & donnant les biens de I'e- ,, glife &du crucifix aux filles de ]o\e(g)'\ Je ne m'arreterai pas davantage a con- fiderer ces fiecles groffiers , ou tous les hommes, fuperftitieux & braves, ne s'a- mufoient que des contes des moines & des hauts faits de la chevalerie, L'ignorance 6c la fimplicite font toujours monotones: avant le renouvellement de la philofophie, lesauteurs, quoique nes dans des liecles dilYerents , ecrivoient tous fur le meme ton. Ce qu'on appelle le gout fuppofe con- noiHance. II n'eil point de goiit, ni par confequent de revolutions de gouts chez des peuples encore barbares; ce n'eft da moins que dans les fiecles eclairds qu'elles font remarquables. Or ces fortes de revo- lutions y font toujours prdcedees de quel- que changement dans la forme du gouver- nement, dans les moeurs, les loix , & la polition d'un peuple. II eft done une dd- pendance fecrettement etablie entrelegout d'une nation & fes int^rets. Pour eclaircir ce principe par quelques ap- (() Ce Maillard, qui declamok de cene maniere contre Je derge , n'e'roit pas lui-meme excmpc des vices tju'ii re- prochoit k Ces confreres. On I'appelioic le docfenr gomor~ rhfet:. On nvoit fait contre lui cette e'pigramme, ii ft ton tjii'a» feu milU tn a (tndamne's , D I S C 0 U R S 11. 209 applications , qu'on fe demande pourquoi la peinturetragique des vengeances les plus niCmorables, telles que celles des Atrides, ii'aliumei-oient plus, en nous, les memes tranfports qu'elle excitoic autrefois chez les Crecs; & Ton verra que cette difference d'inipreiTion tient k la difference de notre religion, de notre police, avecla police (5c la religion des Grecs. l.es anciens elevoient des temples h la Vengeance : cette paffion , mile aujuur- d'hui au nombre des vices, etoit alorscomp- tee parmi lesvertus. La police anciennefa- vcrilbit ce culte. Dans un fiecle trop giser- ricr pour n'ctre pas un peu feroce , I'uni- que moyen d'enchainer la colere,la fureur & la trahifon , etoit d'attachcr le deshon» neur h Toubli de Tinjure , de placer tou- jours le tableau de la vengeance a cote du tableau de Taliront : c'eft ainli qu'on en- trecenoit, dans le ccEur des citoyens , une crainte refpeftive & falulaire, qui fiippleoit au defaut de police. La ptinture de cette paffion etoit done trop analogue au befoin , au pri^juge des peuples anciens, pour n'y tiYQ pas conlideree avec plaifir. INIais , Sophtjle attjfy- aigH que les fejfei d'un motne, Mais H tjf fi mcfchant , four n'efre q:ie chano'yie, Gluanfres de liiy font faluHs , le tlLibJe & les d.imiies. Si fe fuurrcr pnr.tont a glvire tl Ic repute, Pcnrqiioy dedans Puiffy ■n'ef.-U a la difpnte ? 7/ dit qii'ii grar.d regret il en efi eloignf; Car "Bez-C il enjl vaincn, taut il efi habile homm!4 PoKrquoy dene n'y ef,-il ? 11 efi emiiefoipi: utpres les fondemens pour rcbi'flir Soduinc, 210 D E L'E S P R I T. Mais, dans le fiecle ou nous vivons^ dans un temps oii la police eft b. cet ^gard fore perfectionnee , ou d'ailleurs nous ne fommes plus alTervis aux memes pr^jug^s , il eft evident qu'en confultant pareillement notre interet,nous ne devons voir qu'avec indifference la peinture d'une paflion qui , loin de maintenir la paix & Fharinoniedans la fociete , n'y occafionneroit que des des- ordres & des cruautt^s inutiles. Pourquoi des tragedies , pleines de ces fentiments males & courageux qu'infpire I'amour dela patrie , ne feroient-elles plus fur nous que des iinpreflions legeres? C'eftqu'il eft tr^s- rare que les peuples allient une certaine efpece de courage & de vjrtu avec I'extre- me IbumilTion; c'eft que les Remains de- vinrcnt bas & vils , fnot qu'ils eurcnt un maitre^ 6c qu'enlin, comme dit Homere, JJaj^retsx injiaiit qui met un homme I'bre aux fers , Lui rmh la moHie de fa vertn premiere, D'ou je conclus que les fiecles de liberty, dans lefquels s'engendrcnt les grands hom- ines & les grandes paffions , iont auffi les feuls on les peuples Ibicnt vraiment admi- rateurs des fentiments nobles & courageux. Pourquoi le genre de Corneille, main- tenant moins gout^ , I'etoit-il davantage du vivant de cet illuftre poete? C'eft qu'on fortoit alors de la ligue, de lafronde, de ces temps de troubles ou les elprits, en- core dchauff^s du feu de la fedition , font plus audacieux, plus eftimateurs des fen- timents hardis , 6c plus fufceptibles d'am- bition j D I S C 0 U R S 11. 211 bition j c'eft que les caracleres que Cor- rtille donne k les heros , les projets qu'il fait concevoir b. ces ambitieux, etoient par coniequent plus analogues a I'efpiit du lie- cle, qu'ils ne le feroient maintenant qu'on rencontre peu de h(;ros {h') , de citoyens 6c d'ambitieux , qu'un calme beureux a fucc6- de k tant d'orages , &. que les volcans de la I'^dition font de toules parts eteints. Comment un artiian habitue a gemir fous le faix de Tindigence & du mepris , un homme riche & meme un grand feigneur accoutumd k ramper devant un homme en place, k le regarder avec le faint re!pe6t que I'Egyptien a pour fes dieux & le Ne- gre pour Ion fetiche, feroient-iis fortement frappes de ces vers ou Corneille dit. Pour itre flits qu'un to! , tit te crois qudqtte cl>ofe} De pareils fentiments doivent leur paroitre fous & gigantefque j ils n'en pourroient admirer I'eievation, fans avoir Ibuvent k rougir de la balTefle des leurs : c'efb pour- quoi , fi Ton en excepte un petit nombre d'efprits & de caracteres ^lev^s , qui con- ft-rvent encore pour Corneille une ellime raifonn^e & fentie , les autres admirateurs de ce grand poete Telliiment moins par fen- timent que par prejuge & fur parole. Tout changement arrivi^ dans le gouver- nement ou dans les mceurs d'un peuple, doit n^celfairement amener des revolutions dans (h) Les guerres civiles font un malheur auquel on doU foavenc de grands hommes. 211 D E L'E S P R I T. dans Ton gout. D'un liecle h I'nutre, un peuple ell difFeremment frappe des niemes objtts , felon lapafliondilTerentequi I'anime. 11 en elides lentiments des homines com- me de leurs idees^ li nous ne concevons dans les autres que les idees analogues aux notres , nous ne pouvons , dit Sallulle, etre affecles que des paffions qui nous af"-. fedlent nous-memes fortement (/). Pour etre touclie de h peinture de quel- que palTion , il faut foi-meme en avoir cte le jouet. Suppofons que le bcrger Tircis & Cati- lina le rencontrent, & fe falVent recipro- quenient confidence des fentiments d'a- mour & d'ambition qui les agitcnt , ils ne pourront certainement pas le comrauni- quer rimpreffion dilferente qu'excitent en eux les diflerentes paffions dont ils font animes. Le premier ne congoit point ce qu'a de fi feduifant le pouvoir fupreme, & le lecond ce que la conquete d'une fern- me a de fi flatteur. Or, pour faire aux dif- ferents genres tragiques Tapplication de ce principe, je dis qu'en tout pays ou les habitans n'ont point de part au maniement des aft'aires publiques, ou Ton cite rare- ment les mots de patrie & de citoyen, on re plait ?u public qu'en prefentant fur le the;ttre des paffions convenables a des par- ticuliers, telles, par exemple, que celle de (i) Du re'cit d'une a£llon heroique, le lefieur ne croit que ce qu'il tit capable de faire lui-meme, il rejetce ie iiiti cumiiie invence. D I S C 0 U R S II. 013 de r'amour. Ce n'eft pas que tons leshoni- nies y foient egalement fenfibles : il eil cer- tain que des araes fieres & hardies , des ambitieux, des politiques, des avares, des vieillards ou des gens charges d'affaires, font pen touches de la peinture de cette paflion : & c'ell; precifement la raifon pour Jaquelle les pieces de theaire n'ont de fac- ets pleins & entiers que dans les etats republicains, oii la haine des tyrans, Pa* mour de la patrie & de la libertt^, lont, li je I'ofe dire , des points de ralliemtnt pour Teftime publique. Dans tout autre gouvernement , les ci- toyens n'etant pas reunis par un inter^t comniun, la diverfite des interets perfon* nels doit neceffairement s'oppofer a Tuni- verlalite des applaudiliements. Dans ces pays, on ne peut pretendre qu'i des fuc- -ces plus ou moins etendus , en peignant des paffions plus ou moins gen^ralement interellantes pour les particuliers. Or , par- mi les paffions de cette efpece , nul doute que celle de I'aniour, fondee en partie fur un befoin de la Nature, ne foit la plus uni- verfellement fentie. Auffi prefere-t-on main- tenant , en France , le genre de Racine a celui de Corneille, qui, dans.un autre fie- cle ou un pays diflerent,telqus TAngleter- re, auroit vraifemblablement la preference. Celt une ceriaine foiblelle de caracT:ere , fuite neceiiaire du luxe & du changenicnc arrive dans nos moeurs , qui, nous privant de toute force & de toute elevation dans Tame, nous fait deji preferer les comd- dies* 414 D E L' E S P R I T. dies aux tra.^^dies, qui ne font plus main- tenant quedes com(§dies d'un llyle (^lev^,& dont I'aclion fe pafle dans le palaisdes rois. C'efl: I'heuieux accroillement de l*auto- rit^ fouveraine qui, defarmant la fttlition, ^avililTant la condition des bourgeois, a dii prefque enti^'ement les bannir de la fcene comique , ou Ton ne voit plus que des gens du bon air & du grand monde, lef- queis y tiennent reellement la place qu'uc- cupoient les gens d'une condition commune, & font proprement les bourgeois du fiecle. On voit done qu'en des temps diiFdrents, certains genres d'efprit font fur le public des imprelfions tr^s-diif^rentes, mais tou- jours proportionn^es k I'inter^t qu'il a de les eflimer. Or cet interet public elt quel- quefois, d'un fiecle :\ I'autre , aflez diffe- rent de lui-meme, pour occafionner, com- nie je vais le prouver, 1?. creation ou IV rdantiflement fubit de certains genres d'i- d^es & d'ouvrages ; tels font tous les ou- vrages de controverfe , ouvrages mainte- rant aufll ignores qu'ils etoient & devoient ^tre autrefois connus & admires. En ellet, dans un temps ou les peuples, partag^s i'ur leur croyance, etoient aniraes de I'efprit de fanatifme ^ ou chaque fecle , ardente h fouteuir fes opinions, vouloit, arm^e de fer ou d'arguments, les annon- cer , les prouver , les faire adopter k fu* nivers ^ les controveries dtoient , premid- rement quant au choix da fujet , des ou- vrages trop gen£'ralement int^reffants , pour n'Scre pas univerfellement eftimes : d'ail- kurs, D I S C 0 U R S II. 515 leurs, ces ouvrages devoient etre faits , du moins de la part de certains hdretiques , avec toute I'adrefle & Tefprit imaginables ^ car enfin , pour perfuader des contes de Peau d'dne Si. de la Barbe bkue , comme font quelqaes herefies , Qk') il etoit impof- fible que les controverlilles n'employaf- fent, dans leiirs ecrits , toute la fouplelVe, la force & les reliburces de la logique, que leurs ouvrages ne fulfent des chefs- d'oeuvre de fubtilite, & peut-etre, en ce genre, le dernier effort de I'efprit humain. II eft done certain que , tant par I'impor- tance de la matiere, que par la inaniere de la traiter, les controverfiftes devoient alors etre regard^s comme les ecrivains les plus ertimables. Mais, dans iin fiecle oii I'efprit de fa* natifme a prefque enti(^rement difparu ^ oii les peuples & les rois , inflruits par les malheurs palies , ne s'occupent plus des difputes theologiques ; ou d'ailleurs les principes de la vraie religion s'atFermilVenc de jour en jour, ces memes ecrivains ne doivent plus faire la meme impreffion fur les efprits. AufTi Thomme du monde ne li- roit-il maintenant leurs Merits qu'avec le dugout qu'il ^prouveroit h la lecture d'une controverfe Peruvienne, dans laquelle on examineroit fi Manco- Capac eft ou n'eft pas fils du Soleil, Pour confirmer ce je viens de dire par un fait paffe ibus nos yeux, qu'on fe rap- (>) Voyez, Thiftoire des herefies par Saint Epiphanf. 2i6 D E L'E S P R I T. rappelle le fanatifme avec lequel on difpu- toit fur la preeminence des modernes lur les anciens. Ce fanatifme tit alors la repu- tation de plufieurs diflfertations mediocres compofees fur ce fiijet : 6c c'eft TindiUe- rence avec laquelle on a conlidere cette difpute, qui depuis a laifle dans I'oubli les dilTertations de rilluflire Mr. de la Motte & du favant Abbe Terralfon: diflertations qui , regardees a julle titre comme des chefs-d'oeuvre & des modeles en ce genre, lie font cependant prefque plus connues que des gens de lettres. Ces esemples fuffifent pour prouver que c'efb k Tinteret public , differemment modi- lie felon les diiferents fiecles , qu'on doit attribuer la creation & I'aneantillement de certains genres d'idees & d'ouvrages. II ne me reite plus qu'a montrer com- ment ce meme interet public , malgrd les changements journelleraent arrives dans les mojurs , les paffions 6c les gouts d'un peu- ple, peut cependant afiurer a certains gen- res d'ouvrages Feilime conllante de tous les fiecles. Pour cet etfet , il faut fe'rappellcr que le genre d'efprit le plus elliime dans un iiecle 6c dans un pays, eil fouvent le plus wneprife dans un autre fiecle 6c dans un autre pays^ que Pefprit, par confequent, n'ell proprement que ce qu'on ell convenu de (/) J'enrends, par ce mot, tout ce qui n'apparcient pas a id nature de rhomme Sc des chofes : je comprenJs par confequent, fous ce meme mot, les cuvrages qui nous pi- roJlen: les plus durables: teiies fonc les faufles reli^iops, qui. D 1 S C 0 U R S 11. ai; de nommer efprit. Or, parini les conven- tions faitcs k ce fujct, les lines font pail'a- geres,& les autres durables. On pent done reduire a deux efpeces routes les dilieren- tes fortes d'efprits: I'une, dont Tutilite mo- incntan^e eft dependante des chan gc-meucs fiirvenus dans le commerce, le gouverne- ment, les padions, les occupations & les pr^juges d'un peuple, n'elt, pour ainli di- re, qu'un Cj^rit da mode (/); Tautre, dont Tutilice eternelle, inalterable, independan- te des mocurs & des gouvernements divers, tient a la nature meme de Thomme , eft par confequent toujours invariable, & pent etre regsrdee comme le vrai efprit, c'cft-a-dire , comme I'eiprit le plus delirable. Tous les genres d'efprit r^duits ainfi ^ ces deux efpeces , je diftinguerai, enconlequen- ce , deux diilerentes fortes d'ouvrages. Les uns font faits pour avoir un iucces brillfinc 6c rapide , les F.utres un fucces c- tendu & durable. Un roman fatyrique oil Ton peindra, par exemple, d'une maniera vraie & maligne, les ridicules des grands, I'era certainement couru de tous les gens d'une condition commune. La Nature, qui grave dans tous les coeurs le fenument d'une egalit^ primitive, a mis un germe ^ternel de haine entre les grands oc les petits : ces derniers faifilient done , avec tout le plaiiir & la fagacite poflibles, les traits qui, fuccefllvemeDt remplace'es les unespar les aunes, doi- venc , relativemenc a I'ecendue des fiecics , ctre comp cees parini les juvragcs de vaoie. Tome I. K 2i8 D E L'E S P Pv I T. iraits les plus fins des tableaux ridicules oi\ ces grands paroiffent indignes de Icur iupcjriorite. De ids ouvrages doivent done avoir un ilicc^s rapide & brillant , niais peu etendu 6: peu durable: peu etendu , parce qu'il a nt^cefl^airement pour limites ies pays oli ces ridicules prennent naiflan- ce ; peu durable, parce que la mode, en renipla(;aut cominuellement un ancien ridi- cule par un nouveau , efface bientot dulbu- venir des hommes les ridicules anciens 6c Jes auteurs qui les ont pcints; parce qu'en- lin,ennuyee de la contemplation du meme ridicule, la malignity des petits cherche, dans de nouveaux dcHiuts , de nouveaux motifs de jullifier les niepris pour les grands. Leur impatience, a cet dgard, hate done encore la chute de ces Ibrtes d'ouvrages dont la celdbrit^ fouvent n'^gale pas la du* rde du ridicule. Tel eft le genre de rLuflite que doivent avoir les romans latyriciues. A regard d'un ouvrage de morale ou de metaphyiique, fon fucces ne pent etre le meme : le delir de s'inltruire, toujours plus rare & moins vif que celui de cenrurer,ne pent fournir, dans une nation, ni un (i grand nombre de ledleurSjUi des lec1:eurs fi paflionnds. D'ail- Jeurs, les principes de ces fciences, avec quelque clart^ qu'on les prefente, exigent toujours des lecleurs une certaine attention qui doit encore en diminuer confiderable- ment le nombre. Mais fi le m6ite de cet ouvrage de mo- rale ou de metaphyfique eft moins rapide- meut D I S C 0 U R S II. 219 ment fenti que celui d'un ouvrage fatyri* que , il elt plus gen^ialement reconnu; parce que des trak^s, tels que ceux de Locke ou de Nicole , ou il ne s'agit ni d'uti Italien , ni d'un Francois , ni d'un Anglois , mais de rhomme en gdnei'al , doivent necelFairement trouver des lecteurs chez tous les pcuples du monde , & m(^me les conferver dans chaque (iecie. Tout ou- vrage qui ne lire Ton merite que de la (i- neile des obfervations faites fur la nature de rhomme & des chofes, ne. peut celier de plairc en aucun temps. J'en ai dit ailez pour faire connoitre la vraie caufe des differentes efpeces d'edime attachdes aux dilFerents genres d'efprit: s'll rede encore quclque doute fur ce lujet , on peut , par de nouvelles applications des principes ci-de(lus etablis, acquerir de nou- velles preuves de leur verite. Veut-on favoir, par exemple, quels fe- loient les divers fucc^s de deux ecrivains, dont Tun fe diflingueroit uniquement par la force & la profondeur de les penlees, & I'autre par la maniere heureufe de les exprimer ? ConKquemment k ce que j'ai dit, la reuflite du premier doit etre plus lente ; parce qu'il ell beaucoup plus dj ju- ges de la fineire,des graces, des agremenis d'un tour ou d'une expreffion, & enfin de toutes les beautes de llyle, qu'il n'elt de juges de la beaute des idees. Un ecrivairi poll , comme Malherbe , doit done avoir des fucces plus rapides qu'etendus, & plus briliants que durables. II en eft deux cau- K a les : 2^0 D R L' E S P R I T. les: la premiere, c'ell qu'un ouvrage , tra- duit d'une laiigue dans ime autre, perd loujours, dans la tradudion , la fraicheur & la force de Ton coloris; & ne palle par cunfequent aux etrangers que depouille des charmcs du flyle, qui, dans ma fuppoli* tion , en faifoient Ic principal agrdment: la icconde , c'tll que la langue vicillit infenli- blement ; c'eft que les tours les plus htu- reux deviennent a la longue les plus com- liiuns '■) & qu'un ouvrage , enfin , depourvu , dans le pays meme ou il a ete compole , des beautes qui I'y rendoient agr^able , ne doit tout au plus conitrver a Ion auteur qu'une cfHme de tradition. Pour obttnir un fucc^s entier, il faut, aux graces de I'cxprefiion , joindre le choix des idees. Sans cet heureux choix , un ou- vrage ne pcut Ibutenir r(:preuve du temps, & fur-tout d'une traducT:ion , qu'on doit re- garder comme le creufet le plus propre a feparer Tor pur du clinquant. AulFi nedoit- on attvibuer qu'a ce defaut d'idees , trop commun a nos anciens poetes, le mepris injurte que qutlques gens raifonnables one conipu pour la poefie. je n'a-outerai qu'un mot h. ce que j'ai deji dit: c'efl qu'entre les ouvrages dont It celebrite doit s'etendre dans tous les fie- cles (S: les pays divers, il eti eil qui , plus vivement & plus generalement intereiVants pour Thumanite , doivent avoir des fucc^s plus prompts 6: plus gi-ands. Pour s'en convaincre , il fuffit de fe rappeller que, parmi les hommeSjil en eft peu quin'aient eproU; DISCO OR S 11. 321 ^prouve quelque paflion ; que la pluparc d'enir''eux foiu nioins frappes de la protbn- deur d'une idee que de la bcaute d'une defcription; qu'ils ont , comma I'experien- ce le prouve , prtfque tous, plus lenti que vu, mais plus vu que refl^chi (//;) ^ qu'aiuli la peinture des palFions doit ecre plus g6- neralement agreable , que la peinture des objets de la Nature; & la delcription poe- tiqne de ces memes objets doit trouver pius d'admirateurs que les ouvrages philoi'o- phique?. A Tegard meme de ces dcrniers ouvrages , les hommes etant commune- ment moins curieux de la connoi!Tance de la botairique , de la geographic iS: des beaux arts, que de la connoiliance du caur ha main , les philofoplus excellents en ce dernier genre doivent etre plus genf^rale- ment connus & eltimes que les botanif- tes , les geographes & les grands critiques. Audi, Mr. de la Moite (qu'il me foit en- core permis de le citer pour exemple} eiit- ilete, fans contredit , plus generalement eflime , s'il eut applique a des fujets plus intertffants la meme fineile , la meme eli^- gance (k. la raeme nettete qu'il a porcees dans fes diicours llir I'ode, la fable & la tragedie. Le public , content d'admirer les chefs- d'oeuvre des -grands poetes , fait peu de cas des grands critiques j leurs ouvrages ne (to) Voila pourquoi, dans la Grece, dans Roms, & dans prefque rous ies pays, le liecle des poetes a coujojrs annon- ce & precede celui des philofophes. iv 3 022 D E L' E S P P. I T. ne font lus, juges & apprecies, que par les gens de Tare auxquels ils font utiles. Voila la vraie cauie du peu de proportion qu'on reniirque entre la reputation & le inerite de Mr. de la Motte. Voyons maintenant quels font les ouvra- ges qui doivent , au fucces rapide & biil- lant, unir le fucces etendu 6c durable. On n'obtient a la fois ces deux efpeces de fucces que par des ouvrages ou, con- fonnement a mes principes, Ton a fu join* dre, ^i Tutilite moraentanee , I'utilite dura^ ble ; tels font certains genres de poemes^ de roraans , de pieces de theatre & d'ecrits moraux ou politiques : lur quoi il efi bon d'cblerver que ces ouvrages, bien-tot de- pouiiles des beautes dependantes des Kccurs , 6es pre;uges , du temps 6c du pays oil iis font faics , ne confervent, aux yeux de la pofterite, que les feules beau- tes communes a tous les fiecles 6c a tous les pays; 6" qu'Homere, par cette raifon, doit nous paioicre moins agreable qu'ii ne ]e parut aux Grecs de fon temps. Mais cette perte , 6c , fi je I'ofe dire, ce dechet en merite, eft plus ou moins grand, felon que les beautJs durables qui entrent dans la compoiition d'un cuvrage , 6c qui y font toujours inegalement raelangees aux beau- tes du jour, I't-mportent plus ou moins fur ces dernieres. Pourquoi les Femrms favan- tes de riHufcre Moliere font-elles deji moins eltimecs que fon Avare^ fon Tar- tuff & 6c fon Mifanthropi? L'on n'a point calcule le nombre d'idees renfernices dans cha- D I S C O U R S II. 223 chacune de ces pieces. Ton n'a point, en conlequence, determine ie degr6 d'ellime qui leur ell dii : mais Ton a ^prouve qu'u- ne comedie , telle que VJvare , dont le fucc^s eft fonde fur la peinture d'un vice toujours fubfillant & toujours nuifible aux homines, renfermoit n^cellairement, dans fes details , une infinite de beautes dura- bles 5 qu'au contraire, une comedie telle que les Femmes favantes ^ dont la reuflke n'eit appuyec que fur un ridicule palfager, ne pouvoit (-tinceller que de ces beautes momencanees , qui , plus analogues a la nature de ce fujer , & peut-etre plus pro- pres a faire des impreffions vives fur le public , n'en pouvoient faire d'aulTi dura- bles. C'ell pourquoi Ton ne voit guere , chez les difterentes nations, que les pie- ces de caraclere paflfer avec fucces d'un theatre ii I'autre. La conclulion de ce chapitre, c'efl que reltime accordee aux divers genres d'ef- prits , 6c , dans chaque liecle , toujours proportioiinee a Finteret qu'on a de les ellimer. K 4 CIIA- 224 D E L' E S P Pv I T. C H A P I T R E XX. De Fefprit, confider^ par rapport aux ditfcreuis pays. // s'agit , conformiment an plan 3t ce cUf coins 5 de montrcr que ? inter tt eft chez torn les peuples , le difpcfifateur de Teftime nccof' d('e aux idles des homines ; (2? que les 7iations , toujour s fidelks a T inter 6t de leur vaniti^ fieftimtnt , dans hs autrts notions , que ks idies analogues aux leurs. \1L que fai dit des fiecles divers, je Tflp* _' plique aux pays d-fl'erents: & je prou- ve que IVllime ou le niepris, attaches aux rcemes genres d'efprit , til:, chez les diiTe- rents peuples, toujours I'efFet de la forme diffeiente deleur gouvernement, &porcon- fequeiu de la diverlitd de leurs int^iets. Pourquoi I'^ioquence ell-elJe fi fort en eflime chez les republicains? C'cfi: que, dans la forme de leur gouvernement, Telo- qucnce ouvre la carrieie des richefl'es 6c des grandeurs. Or, I'amour & le refpecl que tous les hommcs ont pour Tor & les dignkfcS,doit neceflairement fe rellechir fur les moyens propres ^. les acquerir. Voil^ pourquoi, dans les republiques, on hono- re non feulement I'^loquence , mais encore toutes les fciences qui, tel'es que la politi- que , la jurifprudcnce, la morale , la poefie, ou la philofophie, peuvent iervir a former des orateurs. Dans les pays defpotiqiies , au contrai- re. D I S C 0 IJ Pn. S 11. 225 re, fi Ton fait peu de cas de cette mcme efpece d'eloquence , c'eft qu'elle ne iiiene point k la fortune ^ c'eft qu'elle n'eft , dnns ces pays, de prefque aucun ufage , & qirou ne fe donne pas la peine de perfuader loru qu'on peut commander. Pourquoi les Lacedemoniens affcctoionc- ils tant de mepris pour le genre d'elprit propre aperfeclionner les ouviages de luxe? C'eft qu'une republique pauvre & petite, qui ne pouvoit oppofer que fes vertus & fa valeur a la puillance redoutable des Per- fes , devoit meprifer tous les arts, propres a amollir le courage, qu'on eiit peut-etre, avcc raifon , deifies a Tyr ou a Sidon. D'ou vient a-t-on moins d'eftime en Angleterre pour la fcience militaire , qu'a Rome & dans la Grece on n'en avoit pour cette meme icience? C'eft que lesAnglois, maintcnant plus Carthaginois queRomains, ont,par la forme de leur gouvernement ds: par leur pofition phylique , moins befoin de grands generaux que d'habiles negociants ; c'eft que I'efprit de commerce , qui n^cef- fairement amene a fa fuite le gout du luxe 6: de la mollelTe, doit chaque jour augmen- ter a leurs yeux le prix de I'or Cs: de I'ia- duftrie, doit chaque jour diminuer leur ef- time pour I'art de la guerre & meme pour le courage: vertu que, chez un peuple li- bre,foutient long-temps I'orgueil national; mais qui, s'affoiblillant neanmoins de jour en jour, eft, peut-etre, la caufe eloignee de la chute ou de rafferviiTement de cette nation. Si les ecrivains c^lebres , au con- K 5 traire , £25 D E V E S P R I T. traire , comnie le prouve Texemple des Locke & des Adiflbn, ont ^t^ julqu'a pr(*-. fent plus honores en Aiigleterre que par- tout ailleurs , c'eft qu'il eft iinpodible qu'on ne fade tres- grand cas du rnerite dans un pays oii chaque citoyen a part au iiianiement des affaires gencrales, ou tout honime d'efprit peut ^clairer le public fur i'cs veritables interets. Cell: la raifon pour laquelle on rencontre fi communement, k J>ondres , des gens inflruits ; renconire p'us difficile k faire en France ; non que le climat Anglois, comma on I'a pretendu, foit plus favorable a I'efprit que le notre : h. litle de nos hommes celebres , dans la guerre, la politique , les I'cicnces & les arts, eft peut-etre plus nombreufe que la Jeur. Si les feigneurs Anglois font en ge- iii^ral plus eclaires que les notres , c'elt qu'ils font forces de s'initruire;, c'eft qu'eii dcdommagement des avantages que la for* me di notre gouvernement peut avoir fur la leur, iis en ont, h cet egard, un trt;S. confidirable fur nous; avaniage qu'iis con- ferveront jufqu'^ ce que le luxe ait entit^- rement corrompu les principes de leur gou- vernement, les ait inlenfiblement plies an joug de la fervitude , & leur ait appris k preferer les richeffes aux talens. Julqu'au- jourd'hui , c'eit, t Londres5iine mdrite de s'inftruire; k Paris, c'ell: un ridicule. Ce fait fuffit pour jultifier la reponfe d'un 6- tranger que Mr. le due d'Orleans, regent, interrogeoit fur le caractere & le g^nie dif- ferent des nations de i'Europe .* ki fcule ma" D IS C 0 U R S II. 217 v:aniere , lui dit I'etranger, de r^pondre a votre alteffe royak cfl de lui, ripcter kf pre- mieres qucftions que^ chez les divers peuples ^ ton fan It plus communiment fur h cowpte. d'un bomme qui fe prefente dans h moude. En Efpagne, ajouta-t-il, on demande: Ell- ce un grand de la premiere clalFe? En Al- lemagne: Peut-il entrer dans les chapitres? En France: Eft-il bien a la cour? En Hol- lande: Combien a-t-il d'or?£« Angle.- terre: Quel homme efl-ce? Le meme interet general qui, dons les dtats republicains & ceux dont la conlli- tiuion elt mixte, prelide ^ la diftribution de TelUine, efl auiTi, dans les empires Ibu- mis au defpotifme , le diltributeur unique de cette meme eftime. Si, dans ces gou- vernements. Ton fait peu de cas de I'ef- prit , & li i'on a plus de confidi^ration k Ifpahan , i{ Conftantinople , pour I'eunu- que ,ricoglan ou le bacha, que pour Thom- nie de merite ; c'eft qu'en ces pays on n'a nul interet d'eilimer les grands hommes: ce n'efl pas que ces grands hommes n'y fulTent utiles & delirables i mais aucun des particuliers , dont I'aflerablage forme le public, n'ayant interet k le devenir , on lent que chacun d'eux eftimera toujours peu ce qu'il ne voudroit pas etre. Qui pourroit, dans ces empires, engager unparticulier h. Tupporter la fatigue del'^tu-, de & de la meditation necefiaires pour per- fe(5tionner fes talents? Les grands talents font toujours fufpeclis aux gouvernements injultes : les talents n'y procurent ni les di- K 6 gnitds noO D E L' E S P R I T. gnitcs ni les richcfies. Or les richefles&lea dignites font cependant les feuls biens viii- bles a tous les yeux, lesieiils qui foient re- putes vrais biens & loient univerfellement defires. En vain diroit-on qu'ils font quel- quefois faflidieux a leurs poflelleurs : ce iont,fi Ton veutjdes decorations quelqiie- fois delagreables aux yeux de I'acleur, & qui neanmoins paroitront toujours admira- bles du point de vue d'ou le Ipedtateur les contemple : c'efl pour les obtenir qu'on fait les plus grands efforts. Aulli les hom- ines illuftres ne croiilent-ils que dans les pays ou les honneurs (k. les richelTes font ]e prix dcs grands talents^ auffi les pays delpotiques t'ont-ils, par la railbn contrai- re , toujours ll:driles en grands hommes. Sur quoi j'obferverai que Tor eft mainte- jKint d'un fi grand prix aux yeux de toutes les nations, que, dans des gouvernements infiniment plus fages & plus eclaires, la polTefiion' de Tor ell prelque toujours re- gardce comuie le premier merite. Que de gens riches , enorgueillis par les hommages liniverfels , fe croient fuperieurs («) h I'homme de talent, fe felicitent, d'un ton fuperbement modefle , d' avoir prdfer^ Futile a i'agreable ; 6c d'avoir , au defaut d'el- prit , fait , difent-ils , emplette de bon- fens, (n) Se'duits par leur propre vanitc' & les tloges de mil!e fiacteurs, les plus nie'diocres d'entre eux fe croient, du cnoiDS, fort au-deflus de quiconque n'eft pas fiipe'rieur en fon genre. lis ne fencent pas qu'il en eft des gens d'efprit comme des coureurs: nn tel, difent-ils entr'eux, ne court pas. Cepen- dant ce n'eft ni I'impoceri: ni I'honime ordinairt ^ui i'ac- teiiidronc a la cuurfe. Si D I ^ C 0 U R S II. 22ij lens, qui, dans la fignification qu'ils at- tachent a ce mot, eft le vrai, le bon & le fupreme efprit! De telles gens cioivcnt tou- jours prendre les philofophes pour dcs Ipe- culateurs vilionnaires, leurs ecrits pour des ouvrages ferieulement frivoles , & Tigno- rance pour un nierite, Les richeiTes & les dignites font trop generalement defirees, pour qu'on honore jamais les talents chez les peuples ou les pretentions au m^rite font exclulives des pretentions h la fortune. Or , pour faire fortune, dans quel pays I'homme d'efprit n'ert-il pas contraint a perdre , dans I'an- tichambre d'un protedteur , un temps que , pour exceller en quelque genre que ce Ibit, il faudroit employer k des etudes opi- niatres & continus? Pour obtenir la faveur des grands , k quelles flatteries , h quel- les bailefles ne doit-il pas fe plier ? S'il nait en Turquie , il faut qu'il s'expofe aux dedains d'un muphti ou d'une fultane; en France aux bontds outrageantesd'un grand feigneur (o) ou d'un homme en place, qui, meprifant en lui un genre d'eiprit trop different du fien, le regardera comme un homme inutile a Fetat , incapable d'affai- res ferieufes, 6: tout au plus comme un joii enfant occupe d'ing^nieufes bagatel- les.' Si Ton fetai: fur la mediocrite d'efprit de la plupart de ces gens fi vains de Jeurs richefles , c'efl qu'on ne fonge pas me me a les cker. Le filence fur notre compte ell: cou.. jours un mauvais figne; c'eft qu'on n'a point a fe venger de nocre fupe'riorite. On di: peu de mal de ceux qui re meritent pas d'cloge. (o) Hi tODcrefont quelquefois les bonnes gens^ mais , a K 7 "4- r.30 D E L' E S P R I T. les. D'ailleurs , fecrettement jaloux de la reputation des gens de merite (/>), & fen- iible k leur cenfure , rhomme en place les recoit chez lui moins par gout que par faite , uniquement pour montrer qu'il a de tout dans fa maifon. Or, comment imaginer qu'un homme , anime de cette paffion pour la gloire , qui I'arrache aux douceurs du plaifir, s'avililTe jufqu'a ce point? Quicon- que elt ne pour illuftrer fon liecle, ell toii- jours en garde contre les grands ^ il ne fe lie du moins qu'avec ceux dont I'efprit & je caradere, faits pour eilimer les talents & s'ennuyer dans la pUipart des foci^tds, y recherche , y rencontre Thomme d'efprit avec le meme plaifir que fe rencontrent, k la Chine , deux Francois qui s'y trouvent amis k la premiere vue. Le caradlere propre k former les hommes illulh-es , les expofe done ndcelTairement h la haine, oo du moins a I'indifFerence des grands & des hommes en place, & fur-tout chez des peuples, tels que les Orientaux , qui, abrutis par la forme de leur gouvernement & par leur religion , croupiflent dans une honteufe ignorance, & tiennent, fi je I'ofe dire , le milieu entre I'homme & la brute. Apr^s avoir prouv6 que le defaut d'elli- me pour le merite ell , dans I'Orient , fon- travers leur bont'i, comme a travers les trous du manreau de Diogene , on appergoit la vanite. (p) „ En crtranc dans le monJe, difoit un jour Mr. le „ preTident de Montefquieii , on m'annonga comme un hom- .,, me d'efprit, & je re?us un accueil affez favorable des ,; gens en place: mais lorfqae, par le fucces des L'ttres }, Fi^fanes , j'eus peut-etre prouve que j'en avojf, & que ;> j't'klS D IS C 0 U R S II. 231 fond^ fur le peu d'interet que les peuples ont d'ellimer les talents, pour faire mieux fentir la puifliuice de cet interet , appli- quons ce principe k des objets qui nous foient plus familiers. Qu'on examine pour- quoi I'interet public, modifK^ felon la for- me de notre gouvernement , nous donne, par exemple , tant de ddgoiit pour le gen- re de la dilfertation , pourquoi le ton nous en paroit infupportable : & Ton fentira que la dilfertation eft penible & fatigante^ que les citoyens ayant , par la forme de notre gouvernement, moins befoin d'inftruclion que d'amufement , lis ne defirent , en g6-- neral , que la forte d'efprit qui les rend agreables dans un fouper^ qu'ils doivent, en confdquence , faire peu de cas de Tef- prit de raifonnement; & relTembler tous, plus ou moins k cet homme de la cour , qui , moins ennuye qu'embarralTe des rai- fonnements qu'un homme fage apportoit en preuve de fon opinion , s'ecria vivement : ^b J monftcur ^je tie vcux pas qiion me proirue. Tout doit c^der chez nous h Tintcret de la parelTe. Si, dans la converfation , Ton ne fe fert que de phrafes decoufues & hyper, boliquesifi Texageration eft devenue I'elo- quence particuliere de notre fiecle & de notre nation , fi Ton n'y fait nul cas de la juf. „ j'eus obtenn quelque eftime de la part du public , cel!e ,, des gens en place fe refroidit; j'efluyal millc dugouts. 5, Comptez, ajoucoit-il , qu'inte'rieurement blefltfs de la re- j, putation d'un homme celebre ; c'ei\ pour s'en venger ,, qu'ils rhumilient; Sc qu'il hu: foi-meme meriter beau- j, coup d'eioges, pour fupporter patiemment I'^loge d'ait- J, trui". C32 D E L' E S P R I T. jullefTe & de la preciiion des idees & dei expreffions , c'ell que nous ne fommes nul- lemeiit intereires a les eftimer. C'eft par menagement pour cette meme pareffe que nous regardons le gout comme un don de la Nature, comme un inllincl fuperieur k toute connoifTance raifonnee , & enfin com- me un fentiment vif & prompt du bon &c du mauvais ; fentiment qui nous difpenfe de tout examen , & r^duit toutes les re- gies de la critique aux deux feuls mots de delicieiix ou de deteftahk. Celt a cette me- nie pareffe que nous devons auffi quelques- uns des avantages que nous avons fur les autres nations. Le peu d'habitude de I'apr plication, qui bientot nous en rend tout- a-fait incapables, nous fait deOrer, dans les ouvrages, une nettet^ qui fupplee i cette incapacite d'attentioii : nous fommes des enfants qui voulons , dans nos lectu- res, eire toujours foutenus par la lifiere de Tordre. Un auteur doit done mainte- natit fe donner toutes les peines imagina- bles pour en epargner a fes lecleurs ; il doit fouvent rep^ter d'apr^s Alexandre: 0 Athiniem , quil men coiite pour itre. hue. de. vous! Or la neceffite d'etre clairs pour etre his , nous rend , a cet egard , fuperieurs aux ecrivains Anglois: fi ces derniers font peu de cas de cette clarte , c'eft que leurs lec- teurs y font moins fenfibles , & que des efprits plus exerc^s a la fatigue de i'atten- tion peuvent fuppleer plus faciiement a ce defaut. Voila ce qui , dans une fcience telle que la mdtaphyiique , doit nous don- ner D I S C 0 U R S It 233 ner quelques avantages fur nos voifins. Si Ton a toujoLirs applique h cette icience le prove rbe , point de ine.rveilh Jam voik , S 1i les tcnebres Tout rendue long-temps res- pectable , maintenant notre parelie n'en- treprendroit plus de les percer, Ion obfcu- rite la rendroit meprifable : nous voulcns qu'on la depouille da langage inintelligi- ble dont elle ell encore revetue , qu'on la degage des nuages myilerieux qui I'envi- ronnent. Or ce delir, qu'on ne doit qu'ii la pavelie, e(l I'unique moyen de faire une Icience de chofes de cette meme rnetaphy- lique , qui juiqu'a prefent n'a ete qifune fcience de mots. Mais, pour liuisfaire fur ce point le gout du public , il faut, com- me le remarque rilluilire hiltoriographe de i'academie de Berlin, „ que les eiprits, 5, brifant les entraves cfun reipecT: trop ,, fuperilitieux, connoifient les limites qui ,, doivent eternellement leparer la raitbn „ de la religion ^ & que les examinateurs , 55 follement revokes contre tout ouvrage „ de railonnement. , ne,coadamueui plus. ,, la nation a la frivolite". Ce que j'ai dit luffit , je penfe , pour nous decouvrir en meme temps la caufe de notre auiour pour les hiftoriettes & les romans, de notre habilete en ce genre, de notre lup^riorit^ dans Tart frivole & cependant allez difficile de dire des riens, 6: enfin de la prefdrence que nous don- nons a Tefprit d'agrement fur tout autre genre d'efprit; preference qui nous accou- tume a regarder rhomme d'efprit comme di- 134 D E L' E S P R I T. divertififant , h Favilir en le confondant s- vec le pantomime , preference enfm qui nous rend le peuple le plus galant ^ le plus aimable , mais le plus frivole de I'Europe. Nos moeurs donnees, nous devons etre tels. La route de I'ambition ell, par la forme de notre gouvernement , fermee ^ la plupart des citoyens ; il ne leur lefie- que celle du plaifir. Entre les piaifirs, ce- lui de I'amour eft le plus vif ; pour en jouir , il faut fe rendre agreable aux fem- mes; d^s que le befoin d'aimer fe fait (en- tir, cekii de p'aire doit done s'allumer en notre ame. Malheureufsrment , il en eft des amants comme de ces infedles ailt^s qui prennent la couleur de I'herbe h laquelle ils s'attai-hent ^ ce n'eft qu'en enipruntant la reUcniblf.nce de Tobjet aim^, qu'un a* mant parvient a lui plaire. Or, li les fem- mes, par I'education qu'on leur doiine, doivent acquerir plus de frivolitds 6c de graces , que de force & de juftefle dans les id(^es , nos efprits, fe modelant fur les kurs , doivent., en confequence , fe res- fentir des memes vices. II n'eft que deux moyens de s'en garan- tir. Le premier, c'eft de perfedionner I'e- ducation des femmes, de donner plus de hauteur b. leur ame , plus d'etendue h leur efprit. Nul doute qu'on ne I'elevat aux plus grandes chofes, ii Ton avoit Tamour pour precepteur, & que la main de la beaute jettut dans notre ame les leniences de Tefprit & de lavertu. Le fecond moyen (^5c ce n'eft pas certainement celui que je con- D I S C 0 U R S II. 235 eonfeillerois,) ce feroit de debarrafler les femmes d'un relte de pudeur, dont le la- crifice les met en droit d'exiger le culte & I'adoration perpetuelle de leurs amants. Alors les faveurs des femmes , devenues communes, paroitroient moins precieufesj alors leshommes, plus ind^pendanls, plus fages, lie perdroient pres d'elles que les heures conlacrees aux plaifirs de ramour, 6c pourroient^ par con!'^quent, etendre & fortifier leur eiprit par I'etude & la medita- tion. Chez tous les peuples & dans tous les pays voues h ridolatrie des femmes, il faut en faire des Romaines ou desSultanes^ le milieu entre ces deux partis eit !e plus dangtreux. Ce que fai dit ci-defTus proiive que c'tft h la diverfite des gouvernements, &, par con('dquent,des interets des peuples , qu'on doit attribuer I'^tonuante variete de leurs caracleres, de leur genie &, de leur goiit. Si Ton croit quelquefois appercevoir un point de ralliement pour Fellime genera- le ; fi, par exemple, la fcience militaire ell , chez prefque tous les peuples , re- gardee comme la premiere ; c'ell que le grand capitnine ell , prefqu'en tous les pays , Tnomme le plus utile , du moins jufqu'k la convention d'une paix univer- felle & inalterable. Cette paix une fois confirmt^e, on donneroit, fans contredit, aux hommes celebres dans les fciences, les loix, les lettres &. les beaux arts, la pre- ference fur le plus grand capitainedu mon- de : d'ou je conclus que I'interet general 23^ D E L' E S P R I T. eit , dans chaque nation , U difpenfateur unique de fon eftime. Cell b. cette meme caufe , comme je vais le prouver , qn'on doit attribuer le niepris, injufle ou legitime, mais toujoiirs reciproque , que les nations ont pour leurs mcEurs , leurs ufages & leurs caraderes dilFerents. C H A P I T RE XXI. Le mepris refpeclif des nations tient a: rinteret de leur vaniid. '^^fres avoir proiive que les nations mtprifent , dans Its autrcs , ks inaiirs , hs coutumcs & ks ufages diffircnts des leurs ; on ajouts, que leur vaniti kur fait encore rcgardcr comme un don dt la Nature la fupiriorita que quclqiies-ums d' tntr'' tiles ont fur les autrcs : Juperiorits qu^tlts ne doivent qu''a la conflitution politique dt leur itat. L en eft des nations comme des particn- liers: fi chacun de nous fe croit infailli* ble, place la contradidiion au rang des of- fcnfes , 6: ne peut eftimer ni admirer dans autrui que fon propre efprit, chaque na- tion n'ellime pareillement dans les autres que les idees analogues aux fiennes: toute opinion contraire ell done entr'ellesunger- me de mepris. Qu'on (j) Theatre de l' !(!>!,) trie , par Ahr,-ih/im Rcg'r. La vache, au rapport de Vincent Le Blanc, eft repwee faince & facre'e au Calicut, II n'eft point d'etre qui, ge- D I S C 0 U R S II. 237 Qifonjette un coup d'oeil rapide fur Fii- Tiivers: ici, c'elt I'Anglois qui nous prend pour des tfites frivoles , loifque nous le * prenons pour une tete brulee. L^, c'elt I'Arabe , qui, perfuade de I'infaillibilite de Ion khalit'e , rit de la fotte credulite du Tartare , qui croit le grand lama immortel. Dans I'Afrique, c'eft le negre qui, ton- jours en adoration devant une racine, une patte de crabe, ou la come d'un animal, ne voit dans la terre qu'une maHe immen- le de divinites, & fe moque de la dilette ou nous fommes de dieux; tandis que le niufulnian, peu inltruit, nous accufe d'en reconnoitre trois. Plus loin, ce font les habitans de la montagne de Bata : ils font perfuades que tout homme qui mange a- yant fa mort un coucou roti, ell un laint; ils fe moquent en conlequence de I'Jndien : quoi de plus ridicule, lui difent-ils, que d'approcher une vache du lie d'un mala- de, & d'imaginer que, fi la vache, dont on tire la queue, vient a pifler, 6i qu'il tombe quelques gouttes de fon urine fur le moribond, ce nioribond elt un faint? Quoi de plus abfurde aux bramines que d'exiger de leurs nouveaux convertis que, pendant fix mois, ils fe titnnent pour toute nour- riture a la iiente de vache («}. Cell toujours fur une lemblable diff(^- " rence de moeurs & de coutunies qu'ell fon- d6 le mepris refpecTiif des nations. Cell: par neralement, ait plus Je reputation de faintett;': 11 parojt que la coutume de manger, par pe'niceace, de la teiue de Viche, eft iort ancicnae en Orieuc, ffl3« D E L' E S P R I T. par ce motif (p) que I'habitant d'Antioche meprifoient jadis, dans i'empereur Julien, cette fimplicit^ de manirs ik ceite frugalii^ qui lui meritoient radmiration desGauiois. La difference de religion, & par conlequent d'opinion, determinoit, dans le meme lenips, des Chretiens, plus zeles que julles , i noircir, par les plus infames calonmies, la meinoire d'un prince qui , diminuant lesim. pots, rdtabliflant la difcipline militaire Cic raniraaut la vertu e.xpirante des Remains, a 11 juftement nK^rite d'etre mis au rang de leurs plus grands einpereurs {c). Qu'on jette les yeux de toutes parts ; tout ell plein de ces injuilices. Chaque nation, convaincue qu'elle feule polVede la fageile, prend toutes les autres pour folles; & reflemble alfez au Marianois (^0 » I'J'? perfuade que ia langue ell la feule de Tuni- vers, en conclut que les autres hommes ne favent pas parler. S'il defcendoit du ciel un fage, qui, dans fa conduite, ne confultat que les lumieres de la raifon , ce fage pafferoit univerfelle- ment pour fou. II feroit, dit Socrate, vi^- ii-vis des autres hommes, comme un m^* decin que des padlTiers accuferoit , devant un tribunal d'enfants , d'avoir d^fendu les patds & les tartelettes, & qui furement y paroitroit coupable au premier chef. En vain appuyeroit-il fes opinions fur les dd- mon- (i) Bleffe de nos m^pris, ,, jc ne connois de fauvage, die „ le Cariibe,que I'European, qui n'adopceaucundemesufd- D I S C 0 U R S ir 239 reonflrations les plus fortes ^ toutes les nations fevoient, a ion egard, comme ce peuple de boU'us, chez lequel , dilcnt les fabuliltes Indiens,pafla un dieubeau,jeune & bien fait : ce dieu , ajoutent-ils , encre dans la capitale^ il s'y voit environne d'une niultitULie d'habitants ; fa figure leur paroit extraordinaire ; les ris 6z ks brocards an- noncent leur ^tonnement : on alioit pous- fer plus loin les outrages , (i , pour Tar- racher a ce danger, un des habitants, qui fans-doute avoit vu d'autres honimes que des bofl'us , ne fe fut tout-i\-coup eerie : eh! mes amis, qu'allons-nous faire? N'in- fultons point ce malheureux contrefait : li le ciel nous a fait a tous le don de labeau- te , s'il a orne notre dos d'une montagne de chair ; pleins de reconnoiliance pour les immortels, allons au temple en rendre gra- ces aux Dieux. Cette fable eft Thilloire de la vanite humaine. Tout peuple admire fes defauts, & meprife les qualites contraires: pour r^uffir dans un pays , il faut etre por- teur de la boffe de la nation chez laquelle on voyage. Il ell, dans chaque pays, pen d'avocats qui plaident la caufe des nations voifines , peu d'hommes qui reconnoiifent en eux le ridicule dont ils accufent I'etranger j & qui prennent exemple fur je ne fais quel Tar* tare , qui fit , a ce fujet , adroitement rou- gir (c) On grava, i Tarfe, fur le tombeau de Julien: Ci git Jnl.'en, qui perdis la vie fnr les kords du Tlgre, II fut un CKcellent emfereur ^ un v.tilljnt ^tterrier. {d) Yoyagei de la Cun^^^iut tUi laria HQllandtifes, 240 D E L' E S P R I T. gir le grand lama lui-meine de Ion injuftice. Ce Tartare avoit parcouru le Nord, vi- fite le pays des Lappons, & meme achet(i dii vent de leurs Ibrciers (e). De retour en fon pays, il raconte I'es aventures: le grand lama veut les entendre, il pame de lire a ce ri^cit. De quelle folic, dilbit-il, I'efprit humain n'ell-il pas capable ! qtie de coutumes bizarres! quelle cr6dulitd dans les Lappons! Sont-ce des hommcs? Oui, vraiment , r^pondit le Tartare : apprends menie quelque chofe de plus etrangej c'elt que ces Lappons , fi ridicules avec leurs forciers, ne rient pas moins de notre cr6- dulit(§ que tu ris de la leur. Impie! rdpond le grand lama , ofes-tu bien prononcer ce blafphenie, & comparer ma religion avec la leur .^ Pere cternel , reprit le Tartare , avant que rimpofition facrd-e de ta main fur ma tete m'ait lave de nion peche , je te . repr^fenterai que, par tes ris, tu ne dois pas engager tes lUjets a faire un profane ufage de leur raifon. Si i'oeil fevere de I'e- xamen & du doute fe portolt fur tous les objets de la croyance humaine, qui fait i\ ton cuke meme leroit a Tabri des railleries de I'incrddule? Peut-ctre que ta fainte uri- ne & tes faints excrements, que tu dillri- bucs en prefent auxprinces de laterre,leur paroitroient moins precieux ; peut-ctre n'y trouveroient-ils plus la meme faveur ^/), n'cn (e) Les Lappons one des forciers qui vendenc aux voya- geurs des cordeletces, dont le nceud, de'lie a cerraine hau- teur , duit donner un cenain venc. D I S C 0 U R S II. 241 n'en faupoudreroient-ils plus leurs ra- gouts , & n'en meleroient-ils plus dans Icurs fauffes. Deja Timpiete nie a la Chiae Jcs neuf incarnations de Villbnou. Toi, dont la vue embraire le pafl'd, k prertnt& I'avenir, tu nous I'as repct^ Couvcnt; c'ell au talifman d'une croyance aveugle que tu dois ton immortalite & ta puiirisnce lur la terre : fans la foumiffion entiere il tes dog- mes, oblig6 de quitter ce fejour de tene- brcs , tu remonterois au ciel , ta patrie. Tu faisque les lamas, foumisjltapuiirance, doivent un jour t'elever des autels dans toutes les parties du monde : qui peut t'as- furer qu'ils executent ce projet fans ie fecours de la cr6dulite humaine; & que, fans elle , Texamen , toujours impie, ne prit les lamas pour des forciers Lappons qui vendent du vent aux foes qui Tache- tenf? Excufe done, 6 Fo vivant, les dif- cours que me dicle Tint^ret de tan culte ; & que le Tartare apprenne de toi a refpec- tcr I'ignorance & la credulite dont le ciel toujours impenetrable dans fes vues,piroit fe fervir pour te foumettre la terre. Peu d'hommes font, a cet exemple , fen- tic k leur nation le ridicule dont elle fe cou- vre aux yeux de la raifon, lorfque , fous un nom etranger, elle rit de fa propre fo- lic: mais il ell encore moins de nations qui fulient proliter de pareils avis. Toutes font {f) On donne au grand lama le nom Je pere Sterne'. Les princes font friands de fes excremeas. Hijiolrc generate des voy^igo ,Torne f 1 1, Tome L L" 24a D E L' E S P R 1 T. font fi fcrupuleufeiiient attachees h VmtivH de leur vanite , qu'en tout pays Ton ne donnera jamais le nom de fages qu'a ceux ^«/, comme difoit Mr. de Fontenelle, fon( fous de la folie commune. Quelque bizarre que foit une fable, elle eft toujours crue 'de quelques nations^ & quiconque en dou- te , ell traite de fou par cette menie nation. Dans le royaume dejuida, ou Ton adore le ferpent, quel homme oferoit nier le con- te que les Marabous font d'un cochon qui , difent-ils , infulta il la divinite dii ferpent (g) & le mangea. Un laint Mara, bou, ajoutent-ils, s'en appergoit , en por- te fes plaintes au roi. Sur le champ, ar- x\i de mort contre tons lescochons: Texe- cution s'enfuit^ & la race en alloit etre andantie , lorfque les peuples repr^fente- lent au roi que, pour un coupable, il n^" toit pas julle de punir tant d'innocents : ces lemonirances lufpendent la colere du prin- ce , on appaile le grand Marabou , le mat- facre cefle, & les cochons out ordre, i I'avenir, d'etre plus retpeclueux envers la divinit«§. Voil^, s'ecrient les Marabous, comme le ferpent fait allumer la colere des rois, pour fe venger des inipies: que Tu- nivers reconnoilTe fa divinity, a fon tem- ple, a fon facrificateur, h I'ordre de Ma- rabou deftine i le lervir , enfin aux vier* ges confacri^es a fon culte. Si, retire au tend de fon fandtuaire , le dieu ferpent, invi- {.&) f^oya^rs de Guln^e iy de la Cayenne , par le pert Labat, {h) Benulbbre, H'Jidre dn Mawcl^e fme, {>) Penfer, dit Ariftippe, c'dt s'attirer la hal:ie irr^con- ciliat D IS C O U R S II. ^43 fible aux yeux meme du roi , ne revolt fes demandes & ne rend fes reponCes que par I'organe des prdtres , ce n'elt point aux mortels h. porter fur ces myfteues un oeil profane : leur devoir eft de croire , de fe profterner & d'adorer. En Afie au contraire,lorfque les Perfes, tout fouill(^s (/6) du fang des fcrpents im- mol^s au dieu du Bien , couroient au tem- ple des mages fe vanter de cet acle de pie- te , s'imagine-t-on qu'un homtne qui lesau- roit arretds pour leur prouver Je ridicule de leur opinion en eut ete bien re(;u"? Plus une opinion eft folle, plus il eft honnete C?c dangereux d'en deniontrer la folie. Audi Mr. de Fontenelle a-t-il toujours repete que , s'il tenoit toittcs les vtrites dans fa main ^ il ft garderoit bien de fouvrir pour les montrer aux hommes. En eflet , (i la de- couverte d'une feule a, dans TEurope mt- me , fait trainer Galilee dans les prifons de Pinquifition , i quel fupplice ne con- damneroit-on pas celui qui les reveleroit toutes (0? Parmi les ledleurs raifonnables qui rient dans cet inftant de la fotcife de Tefprit hu* main, & qui s'indignent du traitement fait h. Galilee, peut-etre n'en eft-il aucun qui, dans le fiecle de ce philofophe, n'en eut foUicite la mort. lis euifent alors eu des opinions differentes : Cic dans quelles cruau- tes cillable Jes l{^:iorants> des foibles, des fuperftitieux & des hommes corrompus , c^ui tous fe declarent hautemenc cjntre tous ceux qui veulenc I'aifir, dans les chofes, ce iju'il y 4 de Viai 6c d'eriencid. La 2.H D E L' E S P R I T. tes ne nous precipite pas le barbare & fa- natique attachement pour nos opinions? Combien cet attachement n'a-t-il pas fem6 de maux fur la terre? attachement cepen- dant dont il leroit egalement juile, utile & facile de le defaire. Pour apprcndre a douter de fes opinions, il fuffic d'examiner les forces de fon efprit, de confid^rer le tableau des fottifes humai- nes, de fe rappeller que ce fut fix cents ans apr^s retablilTement des univerlites qall en fortit en tin un homme extraordi- naire (/c) , que ion liecle perfecuta, 6: mit enfuite au rang des dtmi-dieux, pour avoir enfeigne sux hommes a n'admettre pour vrais que les principes dont ils auroient des idees claires; verit(^ dont peu de gens lentent toute I'etendue : pour la plupart des hommes , les principes ne renferment point de confequences. Quelle que foit la vanitc des hommes, il ell certain que, s'ils fe rappelloient fou- vent de pareils faits ^ fi, comnie Mr. de Fontenelle , ils fe difoicnt fouvent b. eux- memes : Perfoane nichnppe. a Verrcur ^ fe- rolS'je le feul homme infaillible 9 ne feroit-ce pas dans les chfes viemes que je foutiens avec k plus de fanatifme que je me tromperois? Si les hommes avoient cette idee habituelle- inent prelente k Tefprit , ils feroient plus en garde contre leur vanite , plus attentifs aux objections de leurs adverfaires, plus a portee d'appercevoir la verite , ils fe- roient {k) DESpARTES. D I S C O U R S II. "45 roient plus doux', plus tolerants, & fans doute auroient une moins haute opinion de leur fagelTe. Socnue repetoit ibuvent: Tout ce que je fais , cejl que je ne fats rim. On fait tout dans notre fiecle , excepte ce que Socrate favoit. Les honimes ne fe furprennent fi fouvent en erreur , que par* ce qu'ils font ignorants^ & qu'en general leur folie la plus incurable , c'eft de fe croire fages. Cette folie, commune a toutes les na- tions & produite en panic par leur vani- te , leur fait non feulement meprifer les moeurs & les ufages differents des leurs, mais leur fait encore regarder comme un don de la Nature la fuperiorite que quel- ques-unes d'entr^elles ont fur les autres: fuperiorite qu'elles ne doivent qu'a la corj- ftitution politique de leur etat. "^^^»>^^ L 3 CHA- 246 D E L' E S P R i T: C H A P I T R E XXII. Pourquoi les nations mettent au rang des dons de la Nature Jes qualites qu'elles lie doivent qu'ii la forme de leur gouvernement. Cft fait voir , cJam ce chapitre , que la vam- tc commande aux nations comme. aux parti- culicn ^ qus tout ob&it a la loi de rinteret; &' que , // les fiatiotjs , confiquemment a cet ifjterit ^ n'ont pointy pour la morale^ tefti^ me qucUes devroient avoir pour cette fcien- ce 5 c''tfl que la morale , encore au herctnu , femble ii" avoir ji!Jqu''a prefent iti d'aucuui, utiliti a Vunivcrs. LA vanitd eft encore le principe de cet- te erreur: 6: quelle nation pent triom- pher d'une pareille errtur ? Suppofons, pour en donner un exemple, qu'un Fran, ^ois accoutum^ ^ parler afl'tz librement, \ rencontrer c^ & U quelques hommes vrai- ment citoyens, quitte Paris, & dcbarque k Conllantinople; quelle idee fe formera- t-il des pays louniis au defpotifme , lorf- qu'il confiderera raviliflement ou s'y trou- ve rhiimanite ? qu'il appercevra par-tout J'empreinte de Telclavage ? qu'il verra la tyrannie infecter de Ton fouffle les gernies de tous les talents & de toutes les vertus, porter rabrutillenientjla crainte fervile&la depopulation du Caucafe jufqu'a I'Egypte? qu'entin il apprendra qu'enferme dans fon ferrail , tandis que le Perfan bat ies trou- pes D I S C 0 U R S II. 247 pes & ravage fes provinces , le tranquille iultan , indifferent aux calamites publi- ques, boit Ion fnrbet, carefle fes femmes, fait etrangler fes bachas , & s'ennnuie? Frap- pe de la lachete & de la fervitude de ces peuples , k la fois anime da lentiment de I'orgueil & de Tindignation 3 quel Fran- 9ois ne fe croira pas d'une nature (up^* rieure an Turc '^ En efl-il beaucoup qui fentent que le mi^pris pour une nation eft toujours un m^pris injufte '? que c'eft de la tbrme plus ou moins heureule desgou- vernements que depend la fup^riorit^ d'un peuple fur un autre P & qu'entin ce Turc pcut lui faire la meme reponfe qu'un Perfe lit h un foldat Lacedemonien , qui lui re- prochoit la lachete de fa nation : pourquoi in'inrulter? lui difoit-il 5 fache qu'il n'eft plus de nation par-tout ou Ton reconnoit un maitre abfolu. Un roi ell Tame univer- felle d'un dtat defpotique ; c'ell Ion cou- rage ou fa foibleffe qui fait languir ou qui vlvifie cet empire. Vainqueuvs (bus Cyrus, fi nous fomraes vaincus fous Xerxes , c'eft que Cyrus eut k fonder le trone ou Xer- xes s'eft affis en naiffant ; c'ell que Cyrus eut , en naiffant , des ^gaux; c'ell que Xerxes fut toujours environne d'efclaves : & les plus vils , tu le fais, hahitent le pa- lais des rois. Cell done la lie de la nation que tu vois aux premiers polles , c'efl I'e- cume des mers qui s'ell ^levee fur leur furface. Reconnois I'injuflice de tes m6- pris. Et li tu en doutes , donne-nous ks loix de Sparte, prends Xerxes pour mai- L 4 tre y 24S D E L' E S P R I T. tre; tu feras le lache, & moi le heros, Rappelloiis-nous le rnoment ou le cri de la guerre avoit rdveille toutes les nations de TEiirope, ou Ton tonnerre fe faifoit en- tendre du nord au midi de la France (fv): fuppofons qii'en ce moment une r^publi- cain , encore tout echaufte de I'efprit 'de citoyen , arrive h Paris, & fe prefente dans la bonne compagnie ; quelle furprife pour lui de voir chacun y trailer avec indifleren- ce les affaires publiques, & ne s'y occuper vivement que d'une mode, d'une hiitoire galante, ou diin petit chien ! Frappd , a cct egnrd , de la differerce qui fe trouve entre notre nation & la lien- ne, il n'e{l- prefque point d'Anglois qui ne fe croie un Gtre d'une nature iuperieurc; qui ne prenne les Frangois pour des tetes frivoles, & la France pour le royaume Ba- biole: ce n'eft pas qu'il ne put facilement s'appercevoir que c'tll non (eulement u la forme de leur gouverncment que les com- patriotes doiventcet efprit depatriotirme6c d'ck-vation inconnu a tout autre pays qu'aux pays libres, mais qu'ils le doivent encore a la poficion phylique de I'Angleterre. En effet, pour lentir que cette liberti^ ,' dont les Anglois font fi liers & qui ren- ferme reellement le germe de tant de ver- tus , elt moins le prix de leur courage qu'uu don du hazard, confiderons le nombre in- fini de factions qui jadis ont dechire I'An- glc- frt) Dans h aerniere guerre, lorfque les enaemis entre- renc en Provence, D I S C O U R S II. 249 gkterre : & Ton fera convaincu que , fi les mers, en embraflant cet empire, ne Teul- fent rendu inacceflible auxpeuples voifins j ces peuples, en profitant des diviiions des Anglois, ou les euflent fubjuguds , ou du nioins euirent fourni a leuvs rols des mo- yens de les aiTervir; & qu'ainli leur liberie n'efl point le fruit de leur fagefle. Si , coni- mc ils le pretendent , ils ne la tenoientque d'une fermete 6c d'une prudence pariicu- liere a leur nation ^ apr^s le crime alFreux commis dans la perfonne de Charles I. n'auroient-ils pas du moins tir^ de ce cri- me le parti le plus avantageux? Auroient- ils foulTert que , par de.s fervices & des proceflions publiques, on mit au rang des martyrs un prince qu'il etoit de leur int6- ret , difent quelques-uns d'entr'tux , dc faire regarder comme una vidime immolce au bien general; & dont le Jupplice, ne- ceffaire au monde , devoit i jamais epou- vanter quiconque entreprendroit de foii- mettre les peuples a une autorite arbitraire & tyrannique? Tout Anglois lenle con- viendra done que c'elT: a la pofition phyfi- que de fon pays qu'il doit la liberte; que ]a forme de fon gouverneraent ne pourroit fublifter telle qu'elle eft en terre ferme , fens etre iniiniment perfedionnee ; & que- I'unique fujet de fon orgueil ie r^duit aa bonheur d'etre ne infulaire plutot qu'habi- tant du continent. Un particulier fera fans doute un pareif aveu, mais jamais un peuple. Jamais uii; peuple ne donnera k fa vanite les entraves- L 5. d* ^So D E L' E S P R I T. de la raifon: plus d'equite dans fes juge- nients, fuppol'eroit line fufpenlion d'efprit, trop rare dans lesparticuliers, pour la trou- ver jamais dans une nation. Chaque peuple mettra done toujours au rang des dons de la Nature les vtrtus qu'il tient de la forme de (on gouvernement. L'int6ret de fa vanite le lui confeillera: & cui refifte au confeil de rinterSt? La conclufion g^nerale de ce que j'ai dit de I'elprit conlidere par rapport aux pays divers, c'eft que rint(:ret tft le difpenia- teur unique de Tedime ou de m^pris que Ics nations ont pour leurs mcEurs, leurs coutumes & leurs genres d'efprits difterents. La feule objection qu'on puifle oppofer aceitc ccncluiion , efl celle-ci: fi Tint^ret, dira-t-on , ^toit le feul difpenfateur de Teftime accordee aux diiTdrents genres de fcience & d'efprit, pourquoi la morale, mile \ toutes les nations, n'eft-elle pas i a plus honorde ? Pourquoi le nom des Def- eases, des Newtons eft-il plus celebre que ceux des ]\icolc,des LaBruyere & de tous Jes inoraliftes , qui peut-etre ont, dans leurs onvrages , fait preuve d'autant d'ef- prit? C'tft, repondrai-je , que les grands pbyiiciens ont , par leurs d^couvertes , quel- quefois fervi I'univers; & que la plupart des nioralifles n'ont ^te , jufqu'a prefeni, d'aucun fecours a rhumanite. Que lert de rdpeter fans ceiTe qu'il eft beau de monrir pour la patrie ? Un apophtegme ne fait point un h^ros. Pour m^riter Teftime, les moralilles devoient employer, a la recher- che D I S C 0 U R S II. 251 die des moyens propres k former des hoiii- nies braves & vertueux, le temps & Tef- prit qa'ils ont perdu a compofer des maxi- mes fur la veitu. Lorfqu'Omar ccrivoit aux Syriens , fenvoie contre vous des hotiinies atijji avidts de la mort qui, vous fetes des plaifirs ; alors les Sarralins, trompes par les preiti- ges de I'ambition & de la credulite , ne vo' yoient, dans le ciel , que le partage de la valeur & de la vicloire; &, dans I'enfer , que celui de la lachere & de la defaite. lis etoient alors animes du plus violent fana- tifme ; & ce font les paffions & non les ma.Nimes de morale qui forment les honi- nies courageux. Les moraliltes devoient le fentir j & favoir que , femblable au fculp- teur, qui, d'un tronc d'arbre , fait un dieu ou un banc , le legillateur forme k fon grc des heros,des genies&des gens vertueux. J'en attefte les Mofcovites , transformes en hommes par Pierre le Grand. En vain les peuples , foliement amou- reux de leur legiflation,ch£rchent-ils,dans I'inexecution de leurs loix , la caufe de leuis malheurs. L'inexecution des loix,dit le fultan Mahmouth, eft toujours la preu- ve de rignorance du legiflateur. La rr^com- penfe, la punition, la gloire & i'infamie, foumifes k fes volonts^s, font quatre efpe- ces de divinites avec lefquelles il peut tou* jours operer le bien public, & cr(;er des homm.es illuftres en tons les genres. Toure I'^tude des moraliftes confifte k determiner Tufage qu'on doit faire de ces i^compenfes 6: de ces iiunitioi^s , 6: les L 6" fe- £52 D E L' E S P R I T. fecours qu'on en pent tirer pour Her I'in- tcret perlonnel h I'interet general. Cette union ell le chef-d'oeuvre que doit fe pro- poler la morale. Si les ciioyens ne pou- voient faire leur bonheur particulier fans faire le bien public , il n'y auroit alors de vicieux que les fous^ tons les hommes fe- roient necefllt^^s ii la vevtu ; & la felicit^ (les nations feroit un bienfait de la mora- le : or, qui doute que, dans cette fuppo- ilcion, cette fcience ne fut infiniment ho- noree ; & que les ecrivains excellents en ce genre ne fuflfent, du moins par Tequi- table & reconnoillante polterit^, mis au rang des Solon ,des Lycurgue & des Con- fucius? Mais , repliquera - 1 - on , Timperfcflion de la morale & la lenteur de les progr^s ne pent etre qu'un ett'et du pen de propor- tion qui fe trouve entre rellime accordee aux moralilles, & les efforts d'efprit ne- eelfaires pour perfedlionner cette fcience. ].'interet general, ajoutera-t-on , ne pre* fide done pas a la diliribution de Teftime publique.? Pour repondre ^ cette objection , il faut, dans les obftacles infurmontables qui fe font jufqu'^ prefent oppofes a Tavancement de la morale, chercher les caufes de I'in- dittdrence avec laquelle on a jufqu'^ pre- fent regarde une fcience dont les progr^s annoncent toujours ceux de la Idgiflation , & que, par conlequent, tous ]es peuples ont int^ist de perfectionaer. CilA- D I S C 0 U R S IT. 253 C H A P 1 T R E XXIIL La caiifes qui , jufqua prefent , out retarda Jcs progr^s de la morale. SI la poefie , la geometrie ,raflronomie^ & geneialemcnt toutes les fcitnces ten- dent plus ou moins lapidement i\ Itur per- feclion , lorfque la morale I'emble a peine fortir du berceau ; c'eil que les homures, forces, en fe raffemblant en fociete , de fe donner & des loix & des moeurs , ont du fe faire un lyfteme de morale avant que robfervation kur en eut decouvert les vrais principes. Le fylleme fait , Ton a celTe d'obferver: aufli nous n'avons , pour ainfi dire, que la morale de I'enfance du monde ; & comment la perfec1:ionner? Pour hater les progres d'une fcience, il ne futfit pas que cette fcience foit utile aa public; il faut que chacun des citoyens, qui compofent une nation, trouve quelque avantage ^ la perfeclionner. Or, dans les revolutions qu'ont ^prouve tous les peu- ples de la terre , Tinteret public, c'eil-k* dire, celui du plus grand nombre, fur le- quel doivent toujours etre appuy^s les principes d'une bonne morale, ne s'dtant pas toujours trouve conforme ^ I'intdr^t du plus puiffant ; ce dernier, indifferent au progres des autres fciences , a du s'oppo- fer efficacemtnt ^ ceux de la morale. L'ambitieu.x , en eftet , qui s'eft le pre- mier eleve au-delTus de' fes concitoyens; le tyran, qui ies a foules a fes pieds; le L 7 fa- ^$4- D E L' E S P R I T. fanatique, qui les y tient prodernes; tous ees divers flcaux de I'humanit^ , routes ces differentes efpeces de fcelerats , forces, par leiir inter^t particulier, d'etablir des loix contraires au bien g^n6ral, out bieii fentiqiie leur puiffance n'avoitpour fonde- nient que I'ignorance 6c rimbecillite hu- inaine : audi ont-ils toujours impofe filen- ce a quiconque , en decouvrant aux nations les vrais principes de la morale, leur eut leveld tous leurs malheurs & tous leurs droits, & les eut armecs contre rinjullice. Mais, repliquera-t-on , fi, dans les pre. miers fiecles du monde , lorfque les deipo- tes tenoient les nations alfervies fous un fceptre de fer, il etoit alors de leur inte- ret de voiler aux peuples les vrais princi- pes de la morale ^ principes qui , les fou- levant contre les tyrans, eiit fait k chaque citoyen un devoir de la vengeance : aujour- d'hui que le fceptre n'efl: plus le prix du crime ^ que , remis d'un conientement una- 'iiime entre les mains des princes , I'amour des peuples Ty conferve ^ que la gloire & k bonheur d'une nation , r^fldchis fur le fouverain , ajoutent a fa grandeur & ^ fa felicite: quels ennerais de Thumanit^, di- ra-t-on , s'oppofent encore aux progres de la morale? Ce ne font plus les rois , mais deux au- ires- (. Ce faint , dit St. Gr^goire de Nazianie, qu-iqij'attache a la verite du dugme de la divini- ty du Sair.r-Efpric , confancit alors qu'on ne donnat point le titre de Dieu a la troifieme perfonne de la trir.ir^. Si ce:te condefcendacce fi fage, fuivant le fectimen: de Mr, D I S C O U R S II. 257 dii courage : incapablcs de vues elevv^es & ncuves, ces dernicrs croient que leur con- lideration tient au refpecl imbecille ou feint qifils afiichent pour toutt-s les opi- nions & les erreurs revues : furieux contre tout homme qui veut en ebranier Tempi- re^, ils aiment (c) contre lui les paffions & hs prejuges meme qu'ils raeprifent, & ne ces' Mr. de Tillemont, fut condamnee par quelqufs faux zc'lej, s'iis uccuftrenc Sr. Bafile de trahir la veritc par n>n fiieiicej cetre meme conJrrfcendonce fut approuvee par Jes hommts les plus celebres Sc les p!us pieux de ce temps Ji , enrr'ai- cres psr le grand St. Aihandfe , que Ton ne fcupjonnoit pi>inc de niantjUcr de fermete'. Ce fjii eft deciille d..ns Mr. de Tillf mcnt , T^ie de Sr. "Bafilr , art. 63 , 64 & 6$, Cet auteur cjoiite que le concile ccum^nique de ConHancinople approuva la conduite de St, B-flie en I'irr.irant. St. Auguflin dit qu'on ne dnit ni condamner ni punir ce- lui qui n'i pas de Dieu la meme idee que nous, a moins, d;'-il, que ce ne fut par haine pour Dieu; ce qui eft im- pt-luble. St. Athanife, dans f;s e'pitres ad joiitarios ,tim.I, p Syy, dit que les perfecutions des Ariens f^snt la preuve qu'i.s n'ont ni pie'te , ni crairre de Dieu. Le propie de U pu'ce, ajoure.[-il, eft de ptrfuaJer & r.on de contraindre; ii faut prendre exemp!e fur le fuiveur,qui laiffe a chacuii la liberie de le fuivre. U dit plus haut, p^.c. 830, que p> ur faire adopter ffs opinions, le diabe, pere du inenl()rge, a befuin de haches & de coigne'es ; mais le fauveur eft ladou- ceur meme: il frappe; f: on ouvre, il encre; fi on le refu- fe, il fe retire. Ce n'eft point avec des epees, des d^rds, des prifons. des fo!dats, &: enfin a main ;.rmce, qu'on en- feigne la ve'rite, mais par la voix de la perfuafion. On n'a recllement rtcours a la force qu'au drtaut de rai- fons. Qu'un homme nie que les trois angles d'un triangle font ^gaux a deux droits , on en rit , rn re le perfecu'.e point. Le feu & les gibets ont fouvent fervi d'arguir er.rs aux the'oiogiens; ils ont, a cet e'gard , donne prife lur etx aux heretiques & aux incredules. Jesus-ChbiST ne faifoit violence a perfonnei il difolt feulement: vuulr^L -zr.tis ne fnlzre ? L'interet n'a pas coujours permis a ki mlniflre* d'imjter in mode'ratioa. 358 D E L' E S P R I T, celTent d'efFaroucher les foibles efprits pat le mot de nouveaute. Comme fi les verites devoient bannir les vertus de la terre ^ que tout y fi)t tel- lement a IVivantage du vice, qu'on ne put etre vertueux fans etre imb^cille \ que la morale en deraontrat la necelTiie ; & que r^tude de cette fcience dcvint par confe- quent funefte al'univers^ ils veulent qu'on tienne les peuples proiternes devant les pr(§jug^s reipus, comme devant les croco- diles facres de Memphis. Fait-on quelque decouverte en morale? Celt a nous feuls , difent-ils, qu'il faut la reveler ^ nous feuls, ?! Texemple des initios de FEgypte, de- vons en etre. les d^pofiiaires : que le refte des humoins foit enveloppe des teuebres du prcjuge^ I'etat naturel de Thomme ell I'aveuglement. AflTez femblables ^ ces m^decins , qui , laloux de la decouverte de Tdra^tique , abuferent de la credulite de quelques pr6- lats pour excommunier un remede dont les fecours font fi prompts & fi falutaires, ila nbufent de la credulite de quelques hom- ines honnetes,mais dont h probite ftupide & feduite pourroit, fous un gouvernement moins lage , trainer au fupplice la probity ^clairde d'un Socrate. Tels font les moyens dont fe font fervt ces deux efpeces d'hommes pour impofer filence aux efprits ^clair^s. En vain, pour leur refiller, s'appuieroit-on de la faveur publique. Lorfqu'un citoyen ell anim6 de la paffion de la v^rite gard, k leur gus^rifon, c'eil commet-; tre un crime de lele-humanit^. Tout homme qui dans I'hilloire , confi- dere le tableau des miferes publiques , s'ap- perv'oit bien-tut que c'eil I'ignorance qui, plus barbare encore que I'interet, a verf^ k plas de calamites fur la terre. Frappe de cette veritd, on ell toujours tente de s'e- crier : heureufe la nation ou , dii moins, les citoyens ne fe pennettroient que des crimes d'interet ! Combien I'ignorance les mukiplie-t-elle ! Que de fang n'a-t-elle pas fait repandre fur les autels Co) 1 Cepen- dant f homme eft fait pour ^tre vertueux: en tfFet , ii c'elt dans le plus grand nombre que refidc effentiellement la force, & dans la pratique des actions utiles au plus grand nombre que confifle la jultice , il ell Evi- dent que la jullice eft, par la nature, tou- jours armee du pouvoir neceliaire pour x&- pri- {/i) Un roi du Mexique, dans la confecration d'un tem- ple, fie facrifier , en quaere jours, fix mille quaere cems huit hommes, au rapport de Gemelli C^rreri, Tuvi. VI, fag, j'6. Dins rinde, les brachmanes de I'ecole de Niagam profi- terenc de leur fsveur aupres des princes, pour faire mafla- crer les baudhilles dans pluCeurs royaumes ; cti baudbiltes font athe'es 6c ies autres de'illes. Bilta fut le prince qui fit r/pandre le plus de fing : pcur fe purifier de ce crime, il fe brula en grande foleninire' fur la cote d'Oricha- II eft a remarquer que ce furent les deifies qui firenc couler le fang humaln. Voyez, les lertrrs ■/.'< pere Ports Je'fnite. Les pretres de Meroe , dans I'Eihiopie , depechoient, quand il leur plaifoit , un courrier au roi, pour lui ordoD- ner de mourir. Voyex Diodorr. Quiconque tue le roi de Sumacra eft ^lu roi, C'eft, difent iws D I S C 0 U R S n. 26r iMinier le vice & neceffiter les homines a la vertu. Si le crime audacieux & puiflant met fi fouvent a la chaine la jultice & la vertu , & s'il opprime ks nations , ce n'ell que par le lecours de I'ignorance : c'eft elle qui , cachant a cliaque nation fes verita- bles intcrets , erapeche Taction & la reu- nion de fes forces, & met, par ce moyen, le coupable a I'abri du glaive de I'equit^. A quel mdpris faut-il done condamner quiconque veut retenir les peuples dans les lenebres de I'ignorance ? L'on n'a point jufqu'a prefent aflez fortement infifle fur cette verite ; non qu'on doive renverfer en un jour tons les autels de I'erreur ; je fais avec quel menagement on doit avancerune opinion nouvelle ^ je fais meme qu'en les ddtruifant, on doit refpet^er les prejuges, & qu'avant d'attaquer une erreur generale- nient recue, il faut envoyer, comme les colombes de I'arche, quelques Veritas h la decouverte , pour voir fi le deluge des pre- les peuples, pnr cat affaflinatqiie le ckl de'clare fes volonte's, Chardiii rapporte qu'il a encendu un pr^dicateur , qui ,d^cla- inant fur le tafte des fophis, difoin qu'ils etoient athees a bruler; qu'il s'e'connoir qu'on les laiffac vivre; & que de tuer un fophi , e'toic une a&ion plus agreable a Dieu , que de conferver la vie a dix hommes de bien. Combien de fois 2-t-on fait parmi nous le meme raifornement ! C'eft, fansdoute, a la vue de tant de fang, repandu par le fanatifme , que i'abbe de Longuerue , fi profond dans I'hiftoire, uifoit que, li l'on meccoit, dans les deux baflins d'une balance , le bien Sc le mal que les religions on: fait, le mal remporreroic fur le bien. Turn, I, pa^e ii. Nt' yrencx. point de maifon , dit, a ce fujet, une fentence perfaae, dans un quartier dtnt le mci.u feryle foil ignorant & dhet. 2^2 D E L' E S P R I T. pr^jugds ne couvre point encore la face du monde , 11 les erreurs commencent a s'ecouler, & fi I'on appercoit (;k & 1^ dans riinivtrs quelques ifles ou la vertu & la ven'te puifient prendre terre pout fe com* liuiniquer aux hommes. Mais tant de precautions ne fe prennent qu'avec des pr^juges peu dangereux. Que doit -on k des hommes qui, jaloux de la domination , veulent abrutir les peuples pour les tyrannifer ? II faut , d'une main bardie, brifer le talifman d'imbeciilite ou- quel eft attachee la puilVance de ces genies nialfaifants ; decouvrir aux nations les vrais principes de la morale ; leur apprendre qu'infenfibleraent entrain^es vers le bon- heur apparent ou r^el , la douleur & le plaifir font les feuls moteurs de I'univers moral ; & que le fentiment de I'amour de foi eft la feuie bafe' fur laquelle on puiffe jetter les fondements d'une morale utile. Comment fe flatter de derober aux hom- mes la connoifTance de ce principe ? Pour yr^ulfir, il faut done leur d^fendre de fon- der leurs cceurs, d'examiner leur conduite, d'ouvrir ces livres d'hiiloire, ou Ton voit les peuples, de tous les fiecles & de tous les pays, uniquement attentifs k la voix du plaiiir, immoler leurs femblables, je ne dis pas i\ de grands interets , raais a leur fenfualite & h leur araufement. J'en prends k t^raoin, & ces viviers ou la gourmandife barbare desRomains noyoit desefclaves, & les donnoit en pature b. leurs poiflbns, pour en readre la chair plus delicate ; & cette ille Dl S C 0 U R S II. 2^3 Kle du Tibre ou la cruaut^ des makres trraifportoit les efclaves infirines, vieux & nialades, & les y lailFoit perir dans le fup- plice de la faim : j'en attelle encore les de- bris de ces vades & fiiperbes arenes , oii font graves les falles de la barbarie humaine ^ ou le peuple le plus police de I'univers fa- critioit des miliiers de gladiateuri au feul plaiiir que produic le fpeclacle des combats j ou les ftnimes accouroient en foule ;oli cc fexe, nourri dans le luxe, la molleffe 6c lesplaifirs, ce fexe qui, fait pour Torne- ment & les d^lices de la terre, femble ne devoir refpirer que la volupte, portoit la barbaric au point d'exiger des gladiateurs blelT^s, de tomber , en mourant, dans une attitude agreable. Ces faits , & mille au- tres pareils, font trop averts, pour fe flat- ter d'en derober aux hommts la veritable caufe. Chacun fait qu'il n'ell pas d'une au- tre nature que les Remains, que la diffd- rence de fon education produit hi ditferen- ce de fes fentinients, & le fait fremir au feul r(^cit d'un fpectacle que Thabitude lui eut fans doute rendu agreable , s'il fiit ne fur les bords da Tibre. En vain quelques hommes, dupes de leur parefle k s'exanii- ner , & de leur vanity k fe croire bons , s'imaginent devoir k I'excellence particu- liere de leur nature les fentiments hurnains dont lis feroient afFecl^s a un pareil fpec- tacle: Thorame fenfe convient que la Natu- re, comme le dit Pafcal Q')^ & comme le (&) Sexait Empiriciu avoic die, avaat lui, ^ue no) prm< cipes 'cl(^\ D E L' E S P R I t. le prouve rexp^rience , n'eft rien autre chofe que notre premiere habitude. II ell done abfiirde de vouloir cacher aux hom- mes Je principe qui les meut. Mais fuppofons qu'on y reuilit, quel a- vantage en retireroient les nations? On ne feroit certainement que voiler aux yeux des gens grofiiers le fentiment de ramour de foi; on n'empccheroit point Taclion de C2 fentiment Ilir eux • on n'en changeroit point les effets; les hommes ne feroient point autres qa'ils font : cette ignorance ne leur feroit done point utile. Je dis de plus qu'elle leur feroit nuilible : c'eft, en effet, ^ la connoiflance dii principe de Taraour de foi , que les focietes doivent la plupart des avantages dont elles jouiifent : cette connoiifance, toute imparfaite qu'elle eit encore, a fait fentir aux peuples la n^cef- {iii d'armer de puifl'ance la main des ma- gillrats ; elle a fait confalement apperce- voir au legillateur la neceffite de fonder fur la bafe de finter^t perfonnel les prin- cipes de la probiie. Sur quelle autre bafe, en elFet , pourroit-on les appuyer ? Seroit- ce fur les principes de ces fauii'es religions, qui, dira-t-on , toutes faulTes qu'elles font, pourroient etre utiles au bonlieur tempo- rel des hommes (cj ? Mais la plupart de ces religions font trop abfurdes pour don- ner de pareils etais a la vertu. On ne I'ap- puiera cipes naturals ne font peut-etre que nos principes accou- tume5. [c) Ciceron re le penfoit pas; puifque, tout homme en place qu'il etoic, il croyoij devoir montrer au peuple le ri- dicuie D I S C 0 U R S II. 265 puiera pas non plus fur les principcs de la vraie religion; non que la morale n'en (bit excellente, que fes maximes n'eleven: Ta- me jufqu'a la faintete , & ne la remplis- fent d'une joie intdrieure , avant-gout de la joie celelle ; mais parce que ces princi- pes ne pourroient convenir qu'au 'petit iiombre de Chretiens repandns fur la terre j 6c qu'un phiiofophe qui, dans les ecrits , eft toujours cenle parler k I'univers , doit donner a la vertu des fondements fur lef- quels toutes les nations puilient dgalement batir , & par confequent Tediiier fur la bafe de Finteret perfonnel. 11 doit fe tenir d'autant plus fortement attache i ce prin- cipe , que des motifs d'intcret temporel, manies avec adrefle par un legiilateur ha- bile, fuffifent pour former des homraes ver- tueux. L'exemple des Turcs qui , dans leur religion , admettent le dogme de la neces- fite , principe de'drurtif de toute religion , 6: qui peuvent, en confequence , etre re- gardes comme des deilles ; l'exemple des Chinois materialiiles (r/) ; celui des Sadu- ceens qui nioieiit rimmortalite de I'air.e, & qui recevoient chez les Juifs le titre de jufles par excellence; enfin l'exemple des Gymnofophilles , qui , toujours accufds d'atheifme, & toujours refpecles pour leur fagede & leur retenue, remplifloient avcc la plus grande exactitude les devoirs de la fo- dicule de la religion paienne. {d) Le pere le Coints & la p!upart ies Je'fuires convicn- nenc que tous les lertres Tone achees. Le cekbre abbe Je Lonjuerue eft de ce ftntiment. Toffjc I, U 266 D E L' E S P R I T. foci^te^ tous ces eseruples, & raille autres pareils, prouveiu que Telpoir ou la crainte des peines ou des plaifirs temporels, Ibnt auifi tfEcaces, aufll propres a former des honinies vertueux, que ces peines Ck ces plaiiirs ettrnels qui, confideres dans la per- fpecUve de I'avenir , font communement une iniprcffion trop foible pour y iacrifier des plaitirs criminels, r/jais preftnts. Comment ne donneroit-on pas la prefe- rence aux motifs d'interet temporelV lis n'infpir.ent aucune de ces pieufes ck (ain- tes cruautes que condamne (e) notre reli- gion , cette loi d'amour &. d'humanite, mais dont fes miniilires ont fait fi fouvent ufage ^ cruautes qui feront a jamais lahon* te des fiecles pall'^s, riiorreur 6: Tetonne* ment des liecles a venir. De quelle furprife , en eifet , ne doit point etre faifi , & le citoyen vertueux , 6c le Chretien peneire de ctt efprit de cbari- te (<•) Lorfque Bayle dit que la religion, humb'.e , patientc ^ bienfaifante dans les premiers fiecles, elt devenue depuis une religion arribicleufe &: languinaire; qu'elie fait pafler au 111 de I'tpee touc ce qui lui fclille; qu'eiie appeiie ;es bour- reaux, invente les fupplices, envoie des bulies pour exci- ter les peuples a la revoke, anime les confpirations, & en- fin ordonne le meurcre des princes; Bayle prend I'ocuvre de rhomme pour celui de la religion ; & les Chretiens ri'on: que crop fouvent etc des hommes. Lorf.p'ils etoient en petit iiombre , ils ne parloient que de tolerance : leur nombre & leur credit s'etant accrus, ils precherenc contra 1j tolerance. D^llarmin dit a ce fi jet que, fi les chre'tiens ne detronerent p.is les Ne'r<>n & les Diocletien, ce n'eft pas qu'ils n'en euflent le droit , mais ils n'en avoient pas li force : auiTi fant-il con-, enir qu'ils en ont fait ufsge des qu'ils I'ont pu. Ce lut a iiiiin armee qi-'e les empereurs de'- truiijrcnc le pagaaifme , (Qu'ils combauixffnt ies h^r^Hes, D I S C 0 U R S II. 267 ti tant recomraandd dans I'dvangile, lors- qiril jette un coup d'ceil fur I'univers pas- f e ! 11 y voit difterentes religions evoquer toutes le fanatilme, & s'abbreuvcr de I'ang humain (/). L^ , ce ibnt differentes fedes de Chre- tiens acharndes les unes contre les autres qui dechirent TEmpire de Conllantinople : plus loin , s'eleve en Arabic une religion nouvelle ^ elle commande aux Sarrazins de parcourir la terre, le fer & la llamine a la main. Aux irruptions de ces barbares , il voit fucceder la guerre contre les infi- deles: fous I'etendard des croil'es , des na- tions entieres dcfertent TEurope pour inon- der I'Alie, pour exercer fur leur route les plus affreux brigandages , & courir s'en- fevelir dans les (ables de I'Arabie & del'E- gypte. C'eft enfuite le fanatifme qui met les amies a la main des princes chretitns ; il ordonne aux catholiques le maliacre des he- qu'ils prcchcrsnt re'vanglle aux Frifons , aux Saxons, 8c dans tout le Nord. Tous ces fairs prouvenc qu'on n'abafe que trop ibuvent des principes d'une religion fainte. (/ ) Dans Tenfance du monde , le premier ufage que rhomme fait de d raifon , c'eft de le cre'er des Dieux rruels ; c'eft par I'effufion du fang huimin (lu'il penfe fe les rendre propices; c'eft dans l.s encraiiles p:\lpitantes des vaincus qu'i! lit les arrets du de!Hn. Apres d'hornbles im- pre'cations le Germain voue 3 la more tbus C;s ennemis ; fin ame ne s'ouvre plus a la picie', la commife'ratijn lui parol - Ui)it un facrllege. Pour calmer la colere des Nereides, des peoples polire's atcachent Andromede au rocher j pour appai'er Di-ne 6c s'ouvrir la rou:e de Troie, Agamemnon lui • meme tr;i;ne Iphigenis a I'aucel , Csichas la frappe 6c croit hon'jrtr lej Picux. U 2 nr^B D E L' E S P R I T. h^retiques^ il fait paroitre fur la terre ces tortures inventees par les Phalaris , les Bufiris &lesNeron; il dreffe, il &llume, en Efpagne , les biichers de rinquifition , tandis que les pieux Elpagnols quittent Jeurs ports ,traverrent les mers,pour plan- ter la croix & la defolation en Ameri- que Qg). Qu'on jette les yeux fur le nord , ]e uiidi, I'orient & I'occident du monde, par-tout Ton voit le couteau facre de la religion leve fur le fein des femmes , des enfants , des vieillards ^ & la terre , fuman- te du fang des vidimes immolees aux faux dieux ou a Teire fupreme , n'offrir de tou* tes parts que le vafte , le d^'goutant & I'horrible charnier de Tintolerance. Or quel homme vertueux, & quel chreticn , U fon ame tendre elt reniplie de la divine ondion qui s'exhale des maxinies de T^- vargile, s'il elt fenfible aux plaintes des malheureux , & s'il a quelquefois effuy^ leurs larmes, ne feroit point, a ce fpedta- cle 5 touche de companion pour Thumani- t^, {^) Aufli,dans une (5pirre qu'on fuppofe adrsflce ^ .Chai'- les-quint, on fait ainii parler un Ame'ricain ; ,,. Cc n eft point nous (]tit fommes les b.trbures: Ce furit , felpieitr , ce font vos Cortex., vas Pizitms , ^i , pour notss mettre an fait d'nn fyf.ewe nonvcatt t ^Jfembtent , centre nous, le prctre ir le bottrr.ju, [h) C'eft a I'occafion tie la perfe'cutlon, que The'mlfte le fo'naceur , dans un eerie adrefle a I'empereur Valens , lui dit: ,, F.ft-ce un crime de penfer autrement que vous ? S\ ,, Jes Chretiens font divife's entr'eux, les phi'oforties le fonc ,, bien. La verite a une infinite' de faces, fous lefquejles on „ peut i'cnvifiger. deu a grave daus tous les coeurs du „ rc3- D I S C 0 U R S II. 269 te (Jj)^ & n'eiTaieroic point de fonder la probit(§ , non Tur tks principes auili res- peclables que ceux de la religion , mais llir des principes dont il foil moins facile d'a- biiler , teis que font les motifs d'inter^t peribnner? Sans etre contraires aux principes de notre religion , ces motifs fuffifent pout iieceffiter les honimes li la vertu. La reli-. gion des paiens, en peuplant Tolympe de fceldrats, etoit fans contredit moins pro« pre que la notre a former des hommes jus- tes : qui peut cependant dourer que les premiers Romains' n'aient dte plus ver- tueiix que nous ? qui peut nier que les marechaufl"<^es n'aient delarmd plus de bri- gands que la religion? que I'ltalien, plus devot que le Francois , n'ait , le chapelet en main , fait plus d'ufage du llylet & du poifon? & que, dans le temps ou la de- votion ell plus ardente & la police plus imparfaite, il ne fe commette inliniment plus de crimes Q) que dans les fiecles od la i, refpefl pour ^i% atrributs; mais chacun efl le maitre de ,, cemoigner ce refpccl de la maniere qu'ii croit la plus „ agrJable a la divinite: perfonne n'eft en droit de le gS- „ ner iur ce point". St. Giegoire de Na7,ianz.e eHimoit beaucoup ceTheinifiej c'ell a lui qu'il ecrit : ,, Vous eces It- feu! , 6 TheaiiHe,qai „ luttiez. rontre la de'cadence dts letcres; vous etes a la tece j> des gens ^claire's ; vous favez philofopher dans les plus „ hautes places, joindre I'e'cude au pouvuir , 8c les di^nius „ a la fcience. (i) II eft peu de gens que la religion reticnn?. Q^e de crimes commis meme par ceux qui font charges de nous guider dans les voies du falut! La fiint Bart^elemi, Taiias- lina: de Henry III, le mailacre des tempUers > &c , tn fout la preuve. Ma fl7o D E L' E S P R I T. la devotion s'attiedit & la police fe per^ feftionne? Ceil done uniquement par de bonnes loix (^) qn'on pent former des honimcs vertueux. Tout Tart du legiflateur conCille done a forcer les hommes , par le fenti* ment de Tamour d'eux-niemes , d'etre tou- joLirs julles les uns envers les autres. Or, pour compoler de pareilk-s loix , il faut connoitre le cctur huniain ; & preliminai- rement (/<•) Euftbe , Pri'parat'on Sv^in^'^Haue, Itvre Vf , ch. lO, rapporr? cc fragment remarquible d'un philofophe Syrien, nomme Bardeianes: Afud Seras , lex efi cjuh cxtits ,Jl(,rt,i' tto , furtitrr. ^ fimtilachrorum culttts ornn'i prohihetur ; quars in amplijffn^t repine, run temftum vide/is , non lenam , non mererructn f jiO'i .i.inltcrarn , rcn ftfcm h. Jus rar flint , non homicii^tjm, unu t'x'ctirr. ,^ Chez, les Seres, la loi d^feiul le ,, meiiftre, la fornication, le vol & toutc efpece de culte „ religieux; de forte que, dans cette vafle region, on ne ., voit ni fiemple, ni aduitcre, ni niaquertlle, ni 6'Je de „ joie , ni v()lei:r,-ni aflaHin , ni enrspoifonneur". Preuve que les loix fuffiftni: pour conrtDir les hommes. On ne finiroic point, fi Ton vouloi: donner la lifte de tous les peupies qui, fans ide'e de Dieu, ne laillenc pas de vivre en (ocMti , & plus ou moins hcureufiment , felon I'habilete plus ou moins grande de leur l^^.iflaceur. Je ne citerai que los noms dc ceux qui, les premiers, s'ofFrironc a ma mJmoire. Les Marianois. avant qu'on leur prechat IVvangile, n*a« voient, dit le pere Jobien Jefuite, ni autels, ni temples, ni facrifices, ni pretres : ils avoient feulement chei eux quelque fourbes , ncmmc's macaii.u , qui pr^difoient I'ave- nir. Ils cro;enr cepcndant un enfer & un paradis : I'enfer eft une fournaife ou le diable bat les ames avec un mar- teau. comme le fer dans la forge: le paradis efl un lieu plein de coco, de fiicre, &■ de femmes. Ce n'efl ni le cri- me ni la vcrtu qui ouvret;t I'enfer cu le paradis; ceux qui meurenc d'une mort violcnre ont I'enfer pour partage, & les autres le paradis. Le pere Jobien ajoute qu'au fud des illes Mariannes, fint trente-deux ifles habitees par des peo- ples qui n'ont abfol'.iment ni religion, ni connoifl'ance de l4 divinice , ?r qui ne s'occupent qu'a boire, minger, &c. Les Caraibes , au rapport di. la Borde, employe a leur con- D I S C 0 U R S II. 271 rement favoir que les hommes , fenfibles pour eux leuls , indilf^rents pour Its au- tres , ne Ibnt nes ni bons ni mechants, mais prets a etre Tun ou Tauire , lelon qu'un inierSt commun les rdunit ou les divile^ que le fentiment de preference que chacun eprouve pour Ibi , ientiment au- quel ell attache la converfation de I'efpe- ce, ell grave par la Nature d\ine maiiiere inetFat;abie (/) j que la leiilibilite phyiique a converfion, n'ont ni pretres, ni auteJs, ni facriHces , ni idee I'e la cl'ivinic^. lis veulenc ecre bitn payes par ceux quV veulen: les faire chre'iiens, lis croienc que le premier hom- rne, nomme Lori,(;'robite',& non de fonefpriSr M6 G76 D E L' E S P R I T. de I'efprit univerfel s'augmente. D'ou je conclus que, s'il n'efl: point de probite re- lative a Tunivers , il ell du moins certains genres d'elprit qii'on peut confiderer fous cet afpecl. • C H A P I T R E XXVI. De Tefprit, par rapport h I'univers. L'ohjct de cc chapHre eft de montrer quil ejl des idees utiles a Ptniivers ; & que les idees de cette efpece font les [cults qui puijjhit nous faire ohtenir reftimc des nations. 1" 'esprit, confiderd fous ce point de J .J vue , ne (era, conformcment aux de- finitions prdcedentes , que I'liabitude des idees intereffantes pour tous ks peuples , ibit comme inftructives , Ibit comme a- greables. Ce genre d'efprit eft, fans contredit, le plus defirable. 11 n'ell aucun temps od Tefpece d'idt^es reputee cfprit par tous les peuples, ne foit vraiment digne de ce nom. ii n'en eft pas ainfi du genre d'ldees, au- quel une nation donne quelquefois le nom d'efprit. II eft, pour chaque nation, un temps de ftupidit^ & d'aviiifleraent, pen- dant [a) S\ les grands tableaux ne nous frappent pas toujours fortement, ce manque d'effet d(5penJ ordinairfment d'une caufe ecrangere a leur grandeur. C*eft,le plusfouvent, par- ce que ces tableaux fe trouvenr unis dans notre mcmoire a qjelque objec defjgr^abie. Sur quoi j'obferverai qu'il efl 'res-rare, a la IcSure d'une defcription poerique, de rece- y\i;x uaicjuement I'impreiSon puie que doit faire fur nous lit D I S C 0 U R S II. 27; dant lequel elle n'a point d'idees nettes de Felprit ; elle prodigue alors ce nom a cer- tains allemblages d'idees a la mode,&tou- jours ridicules aux yeiix de la pofldrite : ces fiecles d'aviliirement font ordinairement ceux du defpotifme. Alors, dit un poete, bieu prive ks nations de la moitie de leur intelligence, pour les endurcir contre les miferes & le fupplice de la fervitude. Parmi les idees propres h plaire a tons les peuples , il en eft d'inftrudives ; ce font celles qui appartiennent k certains gen- res de fcience & d'art: niais il en eft aufli d'agreables ;, telles lont ,premi^rement, les idees & les fentiments admires dans certains morceaux d'Homere , de Virgile, de Cor- ntille , du Taile , de Milton ; dans lesquels , comme je Tai dej^ dit, ces illuftres ecri- vains ne s'arretent point k la peinture d'une nation ou d'un fiecle en particulier, mais h. celle de Fhumaniti^ ^ telles font, en fe- cond lieu Jes grandes images dont ces poe- tes ont enrichi leurs ouvrages. Pour prouver qu'en quelque genre que ce foit, il eft des beautes propres k plaire univerfellement, je choifis ces monies ima- ges pour exemple: & je dis que la gran- deur eft, dans les tableaux poetiques, line caufe univerfcile de plaifir ((?) , non que tous la vue exaSe Je cetre image. Tous les objets participent a la Inideur ainfi qu'a la beautd des objets auxquels us font le plus communemenc uiiis j c'eft a cette raufe qu'on doit at- trlbuer la plupart de nos degouts & de nos enthoufiafmes in;uftes. Un proverbe ufue dans les places pubric,ues, fut- il d'ailieurs excelleDC, nous parou toujour? hiS; parce qu'U M 7 ^« !i78 D E L' E S P R I T; tous les hommes en foient egalement frap* pes: il en ell meme d'infenfibles aux beau- tes de defcription comme aux charmes de rharmonie , & qu'll feroit , k cet egard ^ aufli injufte qu'inutile de vouloir delabu-r fer: ils ont, par leur infenfibilite, acquis le droit mallieureux de nier un plaifir qu'ils n'eprouvent pas : mais ces hommes font en petit nombre. En effet , foit que le defir habituel & impatient de la felicitd, qui nous fait fou- baiter toutes les perfections comme des mo- yens d'accroitre notre bonheur, nous ren- de agreables tous ces grands objets , dont la contemplation femble donner plus d'e- tendue h. notre ame , plus de force & d'e- levation k nos idees ; foit que par eux-m^-r nies les grands objets falfent fur nos fens- une impreffion plus forte , plus continue & plus agreablCy foit enfin quelqu'autre cau- fe , nous ^prouvons que la vue bait tout ce qui la relTerre ; qu'elle fe trouve genee dans les gorges d'une montagne, ou dans I'enceinte d'un grand mur ; qu'elle aime au contraire a parcourir une valte plaint, a s'etcndrefur la furfacedes mers,a feper- dre dans un horizon recul^. Tout (e lie neceflairemem dans notre memo'.re a I'ltnage de ceux. qui s'en fervenc. Peut-on douter que, par la meme raifon , les conces d'efprirs & de revenants ne redoublent pendant la nuit, aux yeux du voyageur ^gar^, les honneiirs d'une t'oret? que, fur les pyrcnses, au mi!ie;i desd^ferts, des abymes-' & des rochers, riraajjinntion frappee de Teftampe du cam- bat des Titans , ne cr plaifirs? rimmenlite meme du ciel. En ilF^t, quelle id^e fe former de cette im- menfite , lorsque des mondes enflammds ne paroiifent que des points lumineux fe- mes ca & la dans les plaines de I'dther, lorsque des foleils plus avant engages dans les profondeurs du firmament , n'y font ap- perfus qu'avec peine? L'imagination qui s'elance de ces dernieres fpheres,pour par- courir tons les mondes poffibles, ne doit- elle pas s'engioutir dans les vaftes & im- niefurables concavites des cieux: fe plon- ger dans le raviffement que produit la con- templation d'un objet qui occupe Tame toute entiere, fans cependant la fatiguer? C'eft aulYi la grandeur de ces decorations, qui, dans ce genre, a fait dire que TArt etoit fi inferieur a la Nature; ce qui, en termes intelligibles, ne fignifie rien autre chol'e, finon que les grands tableaux nous paroiflent preferables aux petits. Dans les arts fufceptib'.es de ce genre de beautes, tels que ia fculpture, I'arcbitec- ture & la poefie, c'eit renorraite des mas- fes qui place le cololTe des Rhodes & les pyramides de INIemphis au rang des nier- veilles du raonde. C'eft la grandeur des defcriptions qui nous fait regarder Milton du mains comme rimaginaiion la plus for- te & la plus fublime. Aul2 fon fujet, peu fer. D I S C 0 U R S II. 2'ai fertile en beautcs d'line autre efpece , Te- toit-ii iiitiniment en beautes de defcrip- tions. Deveiiu , par ce Tujet, rarchitecte dii paradis tenellre , il avoit u raHcmbler, dans le court elpace du jardin d'Edcn , toutes les beautes que la Nature a difper- fees fur la terre pour rornement de niiile climats divers. Porte, par le choix de ce tneme fujet, fur les bards de Tabyme in- forme du cahos , il avoit h en lircr cette iiiatiere premiere propre a former Tuni* vers, a creufer le lit des mers, a couron- ner la terre de montagnes, a la couvrir de verdure, h mouvoir les folei's, a les allu- mer, k deployer autour d'eux le pavilion des cieux, k pcindre eniin la beaute du premier jour du monde , & cette fraicheur printaniere dont fa vive imagination em- bellit la Nature nouvellement eclofe. 11 a- voit done non fculement a nous pr(^fenter les plus grands tableaux, niais encore les plus neufs &. les plus varies, qui, pour Fimaginationdes hommes font, encore deux caufes univerfelles de plaiiir. II en ell de Timagination comnie de I'ef- prit : c'ell par la contemplation & la com- binaifon, foit des tableaux de la Nature, foit des idees pbilolophiques , que , per- feclionnant leur imagination ou leur efprir, les poetes & les philofophes parviennent egalement b exceller dans des genres tres- differents , & dans lefquels il eft esalement rare , & peut-etre egalement diflicile de reulTir. Quel homme, en cfFet, ne fent pas que U aOa D E L' E S P R I T. ia marche de I'efprit hump.in doit etre uni- forme , b. quelque fcience ou a quelque art qu'on I'applique .^ Si , pour plaire b, I'efprit , dit ISIr. de Fontenelle , il faut I'occuper fans le fatiguer^ fi Ton ne peut ]'occuper qu'en lui oflraiit de ces Veritas nouvelles, grandes & premieres, dont la nouveaute , Fimportance & la feconditd fixent fortement fon attention^ fi Ton n'e- vite de le fatiguer qu'en lui prefentant des idees ratigees avec ordre, exprimees par les mots les plus propres, dont le fujet foit un , litnple , i:i par conlequent facile h embi-Direr , & ou la variete fe trouve identifiee a la fimplicite (^); c'cli pareille- ment k la triple combinaifon , de la gran- deur, de la nouvcaut^, de la variete & de la fimplicite dans les tableaux, qu'eft- attache le plus grand plaifir de I'imagina-- tion. Si, par exemple, la vue ou la des- cription d'un grand Jac nous eft agreable,- celie d'une mer calrae (^c fans borncs nous efb fans-doute plus agreable encore j fon^ inrnenlite elt pour nous la fource d'un plus grand plailir. Cependant , quelque beau que foit ce fpectacle , fon uniformity devient bien-tot ennuyeufe. C'eil pour- quoi , 11, enveloppee de nuages noirs, & port^e par les aquilons, la tempete, per^ Ibnnifiee par Pimagination du poete , fe ddtache du midi en roulant devant elle les mo- (b) Il efl bon de remsrquer que la fimplicit^, dans un fiijec & dans une image, til une perfection relative a ia ioiblefl'e de notre efpri:. D I S C O U R S II. 283 mobiles niontap;nes des eaux ; qui doute que la fucceflion rapide, fimple & varies des tableaux eilrayants que prefente le bouleverlement des mers, ne fade, k cha- que inftant , fur notre imagination , des imprelfions nouvellcs , ne fixe fortement notre attention, ne nous occupe fans nous fatiguer, & ne nous plaife par conlequent davantiigeV Mais, 11 la nuit vient encore redoubler les horreurs de cette mSme tem- petc; 6: que les montagnes d'eau, dont la chaine terniine & ceintre I'horizon, (oient in rinftant cclairee^ par les luturs rt-pec^es & rd^Hechies des (-clairs 6c dts fuudres; qui doute que cette mer obfcure , changee tout-a-coup en une mer de feu , ne for- me , par la nouveaute unie k la grandeur & a la varidte de cette image , un des ta- bleaux les plus propres a etonner notre imagination ? Aulli Tart du poete, confi- der6 pureraent comnie delcripteur , ell de n'offrir k la vue que des objets en mouve- mcnt ; & meme de frapper, s'il peut, dans fas defcriptions , pluiiturs fens a la fois. La ptinture du mugiirement des eaux , du fjfllcnient dts vents & des Eclats du ton- nerre , pourroit-elle ne pas ajouter encore a la terreur fecrette, &, par confequent, au plailir que nous fait eprouver le Ipedta- cle d'une mer en furie ? Au retour du prin- temps, lorfque Taurore defcend dans les jardins de Marly, pour entr'ouvrir le call- ce des fleurs, en cet inllant les parfums qu'elles exhalent, le gazouillement de mil- k oifeaux,le murmure descafcades,n'aug- 284 D E L' E S P R I T. mentent-ils pas encore le charme de ces bolquets enchantes? Tous les lens font au- tant de portes par leftiuelles les impreiTions agreables peuvent entrer dans nos ames : plus on en ouvre a la fois, plus il y pene- tre de plaifir. On voit done que, s'il eft des idees gd- neralement utiles aux nations comme in- llrudlives (telles font celles qui appartien- nent direcl'enient aux fciences ,) il en eft aufl] d'univerfellement utiles comme agrea- bles, & que, ditferent , en ce point, de la probite , I'efprit d'un particulier peut avoir des rapports avec Tunivers entier. La conclufion de ce difcours c'efl que , tant en matiere d'efprit qu'en matiere de morale , c'effc toujours , de la part des hommes , Tamour ou la reconnoiHance qui loue, la haine ou la vengeance qui mepri- fe. L'int^rct eft done le feul difpenfateur de leur eflime: I'efprit, fous quel que point de vue qu'on le confidere, n'ell done ja- mais qu'un affemblage d'idces neuves , in- tereffances , 6: par conlequent utiles aux homines , foit comme inilrudives , foil comme agreables. ^=£^ DE DE UESPRIT. D I S C O U R S J 1 1. 61 L'ESPRIT DOIT ETRE CON- SIDERE-' COMME UN DON DE LA NATURE, OU COM- . ME UN EFFET DE UEDUCJTLON. CHAP IT RE PREMIER. On fait voir , dnns ce chapitre , que , fi la Nature a donni aux divers hommes d'ini' gales dijpofttions a ttfprit, cejl en douant les uus , freferahkment aux autres , dun feu plus de fincfjl de fens , d'etendtie de raemoire , S de capaciti d'' attention. La quefiion riduite a ce point firnph, on exa- mine , dans les chapitres fuivants , quelh influence a fur Tefprit des hommes la dif firence qua cet e'gard la Nature a ptt viettre entr''cux. JE vais e^'aniiner, dans ce difcours , ce que peuvent fur I'efpritjla Nature & FEdii- cation : pour cet efl'et , je dois d'abord deter- miner ce qu'on enteud par le mot nature. Ce mot peut exciter e.n nous I'idee con- fufe d'un etre ou d\me force qui nous a douds de tous nos fens : or les fens font les fources de toutes nos iddes ; priv.es d'un fens , nous fommes prives de toutes les fi85 D E L' E S V R I T. ks idees que y font relatives ; iin aveugle ne n'lT, par cetce railon , aucune id^e des couleurs: il ell done evident que, dans cet- te lignitication, Telpnc doit ctre en entier condd^re com me un don de la Nature. Mais , fi Ton prend ce mot dans une ac- ception difi^rente; & fi Ton luppofe qu'en- tre les honimes bien conformes, doues de tous leurs fens, & dans rorganilaiion des- quels on n'appercoit aucun dcfaiit , la Na- ture cependant ait mis de fi grandes ditfe- rences , (:k des diipolitions fi inegalcs t I'es- prit, que les uns loient organiles pour etre llupidc-s, &: les autres pour fitre ipirituels, Ja quellion devient plus delicate. J'avoue qu'on ne pent d'abord confide- rer la grande in^galite d'efprit des hommes, fans admettre entre les efprits la meme diiference qu'entre les corps, dont les uns font foibles & delicats , lorfque les autres font forts & robuftes. Qui pourroit , dira- t-on, k cet dgard , occafionner des diffe- rences dans la maniere uniforme dont la jMature op ere? Ce railonnement , il eft vrai , n'efl: fondd que iur une analogie. 11 ell alfez femblable a celui des allronomes, qui concluroient que le globe de la lune elt habite , parce qu'il cil conipofe d'une matiere k peu pr6s pareille au globe de la terre. Quelque foible que ce raifonnementfoit en lui-meme , il doit cependant paroi- tre demonrtratif; car enfin , dira-t-on , k quelle caufe attribuer la grande inegalit^ d'elprit qu'on remarque entre des hommes qui D I S C 0 U R S III. 287 qui femblent avoir eu la meme education ? Pour repondre h ceite objection , il faut d'abord examiner fi plufieurs homines peu- vent , ^ la rigueur, avoir eu la meme ^- ducation ; 6: , pour cet effet , fixer I'idee qu'on attache au mot education. Si, par tducation^ on entend fimplement celle qu'on reyoit dans les memes lieux, & par les incmes maitres , en ce lens Teducation eft la meme pour une infinitd d'hommes. Mais, fi Ton donne \ ce mot une figni- fication plusvraie & plus^tendue, 6c qu'on y comprenne generalement tout ce qui fert a notre inltruction; alorsjedis que perlbii- ne ne revolt la meme Education \ parce que chacun a, fi je Tofe dire, pourprecepteurs, & la forme du gouvernement fous lequel ilvit, &; fes amis, & fes maitrelies, 6c les gens dont il ell entoure, & fes lectu- res, 6: enfin le hazard, c'ell- ^-dire, une infinite d'evenements dont notre ignorance ne nous permet pas d'appercevoir Tenchai- nement 6c les caufes. Or, ce hazard a plus de part qu'on ne penfe i\ notre education. Cell lui qui met certains objets fous nos yeux, nous occafionne en confequence, les id6es les plus heureufes, & nous conr duit quelquefois aux plus grandes decou- vertes. Ce fut le hazard, pour en donner quelques exemples, qui guida Galilee dans les jardins de Florence , lorfque les jardi- niers en faifoient jouer les pompes: ce fut lui qui infpira ces jardiniers, lorfque, ne pouvaiu Clever les eaux au-delius de la a88 D E L' E S P R I T. la hauteur de trente-deux pieds , ils eft demanderent la caule a Galilee, & pique. r^^nt, par cette quellion, Tefprit & la va- nite de ce pbilofophe : ce fut enfuite fa vanit<^ , mile en action par ce coup du ha* zard , qui I'obligea a faire de cet ellet na- turel Tobjet de tes meditations, jufqu'a ce qu'enfin il eut , par la decouverte du piin- cipe de la peQinteur de Fair, trouve la Ib- 3ution de ce probleme. Dans un moment ou Tame paifible de Newton n'ctoit occupee d'aucune ailaire, agitee d'aucune paflion , c'ell pareillemeut 3e hazard qui , Tattirant lous une allde de pommiers jdetacha quelques fruits de leurs branches , &; donna a ce philofopbe la pre- jnicre idee de Ton fyfiienie: c'eft reellement de ce fait dont il partit, pour e;;aniiner fi la lune ne gravitoit pas vers la terre, avec ]a merae force que ks corps tombent fur fa furface. Cell done au hazard que les grands genies out du fouvent les idees les plus heureufes. Combien de gens d'efprit rellent confondus dans la foule des hom- ines mediocres , faute , ou d'une certaine tran-. {a') On lir, dans I'Anne'e Litte'ralre , que Boileau, encore enfant, jouant dins une cour, tomba. Dans fa chute, fa jaquette fe recroiiire; un dindon lui donne plufieurs coups de bee fur une pircie tres-de'licaie. Boileau en fuc touce fi vie incommode: & de-la, peut-etre, cetc? fev^rite' de mccurs , cette difette de fentimen: qu'on remarque dans tous fes oiivrages; de-la, fa fatyre contre les femmes; con- tje LuHi , Quinaut, & contre toutcs les poijfies galantes. Peut-etre fon antipathie contre les dindons occafionna-t- dle Taverfion fecretce qu'il eut toujours pour les Jefuites, Cfii les one apport«?s en France. C'ell a Taccident qui luk ^tuic arrive (^u'cn doit peut-etre fa fatyre fur re'^uivoque , Ion D I S C O U R S III. 289 tranquillite d'ame,ou de la rencontre d'ua jardinier, ou de la chute d'une pomme! Je lens qu'on ne pent d'abord , Oms quel- que peine , attribuer de li grands elfct^ a des caui'es fi eloignees 6c fi peikes en ap- parence Qj). Cependant rexperience nous apprend que, dans le phyiique conime dans le moral, les plus grands evenements lone fouvent Feilet de caufes prefqu'impercep- tibles. Qui doute qu'Aluxandre n'ait du, en partie, la conquete de la Perfe , a I'ins- tituteur de la phalange MacL^Jonienne ? que le chantre d'Achille animant ce prin- ce de la fureur de la gloire . n'ait eu part a la dellruclion de rempire de Darius, com- me Quinte-Curce aux viCloires de Char- les XII y que les pleurs de Veturie n'aient defarme Coriolan , n'aient affeumi la puis- lance de Rome prete h fucconiber !ous les eil'orts des Vollques , n'aient occalionne ce long.enchainement devictoires qui chan- gerent la face du monde ; & que ce ne Ibit, par confdquent, aux larmes de cette Vecurie que I'Europe doit la lituation pre- fente ? Que de faits pareils (&) ne pour- roit- fon adrnirition pour Mr. Arnaud , & fon e'pitre fur I'a- mour de Dieu; caii& il eft vrai que ce font fouvent des caufcs impsrccpcibies qui de'terminenc touce la coaduice de la vie £c couceia luite de nos idJes. (fr) D.tns ia minorhe de Louis XIV , lorfque ce prjnre 6to\z prec dt f'e recirer en Bjurgogne, ce fuc, die St. Evre- monc, ieconfeil de Mr. de Turenne q;)i le recint a Paris Sc qui fiuvj. !a France. Cependan:, un confiil li imporc.inc, ajouce ce: iliulire auteur , tic rnoins d'lionneur a ce gtnJr. ! que ia defaire de cinq cents cavaiiers. Tanc il eit v rai qu'on atiribue difficiiemenc de grands eilets a des caules qui parolflenc c'loigntei '-; pcr;:e-. 2oj;:: I N 2^0 D E L' E S P R I T. roic-on pas ciier ? Gullave, dit Mr. Tab- he de Vertot , parcouroit vainemcnt les ]>rov{nccs de la Suede ^ ii erroit depiiis plus iTun an dans les montagnes de la Dalecar- \\j. Les niontagnards, quoique prevenus yxi fa bonne mine, par la grandeur de fa taille & la force apparente de fon corps , lie fe t'uflent cependant pas determines k ]e fuivre, li, le jour m^me ou ce prince harangua les Dalecarliens , les anciens de la contree n'cufient rcniarque que le vent I'.u noi'd avoit toujours fbuflle. Ce coup de vent leur parut un figne cer'ain de la pro- lection du ciel , & Fordre d'armer en fa veur du heros. Cell done le vent du nord qui niir la couronne de Suede fur la tete de Gullave. La plupart des evenements ont des cnu- fes auflj petites: nous les ignorons, parce que la plupart des hiiloriens les ont igno- res eux-meuies, ou parce qu'ils n'ont pas eu d'yeux puur les appercevoir. II ell vrai qu'^ cet cgard I'efprit peut rdparcr leurs omiirions^ la connoill'ance de certains prin- cipes lupplce facilcment a la connoifl'ance de certains faits. Ainfi, fans m'arreter da- vantage a prouver que le hazard joue dans ce monde un plus grand role qu'on ne penfe , je conclurai de ce que je viens de dire, que, fi Ton comprend fous le mot d'educaiion generalement tout ce qui fert h notre inrtruction , ce me me hazard doit ncceffairement y avoir la plus grande partj 0^ que perfonne n'etant exactement place dans ie mcme concours de circonllances, per- D 1 S C 0 U R S III. 291 perfonne ne recoit prdcifement la me me education. Ce fait pofc , qui peut afl'urer que la d.ifl'crence de reducation ne produife la dilVerence qu'on remarque entre les efprits; que les hoaimes ne loient iemblables i ces arbres de la mSme erpece,dont le gcr- me , indelhiidtible & abfokiment le menie, ii'etanc jamais leme exafleiiient dans la ineme terre , ni precilement expo!'6 aux mcmes vents, au meme (bleil, aux memes pluies, doit, en fe dev!*'iOppani: , piendre neceilairenient une infinite de foniies dif- ferentes? Je pouirois done conclure que I'inegalite d'elprit des hommes peut etre indifferemment regardc'e comme i'ellet de la Nature ou de TEducation. Mais, quel- que vraie que tut cette conjlulion , com* me elle n'auroit rien que de vngue , 6c qu'elle fe redairoit , pour ainfi dire, h un fieiu-etre^ je crois devoir conlidercr ceite queltion fous un point de vue nouveau , la ramener ^ des principes plus certains & plus precis. Pour cet elFet, il faut reduire la quellion -i des points Tunples^ remonter julqu'a Torigine de nosidees, au develop- pement de I'efprit ; 6c (e rappeller que rhomme ne fait que fentir , fe reflbuve- nir,(S: obierver les relfemblances & les dif. ferences , c'eil-^-dire ^ les rapports cju'ont entr'eux les objets divers qui 5'oflFrent a lui , ou que fa memoire lui prt^fente; qu'aiuv li la Nature ne pourroit donner aux hom- mes plus ou moins de difnofition i Tefpric, qu'en douant les uns preferablement aux N a aU' -92 D E L' E 5 P Pv I T: aiitres crun peu plus de finefle, de fens; d'etendue de incmoire , & de capacite d'atcention. C H A P I T P. E 1 1. Z)j IiJ fi'fh'Jfe ck^ fens. LA plus ou moins grande perfeclion des organes des lens , dans laquelle I'e trou- ve n(iceirairemcnt coniprire ceJle de I'orga- nifatiun intericure, puiique je ne juge ici de !a fineire des lens que par leurs eiilts, Icroit-elle la caufe de Tinegalite d'elprit des hommes? Pour rai'bnner avcc quelque juflefle fur ce fujet , il faut examiner U le plus ou le moins de linelVe des fens donne d I'efprit ou plus d'etendue, ou plus de cette julics- ie , qui , prife dans fa vraie lignification , renferme toutes Its qualites de relprit. La perfection plus ou moins grande des organes des lens n'influe en ricn fur la jus- teile de Tefprit, fi les hommes, quelque impreffion qu'ils recoivent des memes ob- jets , doivent cependant toujours apperce* voir les memes rapports entre ces objets. Or, pour prouver qu'ils les appergoivenc , je choiiis le fens de la vue pour exemple , comme celui auquel nous devons le plus grand nombre de nos idees: & je dis qu'^ des yeux dillerents , li les memes objets paroiilent plus ou moins grands ou petits, brillants ou obfcurs; li la toife, par exem- pie, ell aux ycux de tel homrae plus pe- tite , D I S C O U R S III. 293 tite , la neige moins blanche ^ & I'^bene moins noire qif aux yeux de tel autre ;, ces deux liommes appeicevront ndannioinstou- joLirs les niemes rapports entre tons les ob- jets:la toire,en conrequence,paroitra tou- jours a leurs yeux plus grande que le pied ; la neige, le plus blanc de tous les corps; ik r^bene, le plus noir de tous les bois. Or , comnie la juftelTe d'tifprit coniide dans la vue nette des veritables rapports que les objets ont entr'eux; & qu'cn r6p6- taut iur les autres fens ce que j'cii dit liir celui de la vue , on arrivera toujours an me- nje relultat ; j'en conclus que la plus ou moins grande perfedlion de Forganifation , tant exterieure qu'inteneure , ne pent en rien influer fur la juiteUe de nos jugements. Je dirai de plus que,ri I'oa dillingue T^- tendue de la jailcHe dj Tcfprit , le plus ou le moins de finelTe des fens n'ajoutera rien a cette ^tendue. En cffet, en prenant toujours le fens de la vue pour exemple , n'efl-il pas evident que la plus ou moins grande (^tendue d'efpric dtpendruit dii nombre plus ou moins grand d'ob'ets qu^ I'exclufion des autres , un homme , doue d'une vue tres-fme , pourroit placer dans fa memoire. Or il eft tr^s-peu de ces ob- jets imperceptibles par leur petiteile , qui , confideres , preciTement avec la meme at- tention, par des yeux aufll jeunes 6: auiii exerces, foient appercus des uns & ^chap- pent aux autres: inais la difference que la Nature met, a cet d-gard, cntre les honi- mes que j'appelle bien organil'es , c'tll-a- N 3 dire, 29^ D E L' E S P R I T, dire , dans rorganifation defquels on n'ap* percoit aucun dcfaut (^rtj , liit-elle inlini- nient plus confui^iT-ble qu'elle ne Vci\'^ je puis montrer que ceite difference n'en pro; duiroit nncune lur i'etendue de I'efprit. vSuppofons des hommes doues d'une mS- me capacii^ d'attcntion , d'une memoire e- galement ^tendue , en fin deux hommes ^gaux en tout, excepte en finefle de fens: dans cette hypothefe, celui qui fera doud de la vue la plus fine pourra, fans contre- dit , placer dans fa memoire Ck comparer entr^eux plulieurs de cesobjets, que leur petitefle cache ^ celui dont rorganifation efi , ^ ctt egard, mcins parfaite: majs ccs deux hommes ayant, par ma fuppofiiion , une memoire egalement ^tendue, & capa- ble, fi ]'on veut, de contenir deux mille objeis , il elt encore certain que le fecond pourra remplacer, par des faits hiflorique« , les objets qu'un moindre degr^ de h'nelfe dans la vue ne Jui aura pas permis d'ap- percevoir; & qu'il pourra completter , ii ron veut, le nombre de deux mille objets que contient la tnemoire dn premier, Or, de ces deux hommes , fi celui dont le fins de la vue ell le moins fin pent cependant dcpofer dans le magalin de fa memoire un audi grand nombre d'objets que I'autre , 6c li d'ailleurs ces deux hommes font dgaux en tout, ils doivent , par confequent , faire autant dc combinaifons , &, par ma fup* pofi- {a) Je ne prerends parkr ,dansce chapitre, que des hom- mes communemc-nc blen organift's, qui ne lone privJs d'au- cun fens; ilc qui, d'ailleurs, ne font actaque's ni de Ja mnU- D I S C 0 U R S III. 095 pofition , avoir autant d'efprit , puilqae Tccendue de I'cfprii fe mefure par le nom- bre des idees &. des combinaifons. Le plus ou le moins de perfections d ins Torgane de la vue ne pent , en conlcquence, qu'in- fluer fur le genre de leur elpric, faire de Tun un peintre, un botanille , & de I'uu- tre un hillorien & un politique ; mais tile nc peut en rien influer i'ur Tetendue de leur cCprit. AulTi ne remarque-t-on pas une conllante lupcriorite d'efprit & dans ceux qui ont le plus de linelle dans le fens de la vue & de I'ouie, & dans ceux qui, par I'u- lage habltuel des lunettes & des cornets, mettroient par ce moyen , entr'eux & les autres hommes,plus de difference que n'eii met k cet egard la Nature. D'ot\ je conclus qu'entre les homines que fappelle bien or- ganiles, ce n'ell: point i la plus ou moins grande perfeclion des organes, tant ext^- rieurs qu'int^rieurs, des lens, qu'efl: atta- chee ia fuperiorite de lumiere^i!^ que c'ell iiccelfairement d'une autre caufeque depend la grande indgalite des elprits. C H A P 1 T R E III. ' 2)4? rttendue dc la memoirs. LA conclufion du chapitre prdccdtnt fe- ra , fans-doute , chercher dans I'indi- gale die de la folie, ni dc celle de la ftupklit^, ordinalrcnienc pruduites, I'une, par le d^coufu de U menioire, & TavHu, par le deUuc toul ae cettc iaculrJ. N4 296 D E L' E S P R I T. gale ^tendue de la memoire des hommes la cauCe de I'lnegaliic de leiir elprit. La me- moire eft le niagalin oil fe depofent les len- iations , ies faits oc les idees , dont les di- verfes combinailons forment ce qu'on ap- pelle ef[-nt. Les ren'ations, les faits & les idees doi- vtnt dor.c etre regaides com me la matierc premieie de Telprit. Or, plus le magafni de 3a memoire eft: fpacieux, plus il conticnc de cette matiere piemiere ^ & plus, dira-t* on. Ton a d'aptiiude ^ I'erprit. Quelqne fonde que paroilVe ce roifonTie- merit, peut-etre, en rapprofcndifiant , ne )e trouvtra-t-on que fptcicux. I'our y r6- pondre pltiiiement , il faut prcmicrement txaminer ii la diliVrerce d'dttndue , dans la memoire des l.ommes bitn or^'ar.iles, ell aufll conOdcrrable en cilet qu'elle Telt en apparence: &, luppoffin ceite difi'dren- ce elftdive, il faut fccundtment favoir li J'on doit la confid^er comme la caufe de J'inegalite des efprits. Quant au premier objet de raon examen, je dis que I'attention itule peut graver dans la ndn-.oire les objets qui, vus fans atten- tion, ne fcKiient fur nous que des impres- fions infenfibles, & pareilles, \ peu pr^s, a celles qu'un ledleur re^oit (ucceflivement de chacnne des lettres qui compofent la ftuille d'nn ouvrage. II eft done certain que , pour juger li le ddfaut de mdmoire eft dans les hommes TtfTet de leur inatten- tion, ou d'une imperftdion dans Torgane qui la produit, ii faut avoir recours a I'ex- perien- D I S C 0 U R S J 1 1. £97 perience. Elle nous apprend que, parmi Us hommes, il en efb beaucoup, comme faint Augulbn iS: Montaigne le difent d'eiix niemes, qui,ne pai-oiilant dou(;s que d\\nt memoire tr^s-foible, Ibnt , par le deiir d; fa voir , parvenus cependaiu a mettre un afFez grand nonibre de faits &d'idces dans leur fouvenir, pour etre mis au rang dc^ memoires extraordinaires. Or, Ci le dcfir de s'inftruire lliffit du moins pour favoir beaucoup, j'en conclus que la memoire ell preique entierement factice : aufii retendue de la memoire depend, i. de I'lifage jour- nalier qu'on en fait; 2. de Tattention a- vec laquelle on confidere les objets que Ton y veut imprimer, 6: qui, vus funs at- tention, comme je viens de le dire, n'y ]ai(Ieroient qu'une trace legere & prompte ^ s'effactT^ &, 3. de I'ordre dans lequel on range fes idees. Cell a cet ordre qu'ori doit tons les prodiges de m.emoire; 6c cet ordre confide k lier enfcmble toutes les idees , ii ne charger par conlequent fa me- moire que d'objets qui , par leur nature ou la maniere dont on les confidere , confer- vent entr'eux aflez de rapport pour fe rap- peller Tun I'autre. Les frequentes reprefentations des me- mes objets a la memoire font , pour ainfi dite, autant de coups de burin qui les y gravent d'autant plus profoniement qu'ils s'y reprefentent plus fouvent ( bre dans leur efprit : c'ell un eclair qui jette un jour rapide fur tout Thorizon de lenrs idees. C'ell done a I'ordre qu'on doit fouvent la fagacird de fon efprit, & tou- jours r^tendue de fa mehnoire: c'ell aufli le defaut d'ordre , eifet de Tindifference qu'on a pour certains genres d'c-tude,qui , a certains ^gards, prive abfolument de md- nioire ceux qui , h d'autres egards , pa- roifient ctre dou^s de la memoire la plus (Itendae. Voili pourquoi le favant dans les D I S C O U R S III " 299 langues & rhiltoire , qui , par le fecours de Vordre chronologique , imprime 6c con- ferve facilement dans fa racinoiredes mntf, des dates 6: des fairs hilloriques , nc pent fouvcnt y retenir la preiive d'une vcriti morale, la dtmonllration d'une veritc ge.>- iiietrique, 011 le tableau d'un payfage qu'il aura long-temps confidere: en elTet , ces fortes d'o'bjets n'ayant aucune analogic avec le reRe des faits ou des idees dunt il a renipli (a memoire, lis ne peuvent s'y re- prdfenter frequeniraent, s'y imprimer pro- fond^ment, ni, par conft^quent, s'y con- lerver long-temps. Telle clt la caufe produdrice de toates les differentes e(\->eces de mc^moire , & la raifon pour laquelle ceux qui favent le moins dans un genre, font ceux qui, dans ce mSme genre, coramunement oubiienc le plus. 11 paroit done quelagrande memoire ell, pour ainfi d).ie, un ph^nomene de Tordre^ qu'elle ell prefque entierement factice ; & qu'entre les hommes que j'anpelle bien or- ganifes, cette grande inegalite de memoire til moins I'efFet d'une inegale perftction dans I'organe qui la produit, que d'une inegale attention a la cultiver. • Mais , en luppofant meme que I'inegale ^tendue de memoire qu'on remarque dans les hommes fiit entierement I'ouvrage de la Nature, & fut autli confiderable en efFet qu'elle Telt en apparence ; je dis qu'elle ne pourroit en rien influer fur I'etendue de kur clprit , i. parce que le grand efprit , N 6 co.n- -00 D E L* E S P R I T. comme je vais le montrer, ne fuppofe pas la tres-grande niemoire , & , 2. parce que tout horn me ell done d'une ms^moire luffifante pour s'elever au plus haut degre d'elprit. Avant de prouver la premiere de ces pro- pofitions , il f'aut oblerver, que, li la par- iaite ignorance fait la parfaite imbeciilite, I'homme d'efprit neparoitquelquetols man- qiier de memoire , que parcequ'on donne nop peu dV'tendue a ce mot de memoire^ qu'on en rellreint la figiiification au (eul iouvenir des noms , des dates, des lieux & dts perfonnes pour lesquels les gens d'efprit font fans curiolite, &. fe trouvent jouvent fans memoire. ISlais, en compre- iiant dans la fignitication de ce mot le lou- venir ou des idees, ou des images, ou des raifonnements,ancun d"eux n'en ell prive : d'ou il rt^luke qu'il n'til point d'efprit fans memoire. Cette obfervation faite , il faut favoir quelle etendue de memoire fuppole le grand cfprit. Choififlbns pour exemple deux hom- ines illuflres dans des genres dilTerents, tels que Locke 6: Mikon ; examinons li la grandeur de leur efprit doit etre regar- dee comme Teflet de I'extreme (Etendue de kur memoire. Si Ton jette d'abord les yeux fur Locke \ & fi Ton fuppofe qu'eclaire par une idee heu- rcufe, ou par la lecture d'Arillote, de Gas- le-ndi, ou de Montaigne, ce philofopbe ait appercu dans les fens I'origine commu- ne de toutes iios idees ^ on fentira que , pour de» D I S C O U R S III. 20I deduire tout fon fyfleme de cctte premiere idee , ii lui falloit moins d'eiendLie dans Ja memoire que d'opiniatrcte dans ]a me- ditation ; que la memoire la moins etendue fufiiroit pour contenir tous les objets, de la comparaifon desquels devoit refulter la cer- titude de fes principes, pour lui en deve* ]opper renchainement ,& lui faire,pr;r con- fequent , raeriter & obtenir le titre de grand efprit. ^\ regard de Milton, fi je le regarde fous le point de vue oii, de I'avcu general, il eft intiniment fuperieur aux autres poetes ; fi je conlidere uniquement la force, la gran- deur, la verite, & enfin la nouveaute de fes images poetiques ; je fuis oblige d'a- vouer que la fuperiorit{§ de fon efprit en ce genre ne fuppofe point non plus une gran- de etendue de memoire. Quelque grandes, en effet, que foient les compofitions de fes tableaux (telle ell celle ou , reuniffant I'eclat du feu a la folidite de la matiere terreftre , il peint le terrein de Fcnfer brii- lant d'un feu folide , comme le lac bruloit d'un feu liquide)^ quelque grandes, dis- je, que foient fes compofitions, il eft evi- dent que le norabre des images hardies , & propres a former de pareils tableaux, doit etre extr^mement borne ; que , par confequent, la grandeur de I'imagination de ce poete eft moins FetFet d'une grande Etendue de memoire que d'une meditation profonde fur fon art. C'eft cette meditation qui, lui faifant chercher la fource des plai- fiis de i'imagination , la lui a fait appercevoir N 7 ^ 302 D E L' E S P R I T. ik dans ralTemblage nouveau des imaged propres k former dc-s tableaux grands, vrais & dans le choix conftant de ces expres- iions fortes qui font, pour ainfi dire, les couleurs de la poefie , & par lesquelles il a rendu fes defcriptions vifibles aux yeux de rimagination» Pour (,i) C'ed une jeane fi'lc que I'amour ^veille tc conduic, av.int I'aurore, dans un vallon : elle y attend fun amant , charge, au lever du foleil , d'otTrir •■in facnfice anx dieux'. Son ami;, dans la fitiiation douce ou la met I'er^olr d^fh bonhejr prochain , fe prete, en I'attendint, au plalfir de contemplcr les beaut^s de la Nature, ic du lever de Tallre qui doit ramener pres d'elle I'objet de fa cendrelle. Elle s'exprime ainfi: ,, De'ji le foleil dore la cime de ces chenes antiques, Sc ,, les flots de ces torrents pre'cipkes , qui mugiflcnt er.cre ,, les rochcrs , font brillances par fi kimiere. j'iipperi^ols ,, dcji le fomraet de ces montagnes vi.uci d'oii s'Jlancen: ,, ces voiites, qui, a demi jettees dans les airs, offrenc un „ abri formidable au folicaire qui s'y retire. Nuit, acheve J, de replier tes voiles. Feux tolets, qui egarei le voyageur ,, incertain , retirez-vous dans les fondrieres & les fingcs ,, mirJcageiifes: fc toi, fcleil, dieu dt-s cieux, qui remplis ,, I'air d'une chaleur vivlfi.inte , qui femes ks perles de la ,, rofee fur les fleurs de ces prairies, & qui rends la cou- ,, leur aux beaute's variees de la Nature , regois mon pre- ,, mier hommagej hate ta courfe : ton retour m'annonce ,, celul de mon amant. Libre des loins pieux qui le re- ,, tiennent encore aux pieds des aurels, Tamour va bientoc J, !e ramener aux miens. Que tout fe reflcnte de mi joie ! ,, que tout benlfl'e le lever de I'altre qui nous t^clairel Fleurs, ,, qui renfermet. dans votre fein les odeurs que la froide ,, nuit y conJenfc, ouvrez vos calices, exhalei dans les aiis J, vos vape'.irs embaume'es. Je ne fiis fi la voluptueufe ,, ivrefle qui rempiit mon ame embellit tout ce que mi'S ,, yeux apper§oivent ; mais le ruifll-au qui ferpenre dans ,, les contours de ces vallees, m'cnchante par f>n murmu- ,, re. Le ze'phir me carcfle de fon fouffle. Les pluntes ,, ambr.<,-s , prefle'es fous m/s pas, portent a mon odorat Jes ,, bouffJesde parfiims. Ah I fi le bonheur daigne queique- ,, fois vifjt^r le fejour des mortels, c'eft !ans doute en trs ,, liei.x qu'il fe retire,.., M^is quel trouble fccret m'.igi- „ te? Dili I'imp-icicnce mele fon poifon aux doucears de ,, nwn DISC OURS Hi. 963 Pour devnier exeniple du peu d'etendue de memoire qu'exige la belle imagination, je donne,en note, la traduction d'un mor- ceaii de poefie angioife (a). Cette traduc- tion , & les examples precedents, prou- veront , je crois, a ceux qui d^compofe- ront les ouvrages des hommes illuitres, que ,, mon atrente , de'j.i ce vallun a perdu de Ces beaUt, il 304 D E L' E S P R I T. que le grand efprit iie fuppofe point la grande memoire. J'ajouterai meme que I'extreme ^tendue de Tun eft abfolument exclufif dc I'cxtreme etendue de I'autre. Si ['ignorance fait languir Tefprit faute de nourriture , la vafte (Erudition , par une furabondance d'aliment. Fa fouvent dtouf- fe. II fuilit , pour s'en convaincre , d'exa- ininer ruCage different que doivent faire de ieur temps deux hommcs qui veulent fe rendre fuperieurs aux autres. Tun en es- prit, & Tautre en memoire. Si Tefprit n'ell qu'un alTembJage d'idees neuves, & li toute idde neuve n'elt qu'un rapport nouvellement apper^u entre cer- tains objets ; celui qui veut fe diftinguer par fon efprit doit neceflairement employer la plus grande partie de fon temps k Yob- fervation des rapports divers que les ob- jet ont cntr'enx , & n'en confommer que la moindre partie a placer des faics ou des idees dans fa memoire. Au contraire , ce- lui qui veut furpalfer les autres en eten- due de memoire doit , fans perdre fon temps a mediter & a comparer les objets entr'eux , employer les journees entieres t'. fans celTe emmagaziner de nouveaux ob-. jets dans fa mdmoire. Or, par un ufage 11 different de ieur temps, 11 eft evident que le premier de ces deux hommes doit etre audi „ il confcimmoir, entre les bras d'une autre, le crime de ,, rinfidelire : que toute la Nature; s'arme pour ma ven- ,, geancel qu'il p^rifTe'. ... Que dis-ie? Elements , foyez ,, fourds a mes cris; terre , n'ouvre point tes gouflras prn- ij toads i UiiTe ce moncrre laarchex le temps prefcric fur u .: brii- D I S C O U R S III. 305 fiufll inferieur en menioire au fecond, qu'il lui lera Uipeiieur en fl'prit : verice qu'avoit vrairemblablemcnt appeigu Delcavtes, loiT- qu'il dit que , pour perfeclionner Ion ef- pric , il falioit moins apprendre que mi^di- ter. D'ou je conclus que nou leulement le lies-grand efprit ne luppofe pas la tres-gvan- de memoire, mais que Textreme etendue de Tun ell toujours exclufive de Textrcme (itendue de Tautre. Pour terminer ce chapitre . & proiivcr que ce n'cft point i I'indgale etendue de ia nieraoire qu'on doit aitribuer la force ine- ga'e des elpriis, il ne me relle plus qu'a niontrtr que les honiraes, commundnicnc bien orj^aniles , font tous douds d'une ^ten- due de mdmoire fuiTifante pour s'elevev aux p'us hautes idees. Tout homme , en efKer, ell, \ cet dgard, alTez favorife de la Na- ture, fi le magazin de fa niemoire ell ca- pable de contenir un nombre d'idees ou de faits , tel qu'en les comparant fans cefle entr'eux , il puiiTe toujours y appercevoir quelque rapport nouveau, toujour^ accroi- tre le nombre de fes idees , & , par confe- quent , donner toujours plus d'etendue k. fon efprit. Or, fi trcnte ou quarante ob- jets , comme le d^nontre la geometrie, peuvent fe comparer entr'eux de tant de manieres, que, dans le cours d'une longue vie. „ brillante furface. Qu'il comnwtte encore de nouveaux ,, crimes, qu'il i^^^ couler encore les larmes des ar.'.an:es ,, crop credules: 6c , fi le ciel Jcs vcnge & le piinit , cjiie ce ,, foic du moins a Ji priere d'uiie autre inforLimee, e^c. SO'^ D E L' E S P R I T. vie, perfonne ne puilTe en obferver tons Ics rapports , ni en deduire toutes les id^es pofllbles ; & fi, parmi les hommes quefap- pelle bien organiles , il n'en eft aucun dont la memoire ne puifle contenir non feule- ment tons les mots d'une langue, mais en- core une infmitd de dates , de faits , de noms, de lieiix & de perfonnes , Cs: enfiti un nombre d'objets beaucoup plus confi- devable que celui de fix ou fept niille;i''en conclurai Irardiment que tout honime bien organift; efb dout§ d'une capacity de memoi- re bien I'uperieure a celle dont il pent fai- re ufage pour raccroiflement de les idees ^ que plus d'etendue de memoire ne donne- roit pas plus d'etendue i Ion efpiit ; & qu'ainii, loin de regarder Tinegalite de me- moire des hommes comme la caufede i'ind- galite de leur efprit, cette derniere in^ga* lite ell: uniquemtnt TetFet ou de Tattentioii plus ou moins grande avec laquelle ils ob- fervent les rapports des objets entr'eux , ou du mauvais choix des objets dont ils chargent leur fouvenir. 11 ell, en elYetjdcs objets lleriles , 6c qui , tels que les dates, le noms des lieux , des perfonnes, ou au- trcs pareils , tiennent une grande place dans la memoire, fans pouvoir produire ni idee neuve , ni idee intcreilante pour le public. L'inegalit^ des efprits depend done en partie du choix des objets qu'on place dans la memoire. Si les jeunes gens dont les fucc^s ont ete les plus brillants dans les colleges, n'en ont pas toujours de p-.i- reils dans un Sge plus avance , c'dt que la D I S C O U R S III. 307 ]a compriTr.ifon & Tapplication heureufe des regies du Delpautere, qui tout les bons c- coiiers, ne prouvent nullement que, dans la fuite,ces memcs jeunes gens portent leui* vue fur des objets de la comparaifon deT- quels refukcnt des idees intcreilantes pour le public: & c'ed pourquoi Ton elt rare- nient grand homme, li Ton n'a le couiago d'ignorer une inQnitd de chofes inutiles. C H A P I T R E IV. De Tin^gaic capacity d'attention. On prouve , dans ce chapltrz , que la Nature a doui tous ks hommes^ commiincmint bien organifis ^ du degre (P attention necejfaire four s' clever aux plus hautes idees : on ob' ferve enfuite que r attention eft une fatigue. & une peine a laquelk on fe fouftrait ton- purs , fi ron n'ejl auinie d'^une pajfion pro- pre a changer cette peine en plaifir ; qn^iinji la queftion fe reduit a favoir , fi tous 'ks hommes font , par hur nature , fufceptihles de prJJIous a(fcz fortes pour les douer du d&' gre d attention a u quel eft attachet la fupi- riorite de Pefprit. Ceft pour parvenir a cette cannoiffance , quon examine , dans li chapitre juivant ^ quelles font ks forces qui nous meuvent. J 'a I fait voir que ce n'ell point de la per- fection plus ou moins grande , & des organes des fens, & de Torgane de la nic- moire, que depend la grande inegalite ^^^ cf- 3o8 . D E L' E S P R I T. efprits. On n'en peut done chercher Ta caufe que dans I'inegale capacite d'atten- tion des hommCvS. Comme c'eft I'attention , plus ou moins grande, qui grave plus cu moins profon* dement les objfjts dans la nicmoire^ qui en fait appercevoir mieux ou moins bien les rapports , qui forme la plupart de nos ju- gements vrnis ou faux; & que c'ed enfin k cette attention que nous devons prelque toutes nos idees ; il ell, dira-t-on, evident que c'ell de Tinegale capacitf^ d'atteniion des hommes que depend la force in^gale de leur elpiit. En effct^ fi le plus foible degr^ de mala- die 5 auquel on ne donneroit que le uom d'indifpofuion, fuffit pour rendre la plupart des hommes incapables d'une attention fui- vie, c'eft, fans-doute , ajoutera-t-on , a des maladies, pour ainfi dire, infenfibles, & par confequent i I'inegalite de force que la Nature donne aux divers bom.mes , qu'on doit principalement attribuer I'incapacit^ totale d'attention qu'on remarque dans la plupart d'entr'eux, & kur inegale difpofi- tion \ I'efprit : d'oii Ton conclura que i'ef- prit eft purement un don de la Nature. Quelque vraifemblable que foit ce rai- fonnement , il n'eft cependant point confir- in6 par I'experience. Si Ton en excepte les gens afflig^s de ma- ladies habituelles , & qui contraints, par la douleur , de fixer toute leur attention fur leur dtat, ne peuvent la porter lur des objets propres k perfectionuer leur ciprit, ni« D I S C 0 U R S III. 309 ni , par confequent, etre compris ilans le nombre des hommes que j'appelle bien or- ganifes ; on verra que tous \(:s autres hom- mes, nicme ceux qui, foibles & dclicats, devroient , confequemment au raiConnement precedent , avoir moins d'efprit que les gens bien conilitues, paroillent Ibuveut, k cetegard, les plus favorifes de la Nature. Dans les gens iwins & robultes qui s'ap- pliquent aux arts & aux fciences, il fem- b!e que la force du temperament, en leur donnant un beloin prellant du plaifir, les ddtourne plus fouvent de I'etude & de la meditation , que la foibleffe du tempera- ment, par de legeres & frequentes indis- pofitions , ne peut en detourner les gens diilicats. Tout ce qu'on peut allurer, c'eit qu'entre les hommes h peu pr^s animes d'un egal amour pour I'etude , le fucc^s fur lequel on mefure la force de I'efprit paroit entierement dependre «5j; des dillrac- tions plus ou raoins grandes occafionnees par la dift'erence des gouts, des fortunes, des etats, 6: du choix plus ou moins heu- reux des iujets qu'on traite, de la metho- de plus ou moins parfaite dont on fe fert pour compofer,de i'habitude plus ou moins grande qu'on a de mediter,des livres qu'on lit, des gens de gout qu'on voit , & en- lia ,des objets que le hazard prefente jour- nellement fous nos yeux. II I'emble que, dans le concours des accidents neceilaires pour former un homme d'efprit , la ditle- rente capacite d'attention que pourroit pro- duire la force plus ou moins grande da ttni- Sio D E L' E S P R I T. temperament, ne-foit d'auciine con fidif ra- tion. Aufli i'inegaliie d'elprit occafionnc^e par la diiTerente conllitution des honimes , tft-elle infenfible. Audi n'a-t-on, par aucune obfervation e.xacte, pii jufqu'a pr6- lent determiner Fefpece de temperament le plus propre h former des gensde genie; & ne peut-on encore favoir lesquels des hommes, grands ou petits, gras ou mai- gres,bilieux ou fanguinsyont le plus d'ap- titude k Telprit. Au reile , quoique cette reponfe fom- maire put fuffire pour refuter un lailbnne- ment qui n'eil fonde que fur des vraiiemblan • ces ; cependant , com me cette queilioii ell fort importante , 11 faut , pour la rdfou- dre avcc preciilon , examiner 11 le defaut d'attention eft dans les hommes, ou Fef- ft;t d'une impuilfance phyfique dc s'appli- quer , ou d'un deHrtrop foible de s'inllruire. Tous les hommes que j'appelle bien or- ganifds font capables d'attention , puisque tous apprennent a lire , apprennent leur kngue, & peuvent concevoir les premie- res propofitions d'Euclide. Or , tout honi- nie , capable de concevoir ces premieres propo(icions,a la puiifance phyfique de les entendre toutes : en eifet, en geomdtrie com me en toutes les autrcs fciences , la facilite plus ou moins grande avec laquel- le on faifit line verite depend du nombre plus ou moins grand de proportions ante- cedentes que , pour la concevoir, il faut avoir prefentes k la m^nio'ire. Or, fi tout homme bien organife, comme je I'ai prou- ve D I S C 0 U R S III. 311 v^ dans le chapitre precedent, peut placer dans la memoire un nombre d'idces fort i'lipeneur a celui qii'e.xige la demonllra- tion de quelque propoliiion de geometrie que ce foit; & fi, par le fecours de rorJre ^ par la reprefentation frcquente des ine- mes idees, on peut, comme I'experience le prouve, fe les rendre aliez familieres & alTez habituellement prefentes pour fe les rappeller ians peine; il s'enfuit que cha- cun a la puillance phyfique de fuivre la demonilraiion de toute vt^rite geometri- que; 6: qu'apr^s s'ctre eleve , de propoli- tions en propolicions & d'idees analogues en id(^es analogues jufqu'^ la connoillan- ce , parexemple, de quatre-vingt-dix-ntuf propofitions, tout homme pent concevoir la centieme avec la meme faciliie que la deuxieme, qui ell: aulFi diftante de la pre- miere que la centieme i'ell de la quatre* vingt-dix-neuvieme. Maintenant, 11 faut examiner fi le degrd d'attention necellaire pour concevoir la demonllration d'une verite geometrique ne fuflit pas pour la d^couverte de ces vc- rites qui placent un homme au rang des gens illulh'es. C'eft a ce deiTein que je prie le lecleur d'obferver avec moi la marche qui tient I'efprit humain, foit qu'il dccou- vre une vdrite , foit qu'il en iuive fimple- ment la demonllration. Je ne tire point mon exemple de la geomdtrie, dont la connois- fance ell etrangere k la plupart des hom- mes; je le prends dans la morale, &: je me proppfe ce probleme : purquoi ks conquS- SI2 D E L'E S P R I T. tes ijijvjles ne deshomrent-elks point autant fes nations que les z'ols ckshonorent Its particulicrs ? Four refoudre ce probleme moral , Jes idees qui fe prefenteront les premieres a men elprit,rGnt les idees de juIHce qui me font les plus familieres : je la confidererai done entre paniculiers ; & je fentirai que des vols, qui troublent & renverfenc Tor- dre de la Ibcietd , font, avec jullice, re- gardes comme infames. Mais queique avantageux qu'il fut d'ap- pliquer aux nations Ics idees que j'ai de Ja juftice entre citoyens *, cependant , a la vue de tant de guerres injures, entreprifes de tous les temps par des peuples qui font Tadmiration de la terre , je Ibupconnerai bientot que les idees de la jullice confide- ree par rapport a uii particulier ne font point applicables aux nations: ce foupcon fera le premier pas que fera mon efprit pour parvenir ^ la decouverte qu'il fe pro- pole. Pour e^claircir ce foupgon , j'ecarte- rai d'abord les idees de jullice qui me font les plus familieres: je rappellerai a ma me- moire, & j'en rejetterai fucceffivement une ifiHnitc d'idees, jufqu'au moment ou j'ap- percevrai que, pour refoudre cette ques- tion , il faut d'abord fe former des idees nettes & generales de la jullice, &, pour cet eifet, remonter julqu'a retabliflement des focietes, julqu^a ces temps recules oil Ton en pent mieux appercevoir I'origine , ou d'ailleurs Ton peut plus facilement de- couvrir la railbn pour laquelle les princi- pes de la jullice confideree par rapport aux D I S C 0 U R S III. 313 aux citoyens ne feroient pas applicables aiix nations. Tel lera, fi je Tofe dire, le fecond pas de mon efprit. Je me repreCenterai , en conCequence , les hommes abfolumcnt pri- ves de la connoilTance des loix , des arts , & h peu pies tels qu'ils devoient ecre aux premiers jours du monde. Alors, je les vois dilperfes dans les bois comme les au- tres animaux voraces; je vois que, trop foibles avant Finvention des armes pour relifter aux betes feroces , ces premiers hommes, inftruits par Ic danger, le belbia ou la crainte, ont lenti qu'il dtoit de i'in- teret de chacun d'eux en particulier de fe rallembler en focidte , & de former une li- gue contre les animaux leurs ennemis coni- muns. J'appercois enfuite que ces hom- mes , ainfi raflenibles & devenus bien-tot ennemis par le defir qu'ils eurent de pos- leder les memes chofes , diuent s'armer pour fe les ravir mutuellement ; que le plus vigoureux les enleva d'abord au plus fpirituel, qui inventa des armes & lui dres- fa des embuches pour lui reprendre les me- mes biens; que la force & Tadreile furent par conlequent les premiers titres de pro- priete ; que la terre appartint premidre- ment au plus fort, & enfuite au plus fin; que ce fut d'abord h ces feuls tiires qu'on pofleda tout: mais qu'enfin, eclaires par leur malheur commun , les hommes lenti- rent que leur reunion ne leur feroit point avantageufe , & que les focietes ne pour* roieut fubfiilcrj fi, a leurs premieres con- 2l:ye 2. 0 ven- 5T4 D E L'E S P R I T. vciuions, iis n'en ajoutoient de nouvelles-, par lefquelles chacun en particulier reiion- crLt au droit de la force & de I'adrefre , 6c tous, en gi^neral , fe garantillent recipro- quemeiit la confervation de leur vie & de kurs bieiis , & s'engageairent h s'armer centre rinfracleiir de ces conventions; que ce fat ainli que, de tous les interSts des particuliers, le formalin interct commun, qui dut donner aux diflerentes actions les noms de juftes, de permiles & d'injuiles, leion qu'elles etoient utiles, indifftrentcs ou nuiliblts anx focietes. IJne fois parvenu a cc-tte veritc^ , je de- couvre facilement la iburce des vertus hu- luaines : je vois que, fans la fenfibilice a ]a douleur & au plaifir phyfique, les hoiii- mes, fansdeHrs, fans palllons, egalement indiffdrents a tout , n'eulfent point connu d'interet perfonnel; que, fans interet per- fonnel , ils ne fe fuffent point rallembles en fociete, nVulfent point fait entr'eux de conventions, qu'il n""}^ eut point eu d'inte- ret general , par confequent point d'aclions julles ou injuftes; 6: qu'ainli la fenfibilitc phyfique & I'interet pcrfonnel ont ^te les auieurs de toute juftice Qa). Cette veriie , appuyee fur cet axiome de Jurifprudence, Hntiret cjl la :ntfiirc des ac- tions (Its hoiumts , & confirmee d'ailleurs par mille faics , me prouve que , vertueux ou vicieux , felon que nos pafiions ou nos gouts (j) On ne pcut nier cecte propofuion, fans aJmcttre le? iie'.'s inne'es. D 1 S C 0 U R S III. 315 gouts particuliers font conformes ou con- iraires a rinteret general , nous ttn-ions fi necellaircniLint a notre bien pauiculitrr, que le legiiLueiir divin lui-uicmc; a ciu, p)ui- engager Ics honimes a la pratique de la vertu, devoir leur promettre un bonheur eternei en cchange des plaiiirs tcniporels qu'ils (bnt quelquefois obliges d'y facriiier. Ce principe etabli , mon efprit en tire les conlequences^ cc j'appercois que toute convention ou Tinteret particuHer le troii- ve en oppotition avec i'inteiet general, eCit toujours ete violee, fi les legiilateurs nV-ulVent toujours propole, de grandes re- comptnfes a la vertu; & qu'au penchant naturel qui porte tons les hommes a I'u- i'urpaLion, ils n'cudunt fans celle oppofe la digue du deshonneur 6i du fupplice: je vois done que la peine & la recompenfe font les deux feuls liens par lefquels lis one pu tenir Tinteret particulier uni h. Tinterec general: & j'en conclus que les loix faites pour le bonheur.de tous ne feroient obier- vees par aucun , fi les magiilrats n'etoient amies de la paillance necelfaire pour en aifurer re.\6cution. S:.ns cette puilTance, les loix , vioiees par le plus grand noniDre, fw-roient, avec jultice, enfreintes par cba- que particulier ; parce que les loix n'ajant que I'utilite publique pour fondcment , ii- tut que, par une infraction generale, ces loix deviennent inutiles, des lors elles font nuiles & celfent d'etre des loix ; chacun rentre en les premiers droits ; chacun ne preud confeil que de foil interet partica- : O 3 lier. 3i6 D E L'E S P R I T. lier, qui liii defend avec raifon d'obferver dcs loix qui deviendroient prejudiciables k celui qui en leroit roblervatenr unique. Et c'eil pourquoi , ii , pour la fiirete des gran- des routes, on eiit defendu d'y marcher avec des amies; & que, faute de nuire- cbauflee, les grands chemins fulient infes-i tc\s de voleurs; que ceite loi , par confe- quent , n'eut point rempli fon objet ; je dis qu'un bomme pourroit non feulement y voyager avec des amies & violer ceite convention ou cette loi fans injuflice , mais qu'ilne pourroit nieme Tobierver ians folie. Apres que mon efprit eft ainii, de de- gres en degres , parvenu k fe former des idees nettes iS: geiK^ralts delajuftice; apres avoir reconnu qu'tlle confille dans Tobfer- vation exacte dts conventions que Finte- r£'t commun, c'tll-^-dire, I'afiemblagede tous Ics inierets particuliers, leur a fait faire, il ne relle ^ mon efprit qu'.'i faire aux nations I'application de ces idees de la juftice. Eclnire par les" piincipes ci-delTus etablis, j'appergois d'abord que toutes les nations n'ont point fait entr'cUes de con- vention par lesquelles elles fe garaniill'cnt reciproquement lapoireHion des pays qu'el- les occupcnt Cn: des biens qu'elles pofle- dent. Si j'en veux decouvrir la caufe, ma niemoire,en me retia9ant la carte gen(§ra- Ic du nionde, ni'apprend que les peuples n'ont point fait entr'eux de ces fortes de conventions, parce qe'ils n'ont point eu , a les faire , un interet auffi prefiant que k's panicuiiers j parce que les nations peu- vent D I S C O U R S III. 317 vent fubfi Iter fans conventions entr'tlles, & que les Ibcictes ne peuvent fe maintenir fans loix. D'ou je conclus que les idees de la jullice, confider^e de nation k nation ou de particulier a particulier , doivent etre (txtremement difft^rentes. Si Tegliie & les rois permettent la traite des negres -^ fi le Chretien , qui maudit aa nom de Dieu celui qui pnrte le trouble & la dillenfion dans les families, benit le ne- gociant qui court la Cote-d'orou le Se« negal , pour echanger contre des negres les marchandii'es dont les Africains font avides^ fi, par ce commerce, les Europeans entretiennent fans remords des guerres e- ternelles entre ces peuples; c'elt que, finf les traites particuliers 6i des ufages gene- ralement reconnus auxquels on donne le nom de droit des gens, I'eglife & les rois penfent que les peuples font , les uns ^ regard des autres, precilement dans le cas des premiers hommes avant qu'ils eulTent forme des (ocietes, qu'ils connullfut d'au- ties droits que la force & Tadrclfe , qu'il y eut entr'eux aucune convention , aucu- ne loi, aucune propri^te , & qu'il put, par confequent, y avoir aucun vol_ & au- cune injullice. A Tegard meme des' traites particuliers que les nations contraclent eu- tr'elles, ces traites n'ayant jamais etc ga« rantis parun alfez grand nombredenaiions, je vols quMls n'ont prefque jamais pu fe maintenir par la force ; & qu'ils ont par confequent, comme des loix fans force, dii fouvent relkr fans execution. O 3 Lorf. 3iB D E L'E S P R I T. Lorfqu'en appliquant aiix nations les idces genera'es de la jullice , mon elprit aura reduit la queltion a ce point, pour d^cou- viir enfiiite pourquoi le peuple, qui en- freint les tiaites avec un autre peu- ple , efl: uioias coupable .que le particulier qui viole les conventions faites avec la fo- ciete ; &: pourquoi, confornitment h Vo- pinion publique , les conquetes injulies desiionorent mo'ns une nation que les vols n'aviliirent un paiticulier; il fujEt de rap- peller i\ ma nicmoire lalillede touslestrai- tds vioies de tous les temps & par tous les peuples: alors je vois qu'il y a toujours une grande probabilite que, Ir-ns ^gard k fes trait^s, toute nation proiiteradestemps de trouble 6: de calamity pour attaquer fes voifins h fon avantage, les conquerir, ou du moins les mettve hors d'etat de lui nui- Te. Or chaque nation, inllruite par I'hiiloi- le , peut confiderer cette probabilite com- me afl'ez grande, pour le perfuader que l'infrai5tion d'un traite , qu'il ell avail* tageux de violer, eft une claufe tacite de tous les traitesqui ne font proprementque des trcves; & qu'cn faififfant, par confe- quc-nt , I'occafion favorable d'abailTer fes voifins, elk ne fait que lesprevenir^ puifque tous les peuples, forces de s'expofer au re- proche d'injuftice ou au joug de la fervitu- de , font reduiis a ralteruative d'etre efcla- ves ou jbuverains. D';»illeurs, fi , dins toute nation, I'etat de confervation ell un etat dr.ns lequel il ell prefque impoffible de fe niaintenir^ & fi le D I S C 0 U R S III. 319 le terme de raggraclilVement d'un empire doit, ainii que le prouve rhilioire dc-s Ro- mains , etrc regarde comine un prelage prefque certain dc ia d(^cadcnce; il elb evi- dent que chaque nation peut meme le croi- re d'autant plus autorilce a ces conquetes qu'on appelle injnlles, que, ne trouvant point dans la garantie , par exeniple , de deux nations centre une troilienie , autanc de furete qu'un particulier en trouve dans la garantie de fa nation contre un autre par- ticulier, le traite endoicetre d'autant moins facre que rexecution en eil pliisinctrtaine. Cell: lorCque mon ejprit a perce jufqu'ii cette derniere idee , que je decouvre la lb- lution du probleme de morale que je m'e- tois propole. Alors je fens que Tinfraciion des traites, & cette efpece de brigandage entre les nations, doit, comme le prouve le paile, garant-en ceci de Tavenir, fubiis- tcr julqu'a ce que tons les peuples, ou du nioins le plus grand nombre d'entr'eux, aient fait des conventions generales 5 juf- qu'^ ce que les nations, con forme men t nu projet de Henri IV. ou de I'Abbe de Saint- Pierre , fe foieut reciproquement garanti leurs poffefiions, fe foient engpgees a s'ar- mer contre le peuple qui voudroit en ailu- jettir un autre, & qu'enfin le hazard ait mis une telle difproportion entre la puis- iance de chaque etat en particulier &. ctiie de tons Its autres reunis, que ces conven- tions puilfent fe maintenir par la force, que les peuples puii]ent eiablir entr'eux la meme police qu'un fage legiflateur met en- O 4" tre 320 D E L' E S P R I T. tre les citoyens , lorfque , par la r^com* ptnfe attach^e aux bonnes actions, & les peines icfligees aux mauvaifes, il n^ceffite les cicoyens a la vertu en donnant k kur probite I'interet perfonnel pour appui. 11 ell clone certain que, conformeraent i\ I'opinion publique , les conquetes injulles , nioins contraires aux loix de I'eqmte , & par confequent moins criminelles que les vols entre particuliers , ne doivent point autant deshonorer une nation que les vols deshonorent un citoyen. Ce probleme moral refolu, fi Ton obfer- ve la niarche que nion efprit a turn pour Ic r^foudre , on vcrra que je me fuis d'abord rappelk les iJees qui m'etoient les plus fa- miik-res^que ie les ai compar^esentr'elles ^ obferv^ leurs convenances 6c leurs difcon- venances relativement a Tobjet de nion exa- meni que j'ai enfuite rejett(i ces id^es, que je m'en fuis rappell^ d'autres; & que j'ai r^pdt^ ce merae precede juRju'^ ce qu'en- fin ma m^moire m'ait prefente les objets de la comparaifon defquels devoit idiuker la verit^ que je cherchois. Or, comme la marche de I'efprit ell: tou- jours la m^me, ce que je dis fur la manie- re de decouvrir une v^rite doit s'appliquer generalemerit i toutes les verites. Je re- marquerai feulement , h ce fujet , que, pour fsire une d^-couverte, il faut neceifairement avoir dans la mcmoire les objets dont les rapports contiennent cette verite. Si Ton fe rappelle ce que j'ai dit prt^'cd- demmcnt a Tcxemple que je viens de don- ncr, D I S C 0 U R S III. 321 ner, & qu'en confequence on veuille fa- voir fi tousles hommes bien organifes font rdellement doues d'urie attention rurdfante pour s'elever aux plus bautes idees, il fuit comparer les operations de refprit , iorfqu'il fait la d^couverte,ou qu'il fuit funplement la demoiillration d'une verity ^ &. cxanjiner laquelle de ces operations fuppofe le plus d'attention. Pour fuivre la demonftration d'line pro- pofition de geometrie, il ell inutile de rap- peller beaucoup d'objets k fon cfprit; c'eil au maicre a pjefenter aux yeux de Ion e- leve les objets propres h donner la folution du problcme qii'il kii propofe. ISIais, loit qu'un homme decouvre une verite , Ibit qu'll en fuive la demonltration , il doit, dans I'un & Fautre cas ,ob(ervcregalcraent les rapports qu'ont entr'eux les objets que fa memoire on fon inaitre lui preientent: Or, comma on ne peut,fans un hazard fin- gulier, fe reprefcnter uniquement les id^es necelfaires a la decouverte d\ine verite, On: n'en confiderer precifement que Izs facts fous lesquelles on doit les comparer en- tr'elles; il ell: (;vident que pour faire une decouverte, il faut rappeller a fon efprit line multitude d'iddes etrangeres h Fobjet de la recherche, 6c en faire une infinite de comparaiibns inutiles; comparaifons dont la multiplicite pent rebuter. On doit done confommer infiniment plus de temps pour decouvrir une verite que pour en fuivre la demonllration : mais la decouverre de cette verite n'exige en aucun inftantplus d'eftbrt ; O 5 d'at- 3ia D E L' E S P R I T. d'attcntion que n'en fuppofe la fuite d'line denionlliTition. Si, pour s'en adurer. Ton obferve Te- tudiani en gcometrie, on verra qu'il doit porter d'r^uiant plus d'attention h confide- rer les figures gcoiTiLtriques que le maitre met fous Ics yeux ,que ces objets ]ui ^tant luoins familiers que cenx que lui prel'en- teroit fa mdinoire , fon tfnrit eft a la fois occupe du double foin , 6: de confide rc-r CCS ligures , & de decouvrir les rapports qu'elles ont entr'elles : d'ot^i il fuit queFat- tcntion ud'ceiTaire pour fuivre la demonflra- tion d'une propofition de geomctrie, fullit ]^our decouvrir une verite. 11 eft vrai qire, cans ce dernier cas , Tattention doit etre plus continue : mais cette continuiti^ d-'at- itntion n'eft proprement que la repetition des niemes actes d'attention. D'ailkurs, fi tousles hommes, coir.rae je I'ai dit plus liaut, font capables d'apprendie h lire & d'apprendre leur lungue , ils font tons ca- pables non feulemeut de Tattention vive, r.iais encore de ratteniion continuCjqu'exi- ge la decouverte d'une V(5iit6, Quelle coniinuite d'attention ne faut-il pas, ou pour connoitre feslettres, les as- lembler, en former des fyllabes, en com- pofer des mots; ou pour unir dans fa md- moire des objets d'une nature diiTeiente, & qui n'ont entr'eux que des rapports ar- bitraires , conime les mots, chene^gran' dear ^ anwur qui n'ont aucun rapport reel livec I'idce, I'image ou le fentinient qu'ils e.xpriment ? II ell done certain que , fi , par D I S C O U R S III. 323 par la continuite d'attention , c'efl-a-dire , par la repetition fiequente des mcmes ac- tts d'attention , tons les hommes parvien- iient a graver fucccffivetnent dans kur mi^- moire tons les mots d'une langue, ils font tons doues de la force 6c de la continuity d'attention neccllaire pour s'elever a ces grandes iuees , dont la decouverte les pla- ce au rang des hommes illullres. Mais, dira-t-on, ii lous les hommes font doues" de I'attention" necell'aire pour exceller dans un genre, lorsque rmh^ilDitLi- de ne les en a point rendu incapables, il ell: encore certain que cette attention coii- te plus aux uns qu'aux auires: or, a quel- le autre caufe, lir ce n'elt t la perfeciiiori plus ou moins grande deTcrganiration , at- tribuer cette attention plusou muins facile? Avant de repondre direclement a cetre obiec1:ion, j'oblerverai que Tattention n'eil pas etrangere h la nature de riiomme ; qu'en general, lorsque nous croyons I'at- tention diilicile a lupportcr , c'elt que nous prenons la fatigue de I'ennui iS: de I'impa- tience pour la fatigue de I'application. En effet , s'il n'ell point d'homme fans delirs, il n'tll point d'homme fans attention. Lors- que rhabitude en eft prife , I'attention de- viant meme un belbin. Ce qui rend Tat- tentinn fatigante , c'efb le mn fecond di'cours.que les idecs ne font, en fbi , nl han- tts, ni grandes, ni petices; que fouvent la dscouvcrte d'u • re idee, qu'on appeile petite, ne fuppclo pas moins d'tf- prit que la dccouverte d'uce grande i ^u'li ea fauc quelqi.'e- tuis D I S C 0 U R S III. 329 des chatiments fuffit pour forcer les jeu- lies gens a Tetude : niais , dans un age plus avance ou Ton n'eprouve pas ies m£- mcs traitements, ii faut alors , pour s'ex- pofer ii la fatigue de I'application , etre echauffe d'une paflion telle, par exemple , que I'amour de la gloire. La force de notre attention eft alors proportionnee a la force de notre paffion. Conliderons les enfants : s'ils font dans leur langue natu- relle des progr^s moins inegaux que dans une langue eirangere, c'eft qu'ils y font excites par des befoins a peu pres pareils ; c'eft-a-dire, & par la gourmandife, »is: par Tamour du jeu , & par le dcfir de faire connoitre les objeti; de leur amour & de Icur averfion : or , des befoins h peu pres pareils, doivent produire des effets a pea prts ^gaux. Au contraire, conime les pro- gr^s dans une Isngue etrangere dependent & de la m^thode dont fe iervent les mai- tres, & de la crainte qu'ils infpirent a leurs ecoliers , & de Tinteret que les parents prennent aux etudes [de leurs enfants ; on fent que des progres, dependants de caufes fi varices qui agiOent & fe combinent ii di- verfement, doivent, par cette rail'on, etre extremement inegaux. D'ou je conclus que la grande inegalite d'cfprit qu'on remarque entre les hommes depend , peut-etre , du de- fois autsnt pour faifir fincmerit le ridicule d'un hoir.tne, ijue pour appercevoir le vice a'un gcuvercement ; & cue, {i roil dome par pr^te'rence ie nom de ^rsrdes aux dtct u- vertes du dernier genre, c'eft qu'on nc d.f.£ne jarr ais , pjr les epithetes de h.itttes, de gr^niics & de f elites , Cjue des ide'es plus ou moiiis ge'iieralemenc inte'rcflkiues. 330 D E L'E SPRIT. defir inegal qu'ils ont de s'inflruire. Mais, dira-t-on, ce defir ell: Tellet d'une paffion: or, fi nous ne devons qu'a la Nature la force plus ou moinsgrande de nos paffions, il s'enluit que Tefprit doit , en conlequencc, §tre confid^re comine un don de la Nature. Ceil rice point, veritablement delicat & ddcifif, que fe reduit toute cette qneilion. Pour la refoudre , il faut connoitre 6c les paffions & leurs effets , & entrer, a ce fu- jet, dans un exaraen profond & detains. C H A P I T R E V. Des forces qui agiffent fur notre ame. Ces forces fe riduifent h deux: fune , qui fioiis efl communiqiice par ks paffions fortes ; 6? V autre , par la haim de l^ ennui. Ce font ks effets de cette derniere force quon ex ami' ue dans ce chapitrc. L'exprrience feule peut nous de- couvrir quelles font ces forces. Elle nous apprend que la pareffe ell naturelle a I'homme^que Taitention le fatigue &le pei- ne (^) ; qu'il gravite fans cede vers le re- pos , comme les corps vers un centre ^ qu'at- tir«^ fans ceife vers ce centre , il s'y tiendroit fixe- {a) Les Hottentots ne veulent ni ralfi)nner , ni penfcr: Ttnfrr, difent-lls, eji le f.e'an dc la tic. Qiie de Hottentots parmi nnus '. Ces peup!es font entieremeiit livre's a la pareffe: pour fe f) C'eft, pent -etre, en comparant la marche lente de I'erprit hutnain avec lV:at de perfeclion ou fe trouvent maincentrfit les arts & les fciences , qu'oii pourroit juger de I'anciennete du ir.orde. I. 'on feroit, fur ce plan, iin nou- vead fyftcme de chronologie, du moins aufTi ingenieux que ceux qu'on a jufqu'a preTen: donne's : mais rexeciuion de ce plan demandero'it beaucoup de fineffe & de fagacice d'ef- pj'it de la part de ccIdi qui I'entreprondroit. (f) I.'ennui , il eft vrai, n'eft pas ord'inairement fort In- vcr-tif ,• fbn reflbrt n'eft certainement pas aflVz puiflant pour r.ous faire exccuter de grandes enrreprifes, & fur-tout pour nous faire acqacrir de grands talents. L'ennui ne produit point de Lycurguej de Pelopidas, d'Homere, ri'Ar;hJme- de. D I S C 0 U R S III. 333 an beau , parce qii'il fait fur nous une im- pieffion plus neuve,&par confequent plus vive. Voilfi, dans les nations policdesj la caufe de la decadence du gout. Pour connoitre encore mieux tout ce que peut fur nous la haine de I'ennui, & quel- le eft quelquefois I'acTiivite de ce princi- pe (c), qu'on jette fur les hommes un o^il obfervateur ^ & Ton fentira que c'eft la crainte de I'ennui, qui fait agir & penfer la piupart d'entr'eux : que c'eil pour s'arra- cher a I'ennui qu'au rifque de recevoir des impreflions trop fortes & par conft^quent defagreables , les homines recherchent avec ieplus grand empreflement tout ce qui peut ies remuer fortenient ;, que c'ell ce defir qui fait courir le peuple a la greve & les gens du monde au theatre ; que c'eft ce mcme motif qui, dans une devotion trifle & jufques dans les exercices aulteres de la penitence , fait fouvcnt chercher aux vieil- ]es femmes un remede a I'ennui: car Dieu, qui 5 par toutes fortes de moyens, cher- che de, de Milton -, & Ton peut affurer que ce n'eft pas faute d'ennuye's qu'on manque de grands hommes. Cependanr ce Tcflbr: opere fouvenc de grands effecs. Il fuffic quelquefois pour armer Jes princes, les entrainer dans les combats; &c, quand le fucces favorife leurs premieres entreprifes , il en peut faire des conque'rancs. La guerre peut devenir une oc- cupation que I'habitude rende neceflaire. Charles XII. le feul de^ heros qui ait toujours etc infenfible aux plaifirs de ramour & de la table, etoit peut-etre, en partie, determi- ne par ce motlt. Mais, fi I'ennui peut faire un heros de cette efpece, il ne fera jamais de CVfar, ni de Cromwel : il faliolt une grande paifion pour leur faire faire les efforts d'efprit & de talent nifcelTaires pour franchir Tefpace qui ics le'paroit du truae. 334 D E L' E S P R I T. cbe a ramener le pecheur k lui, fe fert or- dinairemenc , avec elleSjde celui derennui. Mais c'ell fur-tout dans les licclts ou les grandes palVions {ont niifcs a la cliaine,roit par les nia*ur?, I'oit par la forme du gou- vernement, que Tennui joue le plus grand role : il devient alors le mobile univerfel. Dans les cours, autour du trone, c'eft la crainte de I'ennui jointe au plus foible degre d'ambition qui fait , des courti[ans oi'iifs , de petits ambicieux , qui Icur fait conccvoir de petics dtfirs, Icur fait falre de petites intrigues, de petites cabales, de petits crimes, pour obtenir de petites pla- ces proportionnees a la petitefle de leurs palllons^ qui fait des Sejan, & jamais des Odave ; mais qui , d'aillcurs , fuffit pour 6'elever julqu'a ces poltes ou Ton jouit, a- {/)) La cre'dulite dans les hommes eft , en p'rtie, I'efFec de leur parcfle. On a I'habitL'de de cro'ire une chule abfur- de: on en foupgonne la fauflcte; mjis, pour s'en aflurer pleinemenc , il faudroit s'expofer a la fucigue de i'examen ; on veur fe I'e'pargner, & !'on uime mkux croire qu3 I'e.xa- niiner. Or, dans cette litiiarioii de Tame, des preuves con- vsincantes de la faufi'ece' d'line opinion nuis paroiflent tou- jours infuSrantcs. II n'eft point aiors de raifonncinents ou de contes ridicules aaxquds on n'ajmte foi. Je ne cicerai qu'un exeniple tire de la relation du Tonjain p.ir .Vlarini, Remain. ,, On vouloit, dit cet auteur, djnner une reii- ;, gion aux Tonquinois; on choilic cei.e du philofophe Ri- ,, ma, niuiimL- Thic-ca, au Tonquin. V'oici Torigine ridi- ,, cule qu'on lui d.mne & qii'i'.s croient. ,, Un jour la mere du dlea Thic-ca vit en fonge un eJe'- 5, phar.t blanc qui s'engenJroit myfle'rieufement dans, fa 5, bouche, & lui lorcojt par le c6:e gauche. Le fonge fair, „ il fe rcalife , eile accouche de Tnic.ca. Auili-tot qu'U ,, voic le jour, il tait mourir fa mjre; fait lept p5s, mar-? ;, quant le Ciel avec un doigt & la ttrre avec I'autre. II Ce „ giorifie d'etre I'linique fame tant dans le ciel q^e fur la „ tcrie. A djx-fepc ans , il fe mane a trois fenimes ; a ,, dix- D I S C 0 U RS III. 335 ^-h-vdiite , du privik-ge d'etre infoleut, niais ou Ton chcrche en vain un abri con- tre rennui, Telles lont , fi je I'ofe dire , & les for- ces actives & les forces d'inertie qui agis- fent fur notre arae. Cell pour ob6ir a ces deux forces contraires qu'en general iious foulraitous d'etre reraues, ians nous don- ner la peine de nous remuer: c'ell par cet* te raifon que nous voudrions tout favoir fans nous donner la peine d'apprendre : c'elt pourquoi , plus dociles a I'opinion qu'a ia raifon , qui , dans tons les cas , nous impoferoit la fatigue de Te-Namen ,les hom- ines acceptent indifferemment, en entrant dans le monde, toutes les iuees vraies ou fauHes qu'on leur prefente (^/) ^ & pour- t[uoi enlin porte, par le flux cJc reflux des pre- 4, dix-ncuf, il abandonne fes femmes & fon fi's, fe retire ,, fur une moncagns ou deux demons, nommes A la-ia 6c J, Cj-h-la, lui fervent de niaiires. II fe pre'fente enfuite „ au pcuple , en eft regu , non comme dcdceur, mals en J, quality de pagode ou d'idole. 11 a quitre-vingt milie dif- ,, ciples, entre lefquels il en cho'ifu cinc] cent, nombre qu'il ,, redulo enfuite a cent , puis a dix qui font appeles les „ dix grands. Voila ce qu'on raconce aux Tonquinois & ce ,, qu'i'is croient, quoiqu'avertis, par une tradition fourde, 5, que ces dix grands e'toien: fes amis, fes confidents, 6c ,, les feuls qu'il ne trornpat puiiit ; qn'apres avoir precbe ,, fa dodirine pendant quarante-neuf ans , fe fentent pres J, de fa fin, il alTembla tous fes difcipies, & leur dic: Je „ Volts ai tromfes jnfc^ii'a ce jctr , je »e v.jhs at dcbile <^iie „ dcs fables: la fen'e veriti que je pttijfe xoiis enfct^ncr , ,, c'rfi (jite tout tfi /or// dn neant , ir que tout y doit rert' ,. trcr, Je vans confcitlc cepcndtiut de me garder le fccret, „ de zoas fonmettre extfricurement a ma reUgiort: c'cft I'ts- ,, uique moyen de terjir les fa-.p'es dans votrc df'pendance". Cette confclfion de foi de Thic-ca, au lit de la more, eft aflez ge'reralement fue au Tonquin , & cependant le cuice de cct impolteur fublifte , parce qu'on croit volontiers ce qu'oQ 336 D E L' E S P R I T. prt^juges , tantot vers la fagefle & tantot vers la folic , raiTonnable ou fou par ha« zard, Tefclave de I'opinion ell egalement inlcnle aux yeux du lage , foit qvril fou- tienne une verite , foit qa'il avance une erreur. Cell un aveugle qui nomme pai* hazard la couleur qu'on lui prefente. On voit done que ce font les paOions & la haine de I'ennui qui communiquent i I'ame fon mouvement, qui Tarrachent a la tendance qu'elle a naturellement vers le repos , & qui lui font furmonter cette force d'inertie a laquelle elle ell toujours prete a ceder. Quelque certaine que paroifTe cette pro- pofition , comme en morale , ainli qu'en phylique, c'ell toujours fur des faits qu'il faut qu'on eft dans I'habicude de croire, Quclques rubt'ilit(^s fcho- laftiques, auxquclles li parefle donne toujours force de preu- Ve, out fjffi aux dlfciplqs de Thicca pour jetter des nua- ges fur cette confeffion, & entretenir les Tonquinois dans leur croyance. Ces memes difciples or.c c'cri: cinq mille volumes fur la vie & la dodlrine de ce Thic-ca. lis y lou- ticnnent qu'il a fait des miracles i qu'incontinent apres fa naiffance, il prit qua*re-vingc mille fois des formes difFif- rentes, & que fa derniere tranfmigration fut en ^ie'phant blanc : & c'cft a cette origine qu'on doit rapporcer le ref- peift qu'on a, dans I'liide, pour ret animal. De tous les litres, celui de roi de I'e'Iephant blanc eft le plus eftime des rois; celui de Siam porce le noni de roi de I'e'Iephant blanc. 'Les difciples de Thic-ca ajoutcnt qu'il y a fix mondesj 'tju'cn ne meurt dans celui-ci que pour renajrre dans un au- tre; que le jujle pafle ainfi d'un monde a I'autre, & qu'a- prcs cette caravanne, la roue retourne a fon point, & qu'il recommence a renaitre en ce monde ci , d'ou il fort pour la feptieme fois tres-pur, tres-parfait : & qu'aiors , parvenu au dernier pe'riode de rimmutabiiitc , il fe trouve en pos- feffion de la quaiite de pagode ou d'idolc. lis admettent un paradis & un enter, done on fe tire, comme dans la plu- part des faufles religions, en refpeclant les b0n2.es, en ieur tai- D I S C O U R S III. 337 faut etablir fes opinions , je vais , dans les cha- pitres Cuivants, prouver, par des exemples, que ce font uniquement les paffions I'ortes qui font executcr ces actions couragcufesfic concevoir ces idees grandes qui (but I'eton- nement & radmiration de tous ies fiecles. C H A P I T R E VI. De la puiflance des pafllons. On prouve que cs font les pajfiona qui wm portent aux anions hirotquc-s , S nous lit- vent aux plus grandes idees. L ES pafllons font, dans le moral, ce que, dans le phyfique, ell ie mouve- ment j fiifant des charices &' en baciflant des monafteres. lis ra- concenc , au (ujec du demon, qu'il euc un jour difpute avec i'idole du Tonquin, pour favolr lecjuel dts deux feroic le iiiaitre de la terre. Le demon cor.vinc, avec I'i.-iole , quer tout ce qj'elle mectroic (bus fi robe lui appartiendrair. L'i- dole fie faire une robe fi grjnde, qu'elle en couvric toute ia terre j en force que le dtfmon fut oblige de fe retirer far la mer, d'ou il revient quelquefois ; miis il fuit , des qu'il voic I'enfeigne de I'idole. On ne faic fi ces p'-uples ont eu autrefois quelques notions C'nt'ufes de notre religion: mais un des prem.ers articles de la re'igion de Thic-ca, c'eft qu'il ell une idole qui fauve l.s h mmes, & qui fati.-faic plcinimenc pour ieurs peches; & que , pour mieux compatir aux miferes de I'homme , I'idole en avoit pris la nacure. Au rapporc de Kolbe, parmi les Hottentots, il en eft qui cut li meme dofcrine, ^ croient que leur dieu s'eft rendu vifible a leur nit'on, en prcnant la figure du p'us beau d\n-. tr'eux. Mais la pluparc des Hottentncs traitent ce dogmede vifion ; ?c pre'c.nJen: que c'eft faire jiiqer a leur dieu ua role indigne de fa majefte , que de le metimorphofcr eu homme. Au-relie, ils ne lui rendenc aucun culte : ils di- ftnt que Dieu eft bon,cw (iu'ilnefe fQuckpasde acsin.'res. Tome L P 338 D E L' E S P R I T. ment; il cree, aneantit, conferve , nnime tout , & fans lui tout eft mort : ce font el- les aiifl] qui vivifient le monde moral. Cell I'avarice qui guide les vailTeaux k travers Jts deferts de Tocean; Forgueil, qui coni- ble les vallons , applanit les niontagnes , s'ouvre des routes a travers les rochers, eleve les pyramides de Memphis , creufe le lac ?\Joeris & fend le coloile de Rhodes. L'amour tailla , dit-on , le crayon du pre- niier defllnateur. Dans un pays oii la reve- lation n'avoit point penetre . ce fut enco- re ramour , qui , pour flatter la douleur d'une veuve ^ploreepar la mort de fon jeu- ne epoux, lui decouvrit le fyfteme de Tini- mortalite de Tame. C'eft renthoufiafme de la reconnoiifsnce qui met r.u rang des dicux les bienfaiicurs de I'humanitc , qui inveiua les faufles religions, & les fuperftitions, qui toutes n'ont pas pris leur fource dans des paflions auITi pobles que l'amour & la reconnoiiTancc. C'eft done aux paflions fortes qu'on doit Tinvention & les merveilles des arts: elies doivent done etre regardees comme le ger- rae producliif de Tefprit , & le reffort puif- I'aut (.») Sous la mrr rrtf^f, par excmp'e, C Ton comprcrd depuis i'ecarlate jufqu'au couleur de chair, fuppofons deux h. mines, don: I'lin ii'aic jamais vu que de i'e'carlace , 8c rautie que da cculeur de chair : le premier dira avec raifon que le rotr^e eft une couleur vive; lorfque I'auae, au con- craire, foutiendra que c'eft une couleur tendre. Par la me- me rjifon , deux hommcs peuvenc , fans s'entendre, pro- r.oncer le mot de vouUh, puifque nr.us D'avocs que ce mot pt.ur exprimer depuis le p'.us foible degre de volonre juT- «iu"a ceite voloncc efficace qui triumphe de lau* Jes obfta- cies. D I S C 0 U R S III. 33.; fant qui porte les homines aux grandes ac- tions. Mais, avant que de pallcr ourre, je doix fixer I'idee que j'attaciie a ce mot de jiajjion forte. Si la plupart des honinies par- lent fans s'entendre, c'eft a Tobfcurite des mots qu'il faut s'en prendre; c'eiL k cette caufe (^) qu'on peuc attribuer la prolonga- tion du miracle oper^ a la tour 'C Babel. J'entends, par ce mot de pafjhn forte , tine paflion dont Tobjet foit li neceflaire £ notre bonheur, que la vie nous foit inlup- portable fans la polleflion de cct ohjet. Telle ell I'idee qu'O.nar fe fonnoit des padjons , lorfqu'il die : qui que tu fois , qui ^ (tmoureux de la liberie ^ vtux etre riche fans hien , puijfant fans fujcts , fujet fans maitre , oft miprtfer la mart. Les rois trembler out de- vant toi , toi feul ne craindras pirfonnt. Ce font , en efiet , les paitions feules qui, portees h ce degre de force, peuvent executer les plus grandes actions, & bra- ver les dangers, la douleur, la mort & le ciel meme. Dicearque , general de Philippe, ^leve, en pretence de fon armie , deux autels, Tun a rirapiete, Tautre ^ llnjufhice, y fa- crifie & marche contre le Cyclades. Quel. dej. II en eft du mot de pafjlon , comme de celui d'cj'prit: il change de fignificacion felon ceux qui le prononcenr. Un hoinme regarde comme mcfdiocre d-in: une foC-iece compoft'e de gens de peu d'efpric, eft f^rement un fot: il n'en eft pas ainl: de celui qui paflfe p'lur un homme me- diocre parmi les gens du premier ordre; le choix de fa fcjciecc prouvc fa fupe'riorite fur les hommes O'diaa res. C'eft un ihecor'ici^a mediocre , qui feroii le premier d.ins tauce aucre claHe. P 2 S40 D E L' E S r R I T. Qudques jours avant FafTaffinat de Ce- far, Tamour conjugal, uni a la pallion d'un noble orgueil, engage Porcie h. s'ouvrir la caiHe , a montrcr ia blellure k fon mari , lui difant : Bniiiis ^ tu midites & tii me. caches im grand defflin. je ne {ai jiijqua p'6[tni fait aucune queflion hidifcrcti, ; je favois ctptndant que notn fcxe , fuibla par lui-mime , jt forti- fio'it par h commerce dcs hommes fagcs & ver- iueux^ que feiois fille de Calon & fe?um& de Ignitus : mais mon amour tmide iiia fait defer de ma foihkjfe. Tii vois fcfai de mon coura- ge : juge fi je fuis digue de ton fecret , mainte\ naut que fai fait lipreuve de la douleur. Ceil la pallion de I'honneur & le fana- tifnie philolbphique qui pouvoient feuls , pu miiieu des lupplices, engager la pytha- goricienn.e Timicha a le couper la langiie avec les dents, pour ne point s'espol'er a reveler les fecrets de fa ieiite. Lorfqiracconipagne de Con gouverneiir, Caton , jeune encore, monte au palais de Sylla, & qu'ci Talpect ^t?< teies fanglantes des prol'crits, il demande le nom du mons- tre qui avoit alTaffine tant de Roniains: c'ell Sylla, lui die-on. Qjioi Sylla les egor- ge ^ & Sylla vit encore? Le^ nom feul de 6ylla, lui replique-t-on , del'arme le bras de nos citoyens. 0 Rome! s'l^crie alors Ca- ton 5 que ton deft in eft deplorable , /?, dans la vafte enceinte de tes murs , tu ne rcnfer* mcs Ch) C'eft ce meme Citon qui, retire a Utique, rt/pondic i ceux qai le prelToienc de confulrer I'oracle de Jupicer Hiromon: laijjons les oracles aux femmcs , ar.:< laches ^ ana j^>ic: a/its, L'ruwr.it <»r ^turj^:, i,i4-^tnd dejiinre , [nit qti'il la cnniKiiJJe an Cjuil I'lgnorf, Ce'ar, enleve par des pirates, conferve foii audace,& ies menaces de la mort a hquelle U les cjndaninc lh abjrdi/it. P 3 342 D E L' E S P R I T. quil putiijfe le tyran. 11 nn fins rknh craifi' che pour moi ^ plus run a viinagcr : il ejl mutntenaiU libre d'etre vertueux (t). Si le noble orgucil, la paffion du patrio- tifnie & de la gloire , determinent les ci- toyens a des sclions fi courageufes, quelle conflaiice & quelle force les paflions n'in« fpirent-elles point a ceux qui veulent s'il- luilrer dans les fciv;nces & les arts, & que Ciceron nomme des heros paifihks? C'eft le deilr de la gloire, qui, fur la cime glacee des Cordcliere.s , au milieu des nciges, des friniats , incline 'cs lunettes de raftrono- me; qui, pour cueillir des plantes, conduit le botanifte fur le bord des precipices^ qui ja'dis guidoit ks jcunes amateurs des Icien* ces dans TRgypte , lE-hiopie & jufques dans les Indes , pour y voir les philoro- phcs les plus celcbrcs, & puifer dans leur ccnverfation les principes de leur dodirine. Quel (c) La'paflion du devoir animoU pareillement la mere d'Abdall^h , Jofque fon fils, abc-ndcnre de fes amis, afTie- gc dans i:n chaceiu & prefle d'acceptsr la capitulation ho- norable que )ui ofFroient les Syriens, alia confuker fa me- re fur le parii qu'il avoic a prendre. 11 re^u: cetre re'pon- fe : rrt't fils , lorpji:e tt: prens les /irma centre la t/iaif(,n d'Ommmljh , cms -In fontt/iir le fartl de la jnfiicc ^ de la •ver!u7 .... Out, lui repondit-il. Eh hicn, rep!iqua-t-elle, ^itj a.t-U a delihrrcr'i Ke fais-tn fas que fe rcndre a la iraintf cji d'un lache? Veiix-tu etre le me^ris des Ommiahs ; <5- (jf^on dife tjK'ayaiit a cho'fir entre la vie ^ ton devoir , i':ff la "vie one tii as prefer 'c ? C'eft cette meme pailion de la gloire qui, lorfqtie I'ar- me'p Romalne mal vctue & trarfie de froid alloit fe de- bander, amena au fecours de Septime Se'vere le pl-.ilofophe Antiochus, qui fe depiwille devan: I'armee , fe jVtce dans un monceau de neige, & ramene, par cetce a&ion , les troupes ebraiile'cs a leur devoir. D I S C O U R S III. 343 Quel empire cette meme paflion n'avoit- elle pas fur Demolthene , qui , pour perfec- lionner fa prononciation , s'arretoit fur le rivage de la nier, ou , la bouche remplie de cailloux , il haranguoit tous les jouvs les flots mutines ! Ceil ce nicme defir de la gloire , qui, pour faire contracler -aux jeunes pythagoriciens I'habitude du re- cueillement & de la meditation , leur im- pofoit un lilence de trois ansj qui, pour fouilaire Democrite Qf) aux difb-uclions dn monde , le renfernioit dans des torn- beaux pour y chercher de ces vi^ rites pr6- eifes dont la decouverte, toujours fi diiE- die, ell: toujours li peu ellimee des honi- mes: c'ell par elle enfin que, pour le don- ner tout entier a la pliilofophie, Heraclite fe determine b. ceder i\ Ton frere cadet le trone d'Ephefe (c) ou Fappelloit le droit d'aineire j que , pour conicrver toutes fes for- Un Jour qu'cn exhortoit Tl-.rafL'i i faire quelqucs fou- mifliODS a Ncron : ^.•.o/.' dit-il, pout profonver m.t vie de ^uel^nes jo:irs , je m'aba'jferois jitfques' Li? Non. La mort eft iiiie iktte: je zeux I'jcqnhtcr en homme litre, ir ni>i la p.jyer en efdave. Dans un inftant d'emportement , ou Vefpafien mena^oit Uelvidius de la more, il en re^ut cetce re'ponfe: vous ai-je dit que ]e fujfe immcrtel y Vm-.s ferex. votre mftier de ty~ ran, en vie dinnant la mort ^ moi , celui de ciitycn , en iu recevant fans t-t-mbler, {d) Democrite ecoit ne riche, mais 11 ne fe cru: pns en droit de meprifer I'efprit , tSc Je vivre dans une honora- ble Itupidite. (e) Milon , fils du tyran de Chenes , renon^a pareil'e- ment au fceptre Je (on pere; &, libre de route charge, il fe reriroit dans des lieux efcarp^s & folitaires , oii , faas jamais parler a perfonne , il fe noxirrillliit de r^flcxiuns piufondes. 344 I^ E L'E S P R I T. forces, I'athleie fe prive des plaifirs de Va- mour : c'efl: elle encore qui foryoit cer- tains pretres des anciens , dans refpoir de fe rendre plus recommandables , a renon- Ccr aces memes plaifirs, fans avoir fou- vent , conime difoit plaii'amment Boindin, d'autre r6compenie de leur continence que la tentation perpetuelle qu'elle procure. J'ai fait voir que c'eft aux pailions que nous devons fur la terre preique tous les objets de notre admiration; qu'eiles noi;s font braver les dangers , la doukur , la niort , 6: nous portent aux rdfoluiions les plus hardies. Je vais prouver maintenant que , dans les occafions dv^licates, ce font elles feules qui , volant au fccours des grands horn- rces, peuvcnt Icur infpirer ce qu'il y a de niieux k dire & k faire. Qu'on fe rappelle h ce fujet la cdlebre &. courte hr.rangue d'Aiinibal k fcs fbldcts le jour de la bataille du Ttfm; & Ton fcn- tira que fa haine pour les Remains , & fa palTion pour la gloire, pouvoient leules la Jul infpirer: comfagnons^ leur dit-il,/e del vianjionct la vicioire. Ccfl aux KornaUn ^ lion a vous , c^c trembler, j'ettcz les yevx fur ce chatnp dc latailk ,• nulie rctraite ici pour hs laches : notis pcrijions teas , // f2Gus Jommes Tawcus. Quel gage plus certain du trtomphe ? Quel pgne plus Jevjlble ^e la protdtion dts Dieux ? lis nous ont places entre la viBoirc & la mort. Qui pcut douter que ces m6mes paflions n'animalTtnt Sylla , lorfque , Ciallus iui ay ant D I S C 0 U R S III. 345 ayant uemande une efcorte pour aller fai* re de nouvelles levies dans le pays des Maries, Sylla lui repond: fi tu craim tcs ennc-mis , recois de moi pour efcorte. ton pirt , tes freres^ tcs parents , tes amis ^ qni ^ ma<' /acres par hs tyrans , crient vengeance (j* /'at ten dent de toL Lorfque les Mac^doniens , las des fati- gues de la guerre , prient Alexandre de les licencier, c'ed I'orgueil & raniour de la gloire qui dident k ce heros cette fiere reponfe : allez ^ ingrats ; fuyez ^ laches; je dompterai Tunivers fans vous : Alexandre trouvera des fujets & des foldats par-tout oh il y aura des homines. De Icmblables diCcours font toujours pro- nonces par des gens paiuonn^s. L'el'nrit meme, en pareil cas, ne peut jamais iup- pl^er au fentiment. On ignore toujours la langue des pAffions qu'on n'eprouve pas. Au-reftCjCe n'ell pas feulement dans iin art tel que Tf^loquence, c'eft en tout genre que les padionsdoivent etre regardees coni- me le gcrme produclif de Tefpric: ce lone elles qui, entretenant une peri)etuelle fer- mentation dans nos idees , fecondent en nous ces memes idees, qui, lleriles dans des ames froides , feroient ieniblables i la femence jettee fur la pierre. Ce font les paffions, qui, fixant forte- ment notre attention fur I'objet de nos de- firs , nous le font confiderer fous des afpecb inconnus aux autres liommes^ & qui font, en confequence , concevoir & executer aux heros ces entreprifes hardies, qui, r 5 iuf- 3+6 D E L' E S P R I T. jufqu'a ce que la reiifiite en ait prouve la IbgelTe , paroilT'ent folks &, doivent reelle" iiient paroitre telles a la multitude. Voila pourquoi, dit le cardinal de Ri- chelieu, Tame foible trouve de rimpoffi- bilit^ dans le projet le plus fimple, lorf* que le plus grand paroit facile d Tame forte; devant celle'ci les montagnes s'a- baident , lorlqu'aux yeux de celie-li les buttes fe metamorpholent en montagnes. Ce font, en ttTet , les fortes paflions, qui, plus dclair^es que le bon-1'ens, peu- vtnt feules nous apprendre b. dillinguer I'extraordinaire de rimpoPilble , que les gens ienfes confondent prelque toujours enlem- ble ; parce que , n'etant point animes de pallions fortes , ces gens fenfes ne font irmais que des hommes mediocrcs: propo- iiiion que je vais prouver, pour faire fen- tir toute la fup^riorite de Thomme pallion- ne fur les autres hommes, & montrer qu'il ii'y a reellement que les grandes palTions qui puillent enfanter les grands hommes. CHAPITRE VI I. Z)e la fiipirioriti d^efprit des gem ^ajftonnis Jur les gens fenfes^ AVANT le fucc^s, fi les grands gdnies en tout genre font prelque toujours traitds de fous paries gens fenfes, c'eil que ces derniers, incapables de rien de grand, ne peuvent pas memefoup^onner Texillen- ce des moyens dont fe fervent les grands hooi: D I S C 0 U R S III. 347 hommes pour operer les grands chofes, Voila pourquoi ces grands homines doi- vent toujours exciter le rire , julqu'a ce qii'ils excitent radmiration. Lorfque Par- nienion , prefic par Alexandre d'ouvrir un avis fur les propolitions de paix que fai- foit Darius, lui dit, je ks accepter ois , /; fetois Akxandre ; qui douie, avant que la vicloire eiit juftiiie Ja temeritd apparente du prince, que I'avis de Parmenion ne pa- riit plusl'age aux Macedoniensque la repon- fe d'AIexr.ndre , CS moi aujji ^ fifelois Par" minion ? L'un ell d'un humme commun & Itnfe, & I'autre d'un honime extraordi- naire. Or, il ell: plus d'hommes de la pre- miere que de la ieconde clalle. II elt done evident que, li, par de grandes adlions, le fits de Philippe ne le fut pas deja attire le refpect des Macedoniens , & ne leis eut pas accoutumes aux entreprifes extraordi- naires, la reponfe leur eut ablblument pa- lu ridicule. Aucun d'eux n'en eiit recher- che le motif & dans le fentiment interieur que ce hdros devoit avoir de la luperiorite de fon courage tre chevaux blancs , un homme d'une tail* ]e extraordinaire, qui, le corps couvert d'un riche manteau , les pieds pares de brodequins brillants, la tete ornee d'une chevelure dclatante, apparoit tout-a-coup a i'armde & palTe rapidement devant elle en criant au general: Pcriclts ^ je te pro^ mtti la viSioire. Tel eft le moyen dont fe fervit Epami- nondas pour exciter le courage des The- bains , lori^qu'il fit enlever de nuit les ar- mes fufpendues dans un temple, & perfua- da a fes foldats que lesdieux protefleursde Thebes s'y etoient arraes pourvenirle len- demain combattre contre ieurs ennemis. Tel efl enfin Tordre que Ziska donne au lit de la niort , lorsqu'encore anim^ de la haine la plus violente contre les catholiques quiTavoient pcrri^cut(^,il commande ^ cenx de fon parti de I'dcorcher immediatement apres fa mort , & de faire un tambour de fa peau, leur promettant la vidloire toutes les fois qu'au Ion de ce tambour ils mar- cheroient contre les catholiques: promelTe que le fucces juilifia toujours. On volt done que les moyens les plus decififs , les plus propres i produire de grands effets , toujours inconnus a ceux qu'on appelle les gens fenfes, ne peuvent ^tre apper(;us que par des horames paiTion- nes, qui, places dans les niemes circon- ftances que ce hdros, eufl'snt et^ affedles des memes fentiments. Sans le refpeft du \\ la reputation du grand Con« D I S C 0 U R S III. 351 Conde , regarderoit - on comme un gerrcc d'emulation pour les foldats le projet qu'a* voit forme ce prince defaireenregiltrer dans chaque regimeiit le nom des Ibldats qui fe leroient diftingues par quelques fairs ou quelques dits memorables, L'inexecution de ce projet ne prouve- 1 -elle point qu'oii en a peu connu I'utilite? Sent-on, comme Tillultre chevalier Folard, le pouvoir des harangues fur les foldats "? Tout le raonde apper(;oit-il egalemcnt toute la beaute de ce mot de Mr. de Vendome, lorlque, te- moin de la fuite de quelques troupes que leurs officiers tachoient en vain de rallier, ce general fe jette au milieu des fuyards, en criant aux orHciers : loiJJ'iz faire 'les fol- dats; ce nejl point id, ctft la (montrant un arbre eloigne de cent pas) que. ces trou- "pes vont^S doivent fe reformer. 11 ne laiifoit, dans ce difcours, entrevoir aux foldats au» cun doute de leur courage; il reveilloitpar ce moyen en eux les pafnons de la honte & de rhonneur.qu'ils fe tlattoinet encore de con- ferver a fes yeux. C'etoit I'unique moyen d'arreter ces fuyards , 6: de les ramener au combat & ^ la victoire. Or, qui doute qu'un pareil difcours ne foit un trait de caractere? & qu'en general tous les moyens dont fe font fervis les grands hommes, pour ^chauffer les ames du feu de renthouliafme, ne leur aient dt6 infpires par les palllons!^ Eit-il un homme fenf^ qui, pour imprimerplus de confiance & plus de refpedt aux MaC(^doniens , eiU autorile Alexandre ii fe dire fUs de Jupiter Ham- 352 D E L' E S P R I T. Hammon ; eut confeill^ a Numa de feindre un commerce fecret avec la nymphe Eg6- rie ; ^ Zamolxis , a Zaleucus, a Mnev6s, de fe dire infpir^ par Vefta, Minerve on Mercure; a Marius de trainer a fa fuite line difeuTe de bonne aventure ^ h Sertorius de confulter fa biche^& enfin au comte de Dunois d'armer une pucelle pourtriompher des Anglois. Peu de gens dlevent leurs pen fees au-de» Id des penfees communes^ moins de gens encore ofent Qb) executer & dire ce qu'ils penfent. Si les hommes fenfes vouloient faire ufage de pareils moyens, faute d'un certain tacT: & d'une certaine connoiflance des paffions , ils n'en pourroient jamais faire d'heureufes applications. lis font faits pour fuivre les chemins battus f, ils s'^ga- rent, s'ils les abandonnent. L'homme de ban (ens ell un homme dans le caraclere duqiiel la parefle domine : il n'effc point dou6 de cette aclivite d'ame , qui, dans les premiers poftes, fait inventer aux grands hommes dc nouveaux refibrtspour mouvoir le monde, ou qui leur fait femer dans le prefent le germe des dvenements futurs. AufTi le livre de I'avenir ne s'ouvre-t-il qu'a rhomme paffionne & avide de gloire. A la journee de INIaraihon , Themiftocle fut le feul des Grecs qui previt la bataille de (b) Ceux-Ja cependant font les feuls qui avancent \'eC~ f rit hamuin. Lorfqu'il Be s'agit point de matiere de gou- veinement ou les moindrci f.iues peuvenc infl'jer fur le bonheur nu le ma'.heur des peupL's , & qu'i! ri'efl queftiop que de fcieaces , les erieuiJ mcme des gens de ge'nie mc- riieiic D I S C 0 U R S III. 35J de Sakmine, & qui fut, en exerfant Its Ath(^niens ii la navigation , les prc^parer a la vidtoire. Lorlque Caton lecenfeur, homme plus fenfe qn'cclaiie, opinoit avcc tout le fenat a la deltruclion de Carthage , pourquoiSci- pion s'oppofoit-il feul k la mine de cette ville? Cell que lui feul regardoit Cartha- ge ik Gomme une rivale digne de Rome , 6: comme une digue qu"on pouvoit oppofer au torrent des vices & de la corruption pret k fe deborder dans I'ltalie. Occupe de i'4- tude politique de rhilroire , habitue k la meditation, a cette fatigue d'attentiondont la feule pallion de la gloire nous rend ca- pables , il etoit , par ce moyen , pai venu h une efpece de divination. AuHi prciageoit* il tous les malheurs fous lefquels Rome alloit fuccomber , dans le moment mime que cette msicrelfe du monde elevoit foil trone fur les debris de toutes les monar- chies de I'univers; auiii voyoit-il naiire de toutes parts des Marius & des Sylla ;, auili entendoit-il deju publier les funelles tables de profcription 5 lorfque les Remains n'ap- percevoient par-tout que des palmes triom- phales , (Sc n'entendoient que les cris de la victoire. Ce peuple etoit alors comparable ^cesmatelots qui,voyant la mercalme,les zephirs enfler doucement les voiles & rider la ricenc I'eloge & la reconiioiflance dii public ; puifqu'en fait tie fciences, il 1-aut qu'ime inhniie d'hommes fe trom- pent pour que les autres ne fe crompen: plus. On peut liar appliquer ce vers de Martial : Si non err^JfeCj_ fecerut UU mhiHi, 354 D E L'E S P R I T. la furface des eaux , fe livrent ^i une joie ii]dircrette,tandis que le pilote attentif voir s'elever, h I'extremite de rhorizon , le grain qui doit bientot bouleverfer les mers. Si le Senat Romain n'eut point egard au confeil de Scipion , c'ell qu'il eft peu de gens h qui la connoillance du palTe & dii prclent devoile celle de Favenir (c); c'eil que, femblables au chene, dont I'accrois- fement ou le deperilTement cil infenlible 2UX infedes ephemeres qui rampent fous Ion ombrage , les empiies paroilicnt dans line efpece d'etat d'iinmobilitc k la plupart des hommes , qui s'en tiennent d'autane plus volontiers ^i cette apparence d'immo- biiite qu'elle fl?.tte davantage Itur parelFe, qui fe croit alors dechargi^e des loins de la prevoyance. II en eil du moral comme du pbylique. Lorfque les peuples croient les mers con* ftamment enchainees dans leur lit, le fage les voit fucceirivement ddcouvrir & fubmer- ger de vafles contrees, & le vaiiTeau (illcn- ner les plaines que naguere fillonnoit la charrue. Lorfque lespeupks voient les mon- tagnes porter dans les nues une tete egale- nient clevee , le fage voit leurs cimes orgueiU leufes , perpdtuellement demolies par les fie- cles, s'ebouler dans les vallons & les com- bler de leurs mines. Maisce ne font jamais que des hommes accoutumes i\ mediter , qui, (.') Souvenc un petit bien pr^fenc fuffit pour enivrer une nation, qui, dans fon aveug'ement, traice d'enneml de I'e- cac le genie e'leve , qui, dans ce petit bien prefent , di'ou- vre dc guads maux a venir. On imagine qu'en lui prodi- guaat D I S C 0 U R S III. 355 quI,voyant I'univers moral, ainfi que I'uni- vers phyiique , dans une dellruclion & line reprodut^tion iuccelfive 6: perpeuielle , peu- vent appercevt)ir les caules eloignees dii renverlement des etats. Cell: I'ceil d'aigle di;s paiTions qui perce d;ins rabylme tt-nc- brcux de Tavenir : Tindiflerence eft nee a- veugle & Ihipide. Quand le ciel ell: ferein 6c les airs ^purds , le citadin ne prevoit point Forage : c'oft Tail interefle du laboureur attentif qui voit avec efFroi des vapeurs in- ienfibles s'^lever de la furface de la terre, fe conden'ci dans les cieux, & les couvrir de ces nuages noiis dent les fiancsentr'ou- verts vomiront bieniot les foudres & les greles qui ravageront les moiPions. Qu'on examine chaque paffion en parti- culier, Ton verra que routes font toujours tr^s-eclairees fur 1 objet de leurs recher- cbes ; qu'elles feules peuvent quelquefois appercevoir la caufe. des effets que I'ignor ranee attribue au bazard ; qu'elles feules, par conf^quent, peuvent retrecir & peut* ^tre un jour detruire entierement I'empire de ce hazard dont chaque ddcouverte rell'er- re necedairtment les bornes. Si les idees & les actions que font conce- voir & ex^cuter des pafllons telles que I'a- varice ou Famour font en general peu efli- mees, ce n'elt pas que ces idees & ces ac- tions n'exigent fouvent beaucoup de com- binai- guanc le nom odieux dt frondenr , c'eft la vertu qui punic Je vice; & ce n'eft, le plus fouvent, ^ue la Ibccife c^ui Is moque de I'efpric. 35^ D E L' E S P H I T. binaifons & d'efprit ; mais c'eft que les unes & les autres font indiftercntes on meme nui- fibles au public, qui a'accorde , comnie je 3'ai prouve dans le diicours precedent, les litres de vertueufes ou de (piriiuellesqu'aux cdions & aux idees qui lui font utiles. Or, Taniour de la gloire efb , entre toutes leS paffions, la feule qui puifle toujours infpi' ler dfcs adions & des idees de cette elpece, Elle I'eule enMammoit un roi d\)rient,lorf- qu'il s'ecrioit : malheur mix fouvcraim qui lomnuwdcnt ii des peuples efclaves. Helas ! Its douceurs dune jnfle loiiangt , dont les Dieux & les beros font ft avidts , nz font pas faites four eux. 0 peuphs^ aioutoit-il , oj/cz vils pour avoir perdu le droit de hldmer piibliquer' ment vos nuJires , voiis nvez perdu le droit de les louer: I'eJoge de refvlave eft fufpcB ; l'in» fortune qui h regit ignore toujours s'^il eft di- gne d\ftiwe ou de mcpris. Eh I quel toUrment four unt ame noble ^ que de vivre llvrie an fupplice dc cette incertitude? De pareils (entiments fuppofent toujours vne paffion ardcnte pour la gloire. Cette pafljon elt Tame des homines de g^nie (k de talent en tout genre ^ c'ell a ce deOr qu'ils doivent renthoullarnie qu'ils outpour Jeur art, qu'ils regardent qutlqucfois com- me la feule occupation digne de Tefprit hu- main^ opinion qui les fait traiter de fous par les gens fenfes , mais qui ne les fait ja- mais confiderer comme tels par rhomme d- claire , qui , dans Is caufe dc leur folie , apper- coit celle de leurs talents & de leurs fucces. La conclulion de ce chapitre y c'eft que ces gens D I S C 0 U R S III. ZS7 gens renres,ces idoles des gens mddiocres, Ibnt toLijours fort inferieurs auN gens pas- lionnes; & que ce font les paffions fortes qui, nous arrachant ^ la pareffe, peuvent feules nous doutr de cette continuite d'at- t-ention a laquelle ell attachee la fuperioritd d'efprit. II ne me relle, pour "confirmer cctte verite, qu'ii montrer dans le chapitre fuivant que ceux-h\ meme qu'on place, a* vec raifon, au rang des hommes illuftres, rentrent dans la claiie des hommes les plus m^diocres , au moment meme qu'ils ne font plus foutenus du feu des paffions. CHAPITRE VIII. On devient llupide , des qu'on celTe d'etre paffionne. Aprls avoir proiivi que ce font Us paffions qui nous arrachent a la partff'e ou h l" inert ie , & qui nous douent de cette continuite d''at^ tention nictffairt pour s^ elever aux plus hait- tes idees ; il faut enjuite examiner fi tous . Its hommes font fufceptihles de pajjions , & dti degre de paffion propre a nous douer de cet- te efpece d^ attention. Pour le dicouvrir , il faut remonter jufqiia leiir origine. CETTE propofition eft une confequence necelfaire de la pri^cedente. En efFet, fi I'homme epris du defir le plus vif de refiiime, & capable, en ce genre, de la plus foite paffion J n'ell point ii portee de 358 D E L' E S P R I T. fatisfaire ce defir, ce defir ceflera bientut de raiiimer j parce qu'il eit de la nature de tout deijr de s'*eteindre , s'il u'ell point nourri par I'efperance. Or la meme caufe, qui eteindra en lui la paflion de Teflime, y doit neceffairement etoull^er le germe de I'efprit. Qu'on nomme a la recette d'un pe'age, ou d quelque emploi pareil , des hommes Tiufli paffionnes pour Tellime publique que devoient Tetre les Turenne , les Conde , les Defcartes , les Corneille & les Riche- lieu: prives par leur pofition de tout ef- poir de gloire , ils feront ti Tinflant de- pourvus de Tefprit necefl'aire pour remplir de pareils emnlois. Peu propres a I'etude des ordonnnnces ou des tarifs, ils feront fans talents pour un emploi qui pent les rendre odieux au public: ils n'auront que du degout pour une fcience dans laquelle rhomme qui s'ell le plus profondement in- llruit, 6^ qui s'ell, en conldquence , couche tftrs-favant & tres-refpedable a fes propres yeux , peut fe reveiller tres-ignorant&tr^s- inutile , fi le magiflrat a cru devoir fuppri- mer ou fimplifier ces droits. Entidrement ]ivres h. la force d'inertie, de pareils hom- mes feront bientot incapables de toute ef- pece d'application. Voihi pourquoi , dans la geflion d'une place (ubalterne , les hommes nes pour le grand font fouvent inferieurs aux efprits les plus communs. Vefpalien, qui fur le trone fut I'adrairation des Romains , avoit et6 i'objet de leur mcpris dans la charge de "pre- D IS C O U R S III. 3^9 preteur («). L'aigle, qui perce les nues d'un vol amlacieux, rafe la terre d'une aile moins rapide que rhirondelle. Detruifez dans un liomme lapatnon qui ranime,vou3 le privez au meme inlLmt de routes Its lu- mieres^il femble que la clieveluve de Sara- fon foit, a cet egard, rembleme des pas- fions:cette chevelure elt-ellecoiipee?Sam- fon n'eft plus qu'un homme ordinaire. Pour coniiriner cette V(^rite par un iecond exemple, qu'on jette les yeux fur ces u- furpateurs d'orient , qui a beaucoup d'au- dace & de prudence joignoient neceflaire- inent de grandes lumieres, qu'on le de- niande pourquoila plupart d'entr'eux n'ont iiioiitre que peu d'efpritfur le tronerpour- quoi,fort inferieurs en gent^ralaux ullirpa- teurs d'occident, il n'en eft prefqu'aucun , comme le prouve la forme des gouverne- nients afiatiques , qu'on puiil'e niettre au nonibre des legiflateurs. Ce n'eft pas qu'ils fuffent toujours avides du malheur de leurs fujets: mais c'eft qu'en prenant la couron- ne , I'objet de leur defir dtoit rempli : c'eil qu'afiures de fa pofTeffion par la baflefife, la foumiflion & I'obeiirance d'un peuple ef- clave , la paflion , qui les avoit portes h I'em- pire, ceiibit alors de les animer: c'ell que, ii'ayant plus de motifs affez puiffants pour les determiner a fupporter la fatigue d"at- tention que fuppoi'e la decouverte & 1'^- tabliflement des bonnes loix, ils etoient, com- f-j) Caligula fit rempllr de boue la robe deVerpafiea, pour a'avoir p.ij eu foia de faire nccroyer les ruei. •360 D E L' E S P R I T; comnie je I'ai dit pins haut, dans le cas de ces hommes fenres,qiii, n'etant animes d'aucun delir vif , n'ont jamais le courage de s'airacher aux di^lices de la parefle. Si dans I'occident , au contraire , pUi- fieurs ufurpateurs ont fur le trone fait e- ciater de grands talents, li les Augulte & les Cromwel peuvent etre mis au rang des legiflateurs , c'eft qu'ayunt nffaire k des peuples impatients du frein , & dont I'ame Itoit plus bardie & plus ^levee, la crain- te de perdce I'objet de leurs delirs atti- foit, fi j'ol'e le dire , toujours en eux la paffion de Tanibition. Elev^s fur des trunes iur ]e^quels ils ne pouvoient impunement s'endormir,ils fentoient qu'il falloit fe ren- dre agrt^ables ei des peuples fiers, etablir des loi.x (i^) utiles pour le moment, troni* per ces peuples, &, du moins, leur en impofer par le fantome d'un bonbeur pafla- ger , qui les dedommageat des malheurs r^els que rufurpation entraine apres elle. Cell done aux dangers , auxquels ces derniers ont fans cede ete expofes fur le trone , qu'ils ont du cette fuperiorit^ de ta- lents qui les place au deifus de la plupart des ufurpateurs d'orient: ils etoicnt dans les cas de Tbomme de g^nie en d'autres gen« res, qui, toujours en butte a la critique, (b) C'eft c« qui a mc'rice i Cromwei cette epitaphe ; Cy gh le de/irtt&enr ifttn pojtvotr legitime, "Jv-fqu a fan dernier jour favorife des cieusif Dont Ui vertui merttoicnt mitux ^e If fce^tre acquis far »n crime^ D IS C O U R S III. ^6i &perpetuellementinquietdans la jouiffance ci'une rsipLUatiou toujours prete -cilui cchap- per, fent qu'il n^ell pas leul cchauffe de la pallion de la vanite ^ 6: que, ii la lien- ne lui fail dciirer rcftime d'autrui, celle d'autrui doit conikminent la lui refufer, li , par des ouvrages utiles 6c agrt-ables , & de continuels efforts d'efprit , il ne les cou- tble de la douleur de le louer. Cell fur Ic trone , en tous les genres , que cette crainte entretient relprit dans Tdiat de fecondite : cette craiute eil-elle aneantie"? le rellorc de refprit eil detruit. Qui doute qu'un phylicien ne porte in- finiraenc plus d'attention ^i Texamen d'un fait de phylique , Ibuvent pen important pour rhumauite , qu'un Sultan h I'examen d'une loi d'ou depend le bonheur ou le malheur de plufieurs milliers d'hommesl^ Si ce dernier emploie moins de temps t mediter, b. rediger les ordonnances & les (^dits, qu'un homme d'efprit a compofer un madrigal ou unc epigramme, c'ell que la meditation , toujours fatigante , ell, pour ainfi dire, contraire a notre nature (c) ; & qu'a i'abri , fur le trone , & de la puni- tion & des traits de la latyre, un fultan n'a point de motif pour triompher d'une pares- Piir quel dcfl'in f.iitt.'l, par anclle etrange loi , ^t\i torts c(HX qtti font nes ponr porter la coKfonnt , Ce foit. I'ttfi'.rpMeur qni djfme L'exerr.pU ties vcrtits que duit avoir un rtil (f) Quelques philofophes onr, a ce fuie:, avance ce pira- doxe, que les cfcluves, expofes aux plus lujes travaux du > TomO L Q corps, 3^2 D E L' E S P R I T. parelTe dont la jouiflance efl fi agrdable i tons les homraes. 11 paroit done que I'adlivite de refprit dd-pend de I'activite des paffions. C'eft auffi dans I'age des paffions , c'eft-k-dire, depuis vingt-cinq julqu'ci trente-cinq &: quaranteans, qu'on ell capable des plus grands eiforts & de vertu tc de genie. A cet age, les hommes, nes pour le grand > ont acquis une certaine quantite de con- noilTances, fans que leurs paflions r::ent encore prefque rien perdu de leur activi- te : cet age pafle , les paffions s'affoiblis- lent en nous, & voil^ leterme dc la crois- lance de Tefprit ^ Ton n'acquiert plus alors d'idees nouvelles ^ & quelque I'uperieurs que ibient, dans la ruite,les ouvrages que I'on conipoie, on ne fait plus qu'appliquer & ddvelopper les idees congues dans le temps de reffervefcence des paflions, & dont on n'avoit point encore fait ufage. Au reile , ce n'ell: point uniquement k I'age qu'on doit toujours attribuer I'aflbi- blilfement des paffions. On ceffe d'etre paffionnd pour un objet , lorsque le plaifir qu'on fe promet de fa poUeflion n'efl point ^g?.l i la peine neceflaire pour I'acquerir: rhomme anioureux de la gloire n'y facri* fie fes gouts qu'autant qu'il fe croit de- dommagd de ce facrifice par reftirae qui en ell le prix. Cell pourquoi tant de h<^ros ne pouvoient , que dans le tumulte des corps, trouvoient, peut-ctre, dans le repos de I'efprlt done lis jouiflgUnt, une compenfation a kurs pci«es^ iir a toujotirs ete cres-foible & tres-fubordonne a leur goac pour la parefTe. Or quicon- D I S C 0 U R S III. 365 feule contrebalancer en nous la force de \^ parefle & de rinertie,nous arracher an re- pos & ^ la llupidit6 vers laquelle nous gravitons fans ceile , & nous douer enfiu de cette continuite d'attention .'i laquelle ell attachi^e la fup(:riorit^ de talent. Mais , dira-t-on , la Nature n'auroit-elle pas donn(; aux divers hommesd'inegalesdis- pofitions a Tefprit, en aliumant dans les 11ns des pafTions plus fortes que dans les autres? Je repondrai ^ cette quellion que, fi , pour exceller dans un genre, il n'eft pas necefTaire, comine je I'ai prouve plus haut , d'y donner toute rapplicaiion dont on elt capable^ il n'elT: pas neccfiaire non plus, pour s'illuftrer dans ce uieme genre, d'etre anime de la plus vive paffion, mais feule ment du degre de paffion ruffirant pour nous rcndre sttentifs. D'ailleurs, il eft bo n d'obferverqu'en faitde paffionslcs hommes ne different peut-etre pas entr'eux autant qu'on Timagine. Pour favoir fi la Nature, a cet egard, a li inegalement partage fes dons, il faut examiner ii tous les homines font fufceptibles de pfiuions, &, pour cet efict, remonter jufqu'a leur origine, que ne defire point de s'e'dairer, n'a jamais de motifs fiiffi- fants pour changer d'avis: il doit, pour s'e'pargner la fati- gue de i'examcn, toujours fermer I'oreiile aux reprefenta- tions de la ralfoui 'c ropinlatrece efl, dans ce cas, I'effet niceflaire de la parefle. Fin du premier Tome. )-'l^: m